A Mulhouse, le vendredi 17 janvier 2020, dans le cadre du festival Les Vagamondes 2020 organisé à La Filature, une conférence de Michel Foucher, géographe, diplomate et essayiste, porte sur le sujet : « Israël-Palestine : Quelles frontières ? »

Un mot de rappel de mes travaux sur ce sujet. J’ai publié voici 35 ans mon premier article dans Hérodote et il portait le même titre que celui de cette conférence. C’est un sujet qui n’a jamais été un sujet de recherche ou académique mais sur lequel j’ai travaillé en tant que conseiller d’Hubert Védrine, lorsque nous tentions de faire avancer, finalement sans succès après l’assassinat d’Yitzhak Rabin, le processus de paix.  Ce sujet me tient à cœur et je continue à clarifier pour les politiques français ses enjeux, notamment territoriaux et démographiques, d’autant plus difficiles à cerner que la Palestine n’est pas un Etat.

On ne peut pas traiter de tout. Ce conflit dure depuis un siècle et nous ne sommes pas dans une réunion politique de soutien à tel ou tel. En tant que diplomate, je cherche le légitime et l’acceptable dans tous les cas[1].

  • Des limites variables de 1947 à 2002

L’historique de question remonte à la 2ème partie du XXème siècle car si une terre est deux fois promise, il y a une fois de trop.  Pendant la première guerre mondiale, dans le cadre des négociations secrètes entre Londres et Paris qui se partagent à l’avance les morceaux de l’Empire ottoman, le territoire de la Palestine jusqu’au Jourdain est convoité par le Royaume-Uni et la Syrie par la France. En 1917, le Ministre du Foreign Office, Lord Balfour, qui n’a aucune visée philanthropique, propose aux sionistes européens de créer un « foyer national juif » en Palestine pour gêner les puissances centrales (Allemagne, Autriche Hongrie) et pour protéger le canal de Suez. Les Français, de leur côté, s’intéressent aux Chrétiens d’Orient et au pétrole de Mossoul…. En 1919, le plan est appliqué mais si la fin de la Première Guerre Mondiale marque la disparition de l’Empire Ottoman sur le plan politique, il persiste en tant que pratiques et organisation des communautés.

Avec l’aide du Royaume-Uni, des migrants d’Europe centrale fuyant les pogroms et l’antisémitisme de plus en plus menaçant, en Allemagne nazie, à Vilnius, en Pologne, s’installent sur des terres achetées par des organisations juives à des propriétaires locaux en Palestine, alors province mandataire du Royaume-Uni.

Après la Shoah, le Conseil de Sécurité de l’ONU est d’accord pour accepter la transformation du foyer national juif en un Etat autonome doublé d’un Etat arabe palestinien à l’Ouest du Jourdain. Un partage entériné par la résolution 180 de l’ONU en 1947 fait consensus sauf auprès des Arabes nationalistes d’Arabie saoudite, de Syrie ou d’Egypte qui le rejettent, le considérant comme une forme d’impérialisme occidental.

La création d’Israël en 1948 entraîne un embrasement immédiat, la victoire militaire d’Israël sur les Arabes se double de la nakhbah (la catastrophe), avec le bannissement de 725 000 personnes, chassées du corridor Tel Aviv-Jérusalem. Une situation tragique qui est à l’origine de la création par l’ONU du HCR (Haut-Commissariat aux Réfugiés]. Plus tard, Rabin reconnaît ces excès dans ses Mémoires mais subit des pressions pour l’effacer.

A ce traumatisme initial, répond, après les guerres de 1966-67 et la conquête par Israël du Sinaï, de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et du plateau du Golan, la résolution 242 de l’ONU créant une « ligne verte » de séparation devenant la frontière de facto. Cette résolution, rédigée en français et en anglais, n’est pas claire car l’interprétation des Anglais et des Français diverge. Le diplomate français sous instruction de de Gaulle comprend que les Israéliens doivent se retirer « des territoires occupés lors du récent conflit » (donc tous) alors que pour le Royaume-Uni, on parle d’un retrait israélien de territoires occupés « from territories occupied in the recent conflict » (donc pas tous) sans préciser de quels territoires il s’agit. Une divergence d’interprétation qui permet à Israël de s’écarter de la résolution et de refuser de se replier sur ses frontières antérieures.

En 1979, Henry Kissinger, Anouar el Sadate et Menahem Begin signent un traité de paix qui reconnaît les frontières de la « ligne verte » et Israël restitue le Sinaï sous réserve qu’il ne soit pas militarisé. Sadate le paiera de sa vie (en 1981). Le Roi Hussein renonce à la Cisjordanie en 1988 mais l’ONU ne parvient pas à faire aboutir un accord entre Israël, le Liban et la Syrie.

Le processus d’Oslo [1991-1996] poursuit la recherche de la paix sur la base de la « ligne verte onusienne ».  Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, sous l’égide de Bill Clinton, signent en 1993 la reconnaissance d’Israël par la Palestine. Cependant, l’assassinat de Yitzhak Rabin en 1995 et la première Intifada en septembre 2001 interrompent les négociations. Israël se barricade avec le début de la construction d’une barrière de sécurité.

Réalité territoriale et réalité démographique

Au XIXème, les Palestiniens occupaient 98% de la province ottomane de Palestine. A la fin du XXème, ils ne représentent plus que 48% de la population entassée dans un territoire qui ne représente plus que 15% de leur territoire initial.  Si un jour, les Etats-Unis imposent la création d’un Etat palestinien, il n’en restera que Gaza.  (360 km²)

En Israël, sauf parmi les ultra-orthodoxes (9% de la population) qui sont très féconds (6.5 enfants par famille en 2016), la fécondité suit ailleurs les normes occidentales (3.11 enfants par femme en 2016). Elle est en revanche plus élevée parmi les Arabes-palestiniens qui la considèrent comme un devoir patriotique (4.5 enfants par femme en 2015).

La Cisjordanie est un très petit territoire (5860 km²) mais ce petit espace a 5000 ans d’histoire et de représentations, tout comme Jérusalem (la vieille ville n’a qu’un km²). Ce minuscule espace est morcelé en trois zones. Une zone A : 18% de l’espace, essentiellement des villes qui sont sous administration palestinienne mais où l’armée israélienne peut intervenir. Une zone B avec les mêmes contraintes qui occupe 22% de la zone et une zone C qui représente 60% de l’espace mais où Israël contrôle l’administration et la sécurité et où vivent 3 millions d’habitants, auxquels il faut associer les 2 millions de résidents de Gaza face aux 9 millions d’Israéliens dont 1.8 million d’Arabes israéliens.

13.4 millions de personnes cohabitent entre le Jourdain et la Méditerranée, l’équilibre entre les deux groupes de population devant être effectif entre 2020 et 2035 ce qui suscite l’inquiétude et la polémique en Israël où l’on craint que les Arabes ne soient plus nombreux que les Juifs. Pour certains universitaires israéliens, il faut choisir entre « combiner une identité juive plus affirmée de l’Etat d’Israël sur un territoire restreint et une plus grande extension territoriale avec moins d’identité juive » (S. Della Pergola). Pour les plus progressistes, il faut définir Israël comme un Etat juif mais aussi démocratique, avec des élections à la proportionnelle assurant plus de liberté qu’en France selon certains, mais avec le risque d’être minoritaires.

En outre, on a demandé aux Palestiniens d’annuler la charte de l’OLP et de reconnaitre le caractère juif de l’état d’Israël ce qui remet en question l’avenir des Arabes israéliens. La carte des réfugiés de l’ONU montre que les clôtures de sécurité ne suivent pas les lignes vertes, que l’armée est omniprésente et que les parties en marron sous administration palestinienne sont très réduites,

  • XXème siècle : modèles de clôture

La géographie, c’est une description subjective et objective de la terre.  La Cisjordanie, c’est la rive du Jourdain. Les Palestiniens disent Palestine en référence à la période d’occupation du Royaume-Uni.  Les Israéliens parlent de « territoires occupés ». Pour Israël, le mur est une « barrière de séparation ». La Cour de Justice internationale dit « mur de séparation ». En Palestine, on évoque un « mur de la honte ». Des expressions différentes qui traduisent des réalités perçues.  Mur et clôtures font partie depuis longtemps des pratiques orientales : mur des lamentations, mur de Jaffa, de Jéricho. Les premiers colons juifs construisirent d’abord des enceintes et des tours pour se protéger dans un milieu hostile (modèle Homa u-migdal, étudié par Irène Salenson)

Le terme de colonies me parait impropre. On devrait parler ici de settlement, rappelant l’implantation de petites unités agricoles ou militaires qui s’installaient près des points d’eau et fonctionnaient en réseau. Une technique terriblement efficace qui a entrainé la formation du territoire israélien et des générations d’occupations en Cisjordanie.

Cette prise en main a des finalités stratégiques : au départ, occuper la rive occidentale du Jourdain,  installer des bases militaires sur les falaises (plan Allon)  avant de développer des colonies sionistes sous Begin, puis à partir de 1979, pour casser la continuité territoriale des Palestiniens  (plan Drobles) avant de prolonger le « process » par le déploiement de «  colonies de banlieues »  à l’Ouest de la ligne verte en 1980-90 puis de multiplier  les clôtures de sécurité des settlements depuis 2002 . Israël était partagé. Quand Menahem Bégin suggéra de renoncer à l’occupation des territoires, il se heurta à l’opposition du Likoud. En 2000, Ariel Sharon qui n’était pas un partisan des clôtures, ayant comme objectif de tout annexer, dut faire face à l’Intifada qui causa des centaines de morts dans les deux camps. Cela relança de facto la construction des murs qui n’ont cependant jamais été considérés comme des frontières par Sharon.

  • Depuis 2002 : de la protection à la séparation

Selon les politiques, sur les 14 millions de Juifs dans le monde en 2019, la moitié vit en Israël qui a au total 9 millions d’habitants en 2019.  Selon les scénarios, on prévoit entre 14 ou 20 millions de Juifs en Israël et dans le monde en 2050. En Israël, on a besoin d’une majorité juive solide pour maintenir l’état démocratique d’Israël. Cela a pour conséquence de pousser les Israéliens à tracer les frontières seuls indépendamment des réactions extérieures. Selon eux, les murs sont une « clôture de sécurité » qui empêche les incursions et qui est efficace.  La clôture qui coûte au moins 800 000 euros/le km – il y a 712 km de mur contre 320 km pour le tracé de la ligne verte -, s’est imposée dans 50% du territoire palestinien de Cisjordanie, en utilisant des prétextes juridiques : 3 ans d’abandon signifient l’expropriation et donc la libre disposition.  Les Palestiniens sont coincés entre les murs.  Ils doivent avoir des permis de circulation, passer une bonne partie de leur vie dans les check points. Ils sont souvent coupés de leurs oliveraies, de leurs ressources en eau, de leurs familles. Le mitage se poursuit, les Israéliens s’installent en territoire palestinien : des étudiants, de nouveaux arrivants, des fanatiques religieux qui demandent ensuite la protection de l’armée israélienne et la construction de clôtures.  Les murs atteignent 6 à 8 mètres en ville, bardés de barrières électroniques mais percés de check points car on a besoin de la main d’œuvre palestinienne en Israël.

  • Jérusalem

Jérusalem a 901 300 habitants dont 559 800 Juifs israéliens (1/3 haredim : juifs orthodoxes) et 341 500 Arabes palestiniens (61% à l’Est).  L’ouest de la ville est peuplé de Juifs israéliens à 99% alors que vivent à l’est 62% de palestiniens et 38% de Juifs israéliens. Le paysage est unifié par la pierre de Jérusalem (calcaire de Judée) mais la ville est truffée d’obstacles. Des frontières fantômes : langues, services collectifs, écoles, habits, sons, contrôles où l’on ressent la séparation, voir la ségrégation. Il n’y a pas de mixité mais une géographie de la peur. La clôture ne peut être absolue. Les Israéliens ont besoin de la main d’œuvre palestinienne pour le BTP, la restauration, les taxis. Le poids des ultra-orthodoxes dans les zones vertes est considérable à Jérusalem à l’inverse de Tel Aviv, ville plus moderne, connectée, branchée. Les colonies de banlieues s’étendent de plus en plus car les loyers sont moins chers qu’à Jérusalem mais souvent en empiétant sur des territoires palestiniens.

  • Qu’est-ce-que la bonne frontière ?

Il y a plusieurs réponses :

  • La frontière agréée par les deux parties : les Palestiniens auraient accepté la « ligne verte » quitte à échanger des territoires. C’est une proposition qui avait été évoquée : une frontière bilatérale et non imposée
  • « La bonne frontière : c’est la mienne » Celle qui est imposée par le plus fort comme ici. La clôture de sécurité est unilatérale et crée un ressentiment éternel de rejet « On ne veut plus les voir »
  • Un état binational et démocratique avec égalité des droits mais on s’écarte du projet initial de protection d’un peuple persécuté
  • Deux Etats séparés : souveraineté limitée de la Palestine, qui devient un archipel enclavé à l’image des bantoustans ou des réserves indiennes.

Le Pape Benoit XVI en 2009 (Ratzinger) parlait en référence aux frontières d’Israël, de murs qu’il faut abattre.  Le sentiment donné à chaque peuple d’être libre chez lui fait considérer la frontière comme une ressource, un lieu d’interaction, ouvert mais contrôlé (Théo Klein) !

Le morcellement de la Palestine rend impossible la création d’un Etat palestinien.  Pourquoi ne pas oublier cette chimère et porter les efforts sur un état bi national ?

Les diplomates ne renoncent pas à leur fantasme mais cela n’intéresse plus personne. Pendant des décennies, jusqu’à la  guerre de Syrie, on était convaincu que la question palestinienne était centrale dans les rapports entre Occident et Moyen-Orient mais on a découvert que cela servait surtout des desseins non démocratiques  (sauf en Jordanie)  pour maintenir les populations arabes dans le calme. Si l’Iran s’intéresse à  la Palestine, c’est avant tout pour contrarier les Sunnites. Ce mythe s’est effondré mais c’est ainsi. Depuis la mort de Yitzhak  Rabin en 1995, les liens sont rompus. On ne voit pas qui peut reprendre le flambeau en Israël.  Du côté palestinien, du fait que l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas soit financée à hauteur d’un milliard par an par l’UE, la fait taxer d’antisémitisme dès que l’on critique Israël. Les Palestiniens s’expatrient, il n’y a plus beaucoup d’interlocuteurs. Même s’ils ne sont plus des terroristes, les habitants de Gaza sont surarmés et entrainés par l’Iran, tandis que ceux de   Cisjordanie sont plus modérés.  Ce qui se passe aujourd’hui, est une intégration des Palestiniens par le bas, dans leur propre territoire.

Compte rendu de Françoise Dieterich, Cafés de géographie de Mulhouse

[1] Et ce n’est assurément pas le « plan Trump », unilatéral, qui offre une vraie perspective.