73ème Café de géographie de Mulhouse
Olivier Lazzarotti
Professeur de géographie à l’université de Picardie
Mulhouse, 2 octobre 2014
Le monde change, la géographie change. Habiter, c’est un moyen de penser ce changement et les concepts qui le signalent. C’est au cœur de la transformation du monde et de la géographie
Le monde change on le sait. Les changements sont économiques, sociaux, écologiques géopolitiques, technologiques. La géographie des années 80 ne rend plus compte de ces nouveaux phénomènes qui impliquent une nouvelle manière de lire le Monde. Une partie des bouleversements qui concernent la géographie touche aux mobilités. Ceux qui bougent et ceux qui ne bougent. Ceux qui sont bougés, ceux qui font bouger. Tout le monde bouge. En se multipliant, les mobilités se diversifient : migrations internationales, déplacements touristiques, déplacements pendulaires etc. De ces mobilités émergent des types sociétaux spécifiques, les sociétés à habitants mobiles. Aborder le Monde par l’ « habiter » est l’un des moyens de prendre en compte ces transformations dont le tout constitue une révolution géographique sans précédent.
Prenons l’exemple de La Baule [Cf. la Documentation Photographique N°8100, pages18 et 19]
En étudiant la photographie, on peut faire une description de géographie classique et distinguer une baie, des dunes, une presque île : c’est un paysage
- On voit des bâtiments, l’hôtel « Hermitage » du groupe Barrière de 1926 au style éclectique
- On distingue un plan qui traduit l’occupation du lieu, une station balnéaire classique conçue et organisée pour des touristes
Une autre manière d’aborder la question peut être aussi par le projet économique et les logiques collectives.
Mais alors, on peut reprocher à la géographie classique d’être aveugle sur les gens, de les ignorer alors qu’un lieu, ce sont des habitants.
Il existe ainsi une autre approche, complémentaire autant qu’indispensable : Regarder s’il y a des gens et ce qu’ils font. Quelles sont leurs pratiques ? Sur une autre photo du même lieu, on voit un ensemble de personnes qui, sur la plage, ont l’air de s’entendre, de vivre en relativement bonne entente. C’est une société homogène de personnes appartenant visiblement à la même catégorie socio—professionnelle et d’accord sur le fait que La Baule est un lieu touristique. Il y a cependant des différences, certains se promènent, d’autres se baignent, d’autres font du bateau dans le respect de la tradition du tourisme. Sur la plage, on voit des personnes au repos ou surveillant des enfants, soit une forme de convivialité. Nulle trace ici de contestation, de revendications. Les usages « préconçus » du lieu sont ainsi validés par ses habitants.
Cet exemple démontre un bouleversement de l’étude des sociétés ou plutôt de leur étude qui incite à regarder la géographie à la fois par le « haut » — les organisations économiques et/ou politiques qui les ont fait – et par le « bas », les gens qui, s’y trouvant, les habitent.
Comment aborder deux grands thèmes ?
C’est la portée politique de la géographie qu’il faut réaffirmer car la géographie est une science politique. Comprendre comment les gens interagissent par la dimension géographique. Selon le lieu (dans une église, une rue, un cinéma) leur rencontre sera différente. Des voisins de palier qu’on croise par hasard en Chine par exemple prennent un relief extraordinaire.
A Istanbul, la photographie de la manifestation de la place Taksim en 2013 [page 29 de la Documentation Photographique] est celle d’une occupation inusitée d’un parc urbain. On observe que la densité augmente les forces. Alors que de coutume, on traverse le parc, là on s’y arrête pour un geste de contestation politique en ce lieu. D’ailleurs, la présence des manifestants empêche l’usage habituel du parc. Les mouvements des gens sont des manières de manifester contre l’ordre « normal », c’est-à-dire imposé par le « haut » d’un endroit. Les protestataires utilisent l’affichage, ce qui veut dire que la contestation intervient dans un jeu de cohabitation. Manifester c’est ainsi s’imposer dans un lieu et vouloir qu’il fonctionne autrement. Le parc urbain est transformé en lieu de stationnement, orné de banderoles, au demeurant plus attirant que rebutant. Le pouvoir politique en a compris la dangerosité de longue date comme en témoigne l’histoire, de la Bastille à Petrograd pendant la révolution russe, etc. Le pouvoir a bien compris que le choix du lieu avait un retentissement symbolique considérable.
Un autre exemple est la rencontre impromptue sur une plage des Canaries de touristes et de migrants clandestins. Une confrontation, dans un endroit inattendu, de deux mondes que tout oppose et qui remet en cause l’ordre du Monde. Une photographie intéressante mais probablement peu objective car posée et travaillée par son auteur. Néanmoins, elle montre que cette plage peut d’un coup, par la présence d’un seul habitant, devenir frontière.
Certains touristes sont acteurs, d’autres spectateurs. Le petit migrant a une culotte Adidas, forme de modernité ou cadeau d’une bonne âme ? Certains touristes sont déstabilisés, d’autres compatissants, d’autres indifférents : ils sont sur une plage et font ce qu’ils ont prévu de faire sur une plage, ils vont se baigner.
Le Monde fait irruption dans un lieu de détente et c’est déstabilisant pour tous. Une rencontre peut remettre en cause l’ordre établi. Une rencontre fortuite et impromptue est incontrôlable politiquement. C’est un renversement, vu d’en haut comme vu d’en bas
La « vallée village », Val d’Europe, [page 53] Un monde parfait
A la « Vallée village », il n’y a ni vallée, ni village mais des rues piétonnes dans un cadre architectural imaginé d’une « ville parfaite » dans l’esprit et à proximité de Disneyland®Paris. La rue fait un coude, ce qui fait apparaitre des perspectives différentes, reproduisant les rues tortueuses médiévales traditionnelles. Elle est couverte de pavés parfois déchaussables, parfois moins mais qui rappellent la tradition. Les maisons sont basses avec un seul « étage », l’éclairage public est constitué de candélabres à l’ancienne, des plantes vertes en pot rappellent l’aspect policé de l’endroit ou toute mauvaise herbe est bannie.
Ce qu’on ne voit pas, c’est un endroit pour se poser mais cette construction n’est pas faite pour s’asseoir mais pour aller d’un point à l’autre. L’ambiance est un argument commercial, c’est rassurant,, on ne peut pas se perdre, on peut prendre son temps ; c’est piétonnier et sécurisé. Ce lieu attractif est pensé au millimètre pour favoriser l’acte d’achat. On a ici un système « totalitaire » au sens où les habitants sont globalement pris dans un système géographique dont le seul but est l’acte d’achat. Les SDF y sont par exemple raccompagnés poliment mais fermement à l’extérieur par les équipes de vigiles.
C’est une seconde portée existentielle qui introduit une nouvelle notion : les habitants dans leur dimension géographique
Toute la géographie classique repose sur un modèle d’habitants stéréotypés. Un habitant immobile, dont la figure apologétique est le paysan d’inspiration pétainiste. Une idée commune aux autres pays d’Europe (Italie, Allemagne, Suisse) [page 35]
- La gravure représente une Allégorie du paysan allemand datant de 1938. On y voit un paysan qui travaille et est en lien avec la terre, la glèbe, véhiculant des qualités attachées à la paysannerie : on le suppose honnête, travailleur et, bien sûr, discipliné. Le laboureur qui fertilise et ensemence. A ses cotés, un couple plantant un arbre. Un couple de jeunes gens qui fertilisent le pays et plantent un arbre avec un juste partage des taches
- Sur le coté, un soldat de la Wehrmacht dont on ne sait s’il protège ou contrôle (1938 !)
C’est le rappel d’un personnage similaire, le soldat paysan de 14.
Il renvoie au thème de l’enracinement auquel s’oppose l’errant, le nomade. Il sous-entend une injonction humanitaire forte. Les soldats citoyens doivent être allemands ou français, il n’est pas possible de ne pas choisir même si en réalité certains entre deux existent malgré tout : les alsaciens par exemple. Ces représentations sont liées au modèle politique de l’Etat Nation qui ont fonctionné jusqu’en 1945 avant d’être remis en cause par les pratiques.
Tout le monde ensuite a bougé et été bougé par ce qui bouge. En effet, on peut ne pas bouger mais être pris par le mouvement des autres. Ce modèle est ainsi tombé de lui même
Comment représenter l’existence d’habitants mobiles comme l’emblématique famille Halliday [page 39] ?
Une enquête sur la résidence de la famille Hallyday montre qu’ils résident en Europe et en Amérique, rarement en Asie, un seul déplacement à Hanoï. Ils ont quelques lieux de prédilection. Ils sont longtemps aux Etats-Unis où ils sont plutôt sédentaires alors qu’ils bougent beaucoup en Europe. C’est instructif et éducatif car on peut faire soi-même sa propre carte. Cela permet de construire sa géographie personnelle de même que l’observation de notre vie courante nous impose d’admettre notre pluralité qui nous permet de comprendre notre époque.
Collective comme co-habitation, la dimension géographique est aussi singulière. Les deux sont nécessaires pour comprendre les sociétés.
Questions
Est-ce que l’identité est un avantage?
L’humanité ne se construit pas dans un lieu, mais dans de multiples lieux même si on ne le saisit pas toujours clairement. Du reste, c’est plus intéressant d’être divers que monolithique.
La mobilité induit-elle des discriminations ?
On ne peut pas étudier la moitié de l’humanité en laissant l’autre de côté. De même, ce n’est pas la mondialisation qui est, en soi, « heureuse » ou « malheureuse », mais son inégal accès. Si les mobilités induisent des discrimination, c’est d’abord par l’inégal accès des uns et des autres aux déplacements.
C’est une approche novatrice, on le sait mais on comprend mieux ainsi. Que veut dire alors la définition de la nationalité ? La géographie peut-elle contribuer à l’identité nationale ?
Je suis petit-fils d’Italien donc très sensible à cette question. Je pense froidement que les solutions du XIXe siècle ne sont plus adaptées. De prime abord, il est plus difficile de se retrancher dans l’unique. L’apprentissage est une des voies s’accès aux multiples.
Enseigner la géographie à l’université, c’est donner à tous les outils pour comprendre les possibilités de déplacements : qu’est-ce qu’un lieu et comment passe-t-on des uns aux autres ?. Un habitant du monde n’est pas de nulle part, il a plusieurs terres d’élection !
On a aujourd’hui le choix des lieux. Nous devons apprendre à l’accepter et que nous avons le droit et la possibilité d’être de plusieurs lieux
Comment s’intégrer à un modèle avec une autre culture ?
La mondialisation, la géographie cela s’apprend, Un mur ne suscite que l’envie d’être franchi. Le rôle des scientifiques est de nommer, de faire apprendre. Politiquement ensuite, mais aussi pratiquement, le principe de réciprocité me semble très important. Apprendre à être soi-même, ailleurs, c’est aussi laisser, « chez soi », une place aux autres, etc.
Comment analyser les Chinatown qui conservent leur particularisme dans un pays devenu pays d’accueil ?
L’Amérique n’est pas l’Europe. A Montréal, Little Italy, c’est l’Italie, mais c’est Montréal, c’est de l’acculturation. Ces habitants sont italo–américains dans un pays où la question d’origine ne se pose pas
Dans le XIIIe arrondissement parisien, on est dans une Chine française. C’est très différent de la « Chine chinoise »
Est-ce que les réactionnaires qui veulent un état nation fort ne constituent pas un contre exemple ?
Il faudra juste rappeler que le modèle national issu de la seconde moitié du XIXe siècle a donné deux guerres catastrophiques pour l’Europe du XXe. Il n’est ni raisonnable scientifiquement, ni utile pratiquement de comprendre le monde d’aujourd’hui avec les solutions d’hier. Mais cela implique aussi le courage d’inventer nos propres solutions.
Il existe des endroits où les gens habitent mais ne vivent plus, du fait de l’hypermobilité. Ne faut-il pas prendre le temps de vivre là où on habite ?
On vit où on veut comme on veut. La géographie n’est pas outillée pour comprendre la manière dont chacun perçoit sa manière d’être ici ou là. C’est une problème plus psychologique que géographique.
Voyez : on dit qu’une rencontre n’a de sens que dans le temps mais certaines sont décisives sur une seconde, bien malin à qui l’analysera.
Quand on vit en périurbanisation dans des quartiers parfois devenus des ghettos de luxe (San Isidro, Long Island) on ne cherche pas à vivre comme des paysans, mais à profiter d’un cadre de vie. Le monde paysan des années 50 a définitivement disparu
Web ressource : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/catalogue/3303331281009/index.shtml
A Mulhouse, Angels’Café. Librairie 47° Nord. Maison Engelmann
Jeudi 2 octobre
Olivier Lazzarotti
Notes Françoise Dieterich