Café Géographique de Saint-Brieuc, Mardi 16 mai 2017
Emilie Chevalier est agrégée de géographie. La thèse qu’elle va soutenir dans quelques mois porte sur la question des migrations climatiques au XXIème siècle dans le Pacifique Sud. Elle a écrit plusieurs articles sur le sujet et participé à des tables rondes (FIG, Cafés géo).
Le sujet de ce soir pose la question de l’éventualité de la disparition d’îles dans le Pacifique Sud dans le contexte du changement climatique.
Emilie Chevalier précise que la réflexion qu’elle se propose de mener est liée à son sujet de thèse qui porte sur les migrations et les mobilités comme facteur de production des territoires insulaires en Océanie face au changement climatique. Ses réflexions s’inscrivent également dans un projet de recherches sur les stratégies françaises dans le Pacifique Sud (Projet STRAFPACC) dans le contexte du changement climatique et qui a été financé un an avant la COP 21 de Paris où la France s’est positionnée comme un leader face au changement climatique notamment comme un leader en lien avec les Océaniens.
La réflexion de notre intervenante s’organise en trois temps :
– les récits de disparition d’îles dans le Pacifique à travers une iconographie foisonnante largement médiatisée…
– …en regard avec les faits, en particulier la diversité des territoires insulaires (variété des trajectoires de vulnérabilité et d’adaptation)…
– …nous amènent à nous interroger : la disparition est-elle la véritable question ?
1 – Menaces climatiques et disparition d’îles dans le Pacifique : une question d’actualité et une iconographie foisonnante
1.1. – Deux manières de lire le changement climatique
Un café géo particulièrement d’actualité avec deux événements significatifs de la situation :
– La Première Conférence Internationale sur les Iles Flottantes organisée par le Seasteading Institute, à Tahiti (Polynésie française) du 15 au 18 mai 2017.
De quoi s’agit-il ? L’institut californien Seasteading qui a pour projet de construire des îles flottantes, a réussi à convaincre le gouvernement polynésien de lancer des prototypes d’îles flottantes qui seraient autonomes, dans les eaux de la Polynésie française.
L’un des arguments avancés dans l’accord signé en janvier 2017 entre le gouvernement polynésien et le Seasteading Institute est « la capacité de gagner de nouveaux espaces de vie par les pays menacés par la montée des eaux, par la surpopulation ou par d’autres phénomènes dangereux ». L’objet de la conférence qui se tient actuellement à Tahiti est de lancer officiellement ce projet de construction de ces îles flottantes.
– La fin du voyage de l’Hokule’a, pirogue hawaïenne qui a fait le tour du monde en 3 ans (2014-2017).
Emilie Chevalier rappelle que cette pirogue a été construite dans les années 1970 en réaction notamment au voyage du Kon Tiki (radeau de balsa) réalisé en 1947 à l’initiative du Norvégien Thor Heyerdahl qui a mené cette expédition pour démontrer que des populations venues d’Amérique du Sud avaient pu facilement dériver (vents et courants) sur des radeaux et peupler ainsi l’Océanie. Une hypothèse qui ne plaît pas aux Océaniens qui y voient un discours colonial ; ils affirment qu’ils ne sont pas arrivés par hasard dans les îles de l’Océanie, qu’ils sont de bons navigateurs et qu’ils ont conquis l’Océanie. L’Hokule’a, pirogue traditionnelle navigue aux étoiles ; la traversée inaugurale en 1976 entre Hawaï et Tahiti est un succès, 15000 personnes l’ont accueillie à son arrivée. Depuis, la pirogue a effectué de nombreux voyages. En 2010, le problème de la dégradation de l’environnement et le changement climatique incitent les Océaniens à sensibiliser le monde à leur destin en organisant un tour du monde avec la pirogue. Le collectif Tainui Friends of Hokule’a lance officiellement l’expédition Malama Honua en Polynésie en 2014. Ce tour du monde qui a mobilisé de nombreux équipages et partenariats est une réussite. Leur message « Malama Honua » signifie « Prenez soin de notre planète » afin que l’humanité prenne conscience que notre planète est notre bien.
Emilie Chevalier précise que ces deux actualités – deux manières de lire le changement climatique – vont orienter sa réflexion.
1.2. – Petit historique de la question de la disparition des îles
La question de la disparition des îles émerge des préoccupations liées au changement climatique dans les années 1980. De nombreux dessins circulent qui véhiculent l’idée d’une situation de crise, tels ceux publiés en 1990 par une organisation régionale de l’environnement, le SPREP, dans un petit livret de vulgarisation qui a pour titre « A climate of crisis ». Notre intervenante montre l’un de ces dessins ; il s’agit d’un îlot en train d’être submergé pour dénoncer la situation grave dans laquelle se trouve la population océanienne et l’exil forcé de plusieurs milliers de personnes dans un avenir proche.
Cette histoire de la disparition éventuelle des îles se perpétue jusqu’à aujourd’hui avec un certain nombre de coups d’éclat des Océaniens. En 2002, le premier ministre de Tuvalu (dans le Commonwealth, le chef d’Etat est la reine d’Angleterre) annonce que Tuvalu va poursuivre devant la Cour Internationale de Justice, l’Australie et les sociétés australiennes pour avoir contribué au changement climatique et aux dégâts qui l’accompagnent. Le monde entier tourne alors son regard vers Tuvalu. Ce coup de force a pour conséquence de mettre les pays du Pacifique sur la carte de l’enjeu géopolitique du changement climatique.
Un troisième document, une photo prise en 2009 aux Maldives ; même si l’archipel ne se situe pas dans le Pacifique, cette photo participe à la politique de communication. De quoi s’agit-il ? Un conseil des ministres qui se tient sous l’eau. Le gouvernement des Maldives souhaite, par cette initiative, sensibiliser le monde que potentiellement, l’archipel peut se retrouver sous l’eau dans le courant du XXIème siècle.
De fait, les îles du Pacifique ont acquis une très grande visibilité dans l’espace public avec ces récits de disparition potentielle.
Emilie Chevalier nous donne à voir plusieurs autres documents qui ont tous le même objectif, celui de porter dans l’espace public la question du changement climatique et de ses conséquences pour les populations océaniennes. Pour exemple, deux dessins humoristiques, celui extrait du site The Cartoonist (site internet qui véhicule un grand nombre d’images sur le changement climatique), qui a vocation de questionner le public : « Est-ce que les voix du Pacifique vont être entendues ou bien vont-elles être juste noyées ? », et celui de l’ONG Alofa Tuvalu (A l’eau la Terre)/ADEME (ONG française) pour sensibiliser les enfants à la protection de l’environnement et au changement climatique.
Notre intervenante précise que les préoccupations concernant le changement climatique sont aussi d’ordre scientifique et politique. Deux géographes, Virginie Duvat et Alexandre Magnan ont écrit un ouvrage « Ces îles qui pourraient disparaître » qui pose la question des 4 millions de personnes qui vivent aujourd’hui dans des îles de moins de 1km2 et d’au mieux 3 mètres d’altitude. Ces communautés insulaires sont-elles condamnées à l’exil ou bien vont-elles développer des stratégies d’adaptation ?
Démarche scientifique raisonnée mais aussi démarche politique autour du changement climatique avec cette affiche de Océania 21 (un forum créé par le gouvernement de Nouvelle-Calédonie afin d’inscrire régulièrement dans leur agenda les questions de l’environnement et du changement climatique) en 2014. C’est le temps de la préparation de la COP 21 et le forum lance une communication frappante, un énorme doigt qui coule une petite île : les pays industrialisés sont en train de couler ces petits pays du Pacifique, une façon de pointer du doigt ces grands pays dont l’impact sur les émissions de gaz est considérable.
Emilie Chevalier explique que ces récits de disparition utilisent un certain nombre d’ingrédients. Le 1er ingrédient est le cocotier, symbole du tourisme, du paradis mais qui est, pour les populations insulaires, un arbre de vie (ses fruits, ses feuilles, son huile), cocotier qui a les pieds dans l’eau pour montrer la menace qui pèse sur les communautés insulaires. Le 2ème ingrédient, l’eau (on grimpe à un cocotier pour échapper à la submersion…). Les récifs, îlots minuscules ou atolls, sont également très présents dans ces récits de disparition, un moyen d’insister sur la fragilité de ces îles du Pacifique, leur précarité, voire l’urgence de la situation (la couverture de la revue Carto, Les îles de l’Océanie, 2011).
Parfois, ces récits de disparition sont approximatifs ou fantasmés.
Notre intervenante montre un planisphère extrait d’un manuel de Terminale, grille de lecture géopolitique avec le changement climatique. Que lit-on en légende pour les îles du Pacifique cartographiées (Fidji, Tuvalu, Tonga, Marshall, Kiribati) ? « Petites îles menacées d’immersion partielle ou totale ». Or, les îles citées sont très différentes (les Fidji sont les îles volcaniques…, Tuvalu un petit atoll de 26km2 de terres émergées). Par souci de simplification, la carte émet des informations dont les fondements peuvent être mis en question.
Autre exemple, les fantasmes autour de la disparition des îles sur les réseaux sociaux : une utilisatrice du réseau Pinterest, Gina Arnott a publié la photo d’un resort (hôtel de luxe) à Vanuatu, elle a trouvé l’endroit « chouette » ; Amanda Fencl qui est une environnementaliste britannique a republié la photo en laissant le commentaire : « Il faut absolument y aller avant qu’ils migrent vers Fidji » et elle met photo et commentaire dans sa catégorie, migrations et changement climatique. Une démarche sans fondement, la population de Vanuatu ne va pas toute migrer aux Fidji car il y a, à Vanuatu, beaucoup d’îles hautes, une densité de population faible et un potentiel agricole.
Ces exemples mettent en évidence toute une mythologie occidentale du Pacifique qui s’écrit à partir d’idées qui circulent sans fondement expliqué ou explicable.
2 – Et dans les faits ? Regards sur les aléas et les trajectoires de vulnérabilité et d’adaptation
Les territoires océaniens sont constitués d’une vingtaine de territoires dont la majorité sont indépendants, d’autres dépendants (les territoires français), d’autres encore ont un statut de territoires associés (les îles Cook avec la Nouvelle-Zélande). Les territoires océaniens couvrent 5 millions de km2 pour 10 millions d’habitants (la très grande majorité vit en Papouasie-Nouvelle-Guinée) : une densité très faible et une très grande dispersion de la population. L’Océanie possède la plus grande partie des petites îles basses de la planète (la Polynésie française concentre 20% des atolls du monde) ce qui explique l’accent qui est mis dans cette région en matière de changement climatique.
Le géographe australien Patrick Nunn écrit en 2013 dans l’article The End of the Pacific : « Les éléments traditionnels comme modernes du Pacifique vont, sous bien des aspects, disparaître dans les prochaines décennies. La géographie des îles, les structures du peuplement, les systèmes de subsistance, les sociétés et le développement économique vont connaître des changements fondamentaux et irréversibles, sous l’effet des contraintes liées à la hausse du niveau marin et d’autres facteurs ».
On ne peut être plus clair.
2.1. – Les impacts de la hausse du niveau marin
En 2014, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) qui a donné son 5ème rapport sur l’évolution du climat, envisage une hausse du niveau marin entre 20cm et 1m d’ici la fin du XXIème siècle. Par ailleurs, ce scénario ne prend pas en compte la fonte de la calotte glaciaire (Groenland, Antarctique) qui augmenterait encore cette hausse.
Avec les premières indications établies à partir de mesures réalisées par satellites, on constate que la hausse du niveau marin est plus rapide dans le Pacifique sud-ouest et jusqu’à l’équateur que dans le reste du monde. Pourtant, beaucoup de scientifiques pensent que la hausse du niveau marin ne va pas conduire à la disparition de tous les territoires. Pour quelles raisons?
Le premier argument est donné dans l’Atlas de l’Océanie, publié en 2011 : l’Océanie n’est pas uniquement constituée d’atolls. Les auteurs donnent comme exemple les montagnes de Tahiti qui sont plus hautes (le mont Orohena culmine à 2240m) que les plus hauts sommets australiens (point culminant à 2228m, le mont Kosciuszko). Les territoires océaniens sont d’une grande variété géographique, il y a des atolls , des petites îles basses, des plaines littorales comme en Polynésie ou à Fidji mais il y a aussi des îles hautes. La disparition de l’intégralité des îles, reste un scénario assez hypothétique ; il est nécessaire de nuancer en fonction de la configuration des îles.
Des géographes et géophysiciens avancent un autre argument selon laquelle même les îles les plus basses pourraient s’adapter par la conjugaison de deux ou trois mécanismes liés aux coraux : l’activité biologique de coraux en bonne santé leur permettrait de suivre l’augmentation du niveau marin, de se construire et de maintenir les îles à fleur de l’eau. Encore faut-il que les coraux soient en bonne santé, ce qui n’est pas toujours le cas avec l’augmentation de la température, répondent certains scientifiques tandis que d’autres recherchent les coraux qui pourraient résister au changement climatique (à l’Université de Sydney, recherche de coraux qui vivent en profondeur où la T° est moins élevée et qui pourraient survivre et monter). Le troisième mécanisme repose sur le fait que les îles sont des objets dynamiques en terme géomorphologique. Quand les tempêtes se déchainent sur les îles, elles arrachent des matériaux coralliens morts qui submergent une partie de l’île et s’y déposent. Les îles grossissent à partir du matériau détritique corallien. Cette analyse scientifique est très critiquée par les habitants qui vivent ces catastrophes. Savoirs vernaculaires et mesures scientifiques s’opposent et s’affrontent parfois, d’autant plus dans le débat politique que le changement climatique est annoncé.
De fait, les estimations sur le nombre de migrants climatiques forcées d’ici à 2050 varient très fortement, de 100 000 à 2 millions de personnes car il y a de très fortes incertitudes sur le devenir des atolls, des petites îles basses ou des plaines littorales.
2.2. – L’importance de la diversité des territoires : les cas de Napuka et Fakarava en Polynésie française
Emilie Chevalier nous présente deux atolls des îles Tuamotu en Polynésie française, Napuka et Fakarava qui ont été ses terrains de recherches, pour souligner la diversité des situations face au changement climatique.
Notre intervenante rappelle que la Polynésie française est située dans une zone du Pacifique où la hausse du niveau marin semble plutôt modérée. Par ailleurs, elle n’est pas sur la trajectoire majeure des cyclones dans le Pacifique ; elle subit des cyclones mais leur fréquence est moindre qu’à Vanuatu ou Fidji. Or depuis le milieu des années 2000, beaucoup de responsables locaux multiplient les déclarations sur la fragilité et la vulnérabilité de la Polynésie qui reposent sur deux arguments : le grand nombre d’atolls et l’importance économique des plaines littorales où se trouvent la plupart des infrastructures, en particulier l’aéroport international de Tahiti-Faaa construit sur des remblais.
L’analyse de la situation de ces deux atolls est particulièrement intéressante car ils ont été dans l’actualité dans les discours scientifiques, médiatiques et politiques concernant le changement climatique.
– En 2010, le magazine Les nouvelles de Tahiti publie un article sur l’appel lancé par le maire de Napuka auprès des élus des 47 autres communes de Polynésie française pour accueillir les habitants de son île menacée de disparition.
– En 2013, la couverture des nouvelles de Tahiti annonce « Nos mo’otua (petits-enfants) verront disparaître Fakarava ».
Au-delà de ces discours, qu’en est-il exactement de la situation de ces deux îles?
Ce sont des atolls c’est-à-dire des formations coralliennes très basses (4 à 5 m) mais quand on parle de disparition de territoires, il faut considérer la grande diversité des îles : diversité géographique, économique et sociale.
Fakarava est un atoll de 60km de longueur et de 21km de largeur maximales, pour une superficie des terres émergées de 16km2. Il est bien oxygéné et bien alimenté par les courants marins grâce à ses deux passes, Garuae (au nord) qui est la plus grande passe de Polynésie française et Tumakohua (au sud).
Napuka est un atoll approximativement ovale de 11km de longueur et de 5km de largeur maximales pour une superficie des terres émergées de 8km2. Il n’a pas de passe, mais des petits chenaux ; l’eau passe peu, le lagon est mal oxygéné. Par ailleurs, c’est un atoll très isolé, éloigné des autres îles de la Polynésie française.
Napuka compte environ 300 habitants et environ 900 pour Fukarava.
Napuka vit essentiellement de la récolte du coprah (chair après séchage de la noix de coco) qui sert à la fabrication de l’huile de coco (fabrique de savon, de cosmétiques). Fakarava est très touristique, classée Réserve de biosphère par l’Unesco, elle possède un des plus beaux sites de la planète pour la plongée sous-marine qui constitue le vecteur économique principal de l’île. Une partie significative de la population vit du tourisme (emplois dans les pensions, hôtels de charme ou de luxe mais aussi salariés municipaux).
Deux îles, deux profils très différents : dans ce contexte, Emilie Chevalier souligne que les effets du changement climatique s’inscrivent dans un contexte qui est celui de variations à l’échelle micro-locales de l’exposition aux aléas climatiques et aux facteurs de vulnérabilité.
Cette photo représente la cocoteraie de Napuka. Depuis une dizaine d’années, la cocoteraie est attaquée par un parasite qui a été importé par les services de développement rural quand ils ont envoyé des noix de coco pour régénérer la cocoteraie. Ce parasite tue la cocoteraie, les cocotiers ont perdu leur tête, ne reste que les troncs. Cette cocoteraie très clairsemée et malade représente une perte de revenus pour la population dont l’activité principale est l’exploitation du coprah. Dans ce contexte, le changement climatique (hausse du niveau marin et de la température, acidification des sols) frappera un atoll déjà affaibli (île isolée, faiblesse de la population, situation environnementale déjà problématique).
Parmi les autres facteurs de vulnérabilité, il y a celui lié aux inégalités sociales. Un habitant de Napuka a réalisé une carte mentale à partir de la consigne donnée par Emilie Chevalier « dessiner son lieu de vie ». Il a en fait représenté plusieurs îles situées dans des archipels différents en particulier Tahaa, île dont il est originaire et où vit encore sa famille. Très mobilisé par le changement climatique, cet habitant sait qu’il a une ressource potentielle pour déménager car Tahaa est une île haute. En revanche, pour ceux qui travaillent sur des terres basses dont ils ne sont pas propriétaires et qui n’ont aucune solution de repli, dans le cas de territoires qui disparaitraient ou qui deviendraient inhabitables (montée des eaux, salinisation), la situation serait dramatique.
Le capital économique de certaines îles (Fakarava) et le capital social dont bénéficient certains habitants sont déterminants pour mesurer les facteurs de vulnérabilité.
3 – La disparition est-elle la véritable question ?
Derrière le récit de la disparition des îles, il y a des enjeux géopolitiques considérables.
3.1. – L’appropriation de l’Océan
Qu’est-ce qui anime des instituts privés comme le Seasteading Institute pour promouvoir la construction d’îles artificielles nécessitant un investissement financier et technologique considérable ?
Le Seasteading Institute s’appuie sur une philosophie libertarienne (très à la mode parmi les ultralibéraux américains) développée par des personnes qui ont poussé à l’extrême le refus de l’Etat et qui souhaitent vivre en communautés indépendantes, autonomes, nomades sur l’océan (se soustraire aux impôts, aux taxes). Dans le protocole signé en janvier 2017 entre le gouvernement de Polynésie française et le Seasteading Institute, il est envisagé une solution pour une gouvernance originale (la Polynésie française pourrait accorder une forme d’autonomie à ces villes à l’intérieur de son territoire).
Derrière une solution apportée au changement climatique, il s’agit en fait d’une expérimentation sociale et politique issue d’un club de personnes très riches pour s’affranchir de l’Etat.
Emilie Chevalier évoque un autre enjeu qui concerne l’Océan, celui de l’économie bleue. Elle donne l’exemple d’un élu politique en Polynésie française qui avait mené une campagne afin que les Polynésiens rehaussent leurs atolls à partir des déchets de l’extraction de nickel de Nouvelle-Calédonie pour y construire leurs villages. La question qui se pose avec la disparition d’îles ou l’abandon d’atolls devenus inhabitables, est en effet celle de la ZEE (Zone Economique Exclusive) ; la Convention de Montego Bay en 1982 sur le droit de la mer précise qu’un rocher inhabitable n’est pas une justification pour étendre ou garder sa ZEE. Perdre sa ZEE, c’est perdre ses ressources maritimes : la pêche mais aussi les ressources sous-marines stratégiques (terres rares, nodules polymétalliques) essentielles à l’économie mondiale (ordinateurs, téléphones portables, éoliennes, écrans de télévision plats). Or les fonds marins du Pacifique (et donc de la ZEE de la Polynésie française) en sont potentiellement très riches. Le maintien de la souveraineté dans la ZEE est prioritaire dans le cadre du changement climatique. Les îles qu’il faudra sauver seront celles qui permettront d’assurer la continuité maritime de la ZEE ; pour les autres îles, îlots ou atolls, la question est différée. La gestion de la disparition éventuelle de territoires se pose d’abord en terme économique et politique, la question des réfugiés climatiques vient après. La question de la ZEE incite quelques juristes à émettre des propositions comme celle de prévoir un accord international sur le gel des frontières maritimes (malgré la disparition d’îles) avec l’Australie si elle acceptait d’accueillir des réfugiés climatiques ; les ressources sous-marines de cette ZEE préservée seraient alors partagées entre l’Australie et les communautés réfugiées.
3.2. – Diplomatie climatique et jeux d’influence
Pour contrôler l’Océan et ses ressources, tout un jeu diplomatique s’est développé autour du changement climatique. Depuis les années 1990, par une politique de communication qui insiste sur la responsabilité des pays industrialisés, certaines îles ont très bien négocié la disparition éventuelle de leurs territoires pour conserver aide internationale, ressources et investissements. A cette diplomatie des catastrophes, les puissances occidentales répondent par une diplomatie climatique. Les Etats de l’Union Européenne ( en particulier la France et l’Allemagne) se présentent comme les partenaires stratégiques des petites îles du Pacifique face à la question du changement climatique. Quels sont les enjeux ? Le Pacifique (mer américaine) et l’Australie (chasse gardée) face à certains pays comme la Chine et ceux du Moyen-Orient qui s’y installent. Autre exemple significatif , l’Allemagne (candidate au Conseil de Sécurité) est très active sur la question du changement climatique et développe même une politique qualifiée de diplomatie climatique pour s’assurer du soutien des petits Etats du Pacifique.
3.3. – Émancipation et régionalisme océanien
Les discours sur les disparitions d’îles et de résistance au climat, tels qu’ils sont présentés en Occident, prennent leurs racines dans l’histoire coloniale.
Emilie Chevalier revient sur le dessin de Alofa Tuvalu (A l’eau la Terre) ; que voit-on ? Une jeune femme océanienne, victime impuissante et un jeune homme blanc actif (il téléphone pour sauver l’atoll et sa population). Consciemment ou non, l’Occident affirme une dépendance du Pacifique à son égard. De même, un ancien administrateur colonial anglais, H.E. Maude, a écrit un ouvrage en 1968, Of Islands and Men, dans lequel il explique qu’au cours de l’histoire océanienne, il y a eu des déplacements de populations, comme celles qui habitaient au sud de l’archipel des Kiribati pour les réinstaller dans les îles Phoenix. Il en donne la raison : les atolls sont des zones dangereuses où la vie est impossible…perception occidentale des territoires ! Aujourd’hui, on constate une forme de retour de ce discours dans le cadre du changement climatique.
En revanche, il y a des voix océaniennes qui proposent des solutions alternatives, comme l’ONG 350 Pacific qui a lancé la campagne « Climate warriors » pour affirmer qu’il y a des Océaniens qui ne coulent pas mais qui résistent. Parmi ces campagnes de résistance, celle, en octobre 2014, où ces « guerriers climatiques du Pacifique » sont allés en pirogue jusqu’en Australie pour bloquer un des plus grands ports miniers, Newcastle, pour protester contre les émissions de gaz à effet de serre. La pirogue, embarcation traditionnelle, est devenue la métaphore de la résistance à l’injustice climatique. Beaucoup d’acteurs de la navigation traditionnelle se sont appropriés cette question du changement climatique, c’est notamment le cas de Hokule’a. Au lieu de disparaître, de chercher des solutions très techniques (digues, îles artificielles) ou de devenir des réfugiés climatiques, ils proposent d’appliquer les savoirs traditionnels polynésiens (connaissance de l’océan, des modes de gestion des lagons) tout en adoptant les progrès technologiques intelligents comme les panneaux solaires, afin que les îles et les populations du Pacifique s’organisent en réseaux et s’émancipent des propositions internationales. Ces gardiens de l’océan refusent la vision classique centre/périphérie du monde dans laquelle la périphérie (les Océaniens) menacée par le centre (les grands Etats) mais sauvée par lui. Cette vision décentrée et décentralisée est issue, depuis les années 1970, du renouveau culturel océanien. D’ailleurs la salle principale des négociations lors de l’Assemblée générale de la conférence des Nations Unies pour les PIED (Petits Etats insulaires en développement) à Samoa, en septembre 2014, était entièrement décorée de pirogues et lors de son discours, le Premier ministre du Samoa, Aiono, a rappelé que la pirogue constituait l’unité et la puissance des Océaniens et que face au changement climatique, ils ne disparaîtront pas tant qu’ils conserveraient leurs savoirs.
Pour conclure : La Polynésie française a la volonté de se placer au centre de cette diplomatie en usant d’un double créneau, celui de comprendre (les frères océaniens, la menace de la hausse du niveau marin) et d’aider (tout leur territoire n’est pas vulnérable, elle a les moyens financiers et techniques pour aider les populations par le biais de la France). La carte mentale dessinée par le sénateur de Polynésie confirme le jeu politique de la Polynésie française ; elle représente le triangle polynésien (la solidarité océanienne) avec Tahiti au centre du triangle, c’est-à-dire au centre de cet ensemble politique et culturel.
Questions
1 – Vous avez beaucoup insisté sur la diversité des territoires océaniens. Existe-t-il un fond culturel commun pour créer une solidarité qui leur permettrait de s’émanciper des centres ?
Malgré la dispersion des îles, il y a bien un fond culturel océanien à travers, par exemple, la langue. Le vocabulaire est proche en Polynésie et en Mélanésie pour « la pirogue », « chez nous », et bien d’autres termes encore. De même, les réseaux entre les navigateurs traditionnels d’îles pourtant éloignées de milliers de kms, sont très actifs. Ces solidarités peuvent-elle renverser complètement à l’heure actuelle les rapports de dépendance ? Elles auront un impact positif mais j’ai des doute sur l’effacement total de l’influence des puissances ; pour exemple, Kiribati a signé un accord avec des milliardaires russes qui souhaitent utiliser les îles de l’archipel pour recréer une forme d’empire russe dans le Pacifique.
2 – Quels sont les éléments qui expliquent que la variation de la hausse du niveau marin soit différente ?
Il y a beaucoup d’éléments qui expliquent ces variations : la forme du bassin de l’Océan Pacifique, les températures, les conditions de la pression atmosphérique ainsi que le processus de subsidence (affaissement de la surface de la croûte terrestre) qui peut être important au niveau du contact des plaques tectoniques où ont lieu les séismes.
3 – Pouvez-vous préciser en chiffres, le nombre d’îles qui ont disparu ?
Il est difficile d’avancer un chiffre exact car il y a beaucoup de motus (minuscules îlots souvent inhabités). En ce qui concerne les îles Salomon qui sont dans un secteur particulièrement menacé par la montée des eaux, cinq îlots inhabités ont disparu (Etude australienne parue dans la revue Environmental Research Letters en mai 2016, http://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/11/5/054011). En revanche, les parties des îles proches de l’eau ont beaucoup reculé.
4 – Les Océaniens sont-ils plus dans une situation d’adaptation que dans une situation de migrations climatiques forcées ?
Depuis les années 2000, au niveau international, le discours est plus à l’adaptation. Parfois, les migrations sont mesurées comme une forme d’adaptation. Des réflexions ont notamment lieu sur la mobilisation de programmes de migrations temporaires de travail préexistants vers la Nouvelle-Zélande ou l’Australie, ce qui permettrait d’envoyer à la famille restée sur place de l’argent pour mieux résister à une perte de revenus liée au changement climatique. En revanche, pour les responsables politiques des îles menacées, accepter la notion d’adaptation, c’est abandonner la lutte contre le changement climatique.
5 – Quelle est la part des chercheurs polynésiens qui orientent leurs recherches sur le changement climatique ?
Il y en a peu, surtout sur la question des migrations climatiques qui reste largement un sujet traité par des chercheurs européens ou américains. Peu se pose la question en ces termes, soit parce qu’ils n’en voient pas la nécessité, soit parce qu’ils refusent de travailler sur la question, soit aussi parce qu’il y a peu d’universitaires d’origine polynésienne. Les chercheurs sur le changement climatique ont des profils internationaux ce qui est un souci pour ces territoires.
6 – La disparition éventuelle d’archipels aura-t-elle des conséquences sur la présence stratégique de la France ?
L’armée française s’intéresse surtout à protéger ses infrastructures (aéroports, bases militaires). En fait, peu de pays envisagent le scénario de la disparition totale d’un archipel. L’armée française reste vigilante en ce qui concerne le changement climatique dans l’Océan Pacifique mais cette question reste, pour le moment, une préoccupation parmi d’autres.
7 – Vous avez évoqué les îles flottantes, y-a-t-il déjà de telles réalisations ? Auront-elles une vocation touristique ?
Le Seasteading Institute avait lancé un projet en Honduras qui a été un échec.
Leur projet en Polynésie est annoncé comme un projet pionnier où tout est à inventer, y compris le type de gouvernance.
A priori, quand on lit le projet, il n’a pas vocation touristique. Le Seasteading est un institut californien, très lié à un milliardaire proche du président des Etats-Unis et des mouvements anti-taxes, tenté par une colonisation de l’Océan (des ressources, des espaces libres). Il faut savoir qu’un certain nombre de personnes fortunées vivent déjà de manière très mobile, sur leur yacht ; ils font des escales (ravitaillement…) mais rêvent d’une mobilité permanente pour se soustraire à l’Etat. L’idée d’océan comme frontière est dans la même veine que celle d’aller coloniser Mars. D’autres projets comme celui de la cité flottante Lilypad, écologique et autosuffisante, proposent une extension à des villes côtières saturées. Une question se pose : qui financera ces projets pour accueillir les réfugiés climatiques ? On peut craindre que ces îles artificielles nomades soient un rassemblement de riches qui vivraient dans une autonomie complète et dans un environnement sain en laissant derrière eux des territoires saturés et pollués.
Un risque d’inégalité de plus en plus marqué dans l’espace-monde.
8 – Y-a-t-il une création artistique d’artistes océaniens comme forme de résistance au changement climatique ?
Il y a beaucoup de créations artistiques autour du changement climatique.
Ces créations sont soit le fait d’artistes internationaux (de langue océanienne mais pas toujours) soit le fait d’artistes océaniens. Tuvalu a fait appel à l’artiste taïwanais Vincent Huang pour réaliser son pavillon à la Biennale de Venise en 2014. Il s’agit d’un pavillon flottant que nous sommes invités à traverser sur un ponton qui s’enfonce sous nos pas pour signifier le risque d’engloutissement des îles du Pacifique avec le changement climatique. Les compagnies théâtrales locales sont également très actives pour sensibiliser la population à l’environnement au sens large et pour prôner les valeurs océaniennes (Exemple de la compagnie Wan Smolbag au Vanuatu).
Compte rendu Christiane Barcellini
relu par Emilie Chevalier, septembre 2017