Les Cafés Géo de Lyon font leur rentrée le 16 novembre 2016 devant une salle bien pleine au Café de la Cloche. Deux intervenants vont proposer des itinéraires, notamment en termes de discours et de pratiques. Lisa Rolland est docteure en géographie de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et ATER à l’Université Jean Moulin Lyon 3 rattachée à l’UMR 5600 Environnement Ville Société, ainsi que membre associée à « Saisir l’Europe – Europa las Herausforderung » au sein de l’axe développement durable. Axel Hernandez, gérant fondateur de « Cuisine Itinérante », traiteur de produits locaux et de saison, fondateurs de bistrots en circuits courts (« De l’autre côté du Pont » notamment) et développeur d’alternatives d’alimentation durable à Lyon
Lisa Rolland et Axel Hernandez ont souhaité cadré le sujet sur trois points : la consommation durable comme un itinéraire géographique et une manière de consommer ; un état des lieux de ce qui peut se faire à Lyon aujourd’hui ; et enfin, liens entre territoire et alimentation durable. On observe à ce titre un changement majeur récent : la ville devient espace et acteur de l’alimentation durable dans un contexte de forte demande sociale et de médiatisation, de renouvellement des acteurs.
Lisa Rolland propose un itinéraire discursif. De nombreux termes sont associés à l’alimentation durable. Hélas, le champ de l’alimentation durable en géographie n’est pas très développé. Max Sorre a été le premier à se pencher sur les notions de matière première, de famine, de faim. Bien que les géographes ruralistes étudient depuis plus de 50 ans les logiques de localisation agricoles et de filières, aujourd’hui la géographie de l’alimentation demeure un petit champ de recherche, promue par certains géographes comme Gilles Fumey, qui travaille sur le fait alimentaire en le replaçant dans des problématiques géo-culturelles. Les géographes ont tendance à penser l’alimentation comme une manière de manger en prenant en compte les métissages et les mélanges dans un contexte de mondialisation. De nombreux travaux ont porté sur l’agriculture urbaine et l’alimentation en repensant les liens entre acteurs et consommateurs dans un contexte d’émeutes alimentaires et de défis démographiques qui se poseront dans les prochaines années. Les sujets aux concours du CAPES et de l’agrégation « Nourrir les hommes » questionnaient d’ailleurs sur les limites de l’agriculture productiviste et les enjeux de l’alimentation mondiale. Dans un tel contexte, faut-il se pencher sur la problématique d’agriculture locale ? Comment appréhender cette notion de «local» ? L’alimentation et le commerce durables ne sont pas non plus associés à des notions clairement identifiées. Les concepts demeurent également assez flous.
Le commerce durable est-il un concept Nord-Nord ? La dimension Nord-Sud peut-elle être taxée de durable ? Le rôle de l’agriculture urbaine est avant tout de revisiter les fonctions de la ville. Le rôle des politiques publiques devient par ailleurs crucial aujourd’hui pour relayer notamment les initiatives citoyennes (AMAP, circuits courts…).
Que signifie commerce et alimentation durables ? Bio, local, Nord-Nord, Nord-Sud, responsable, équitable, éthique : tous ces termes sont associés au durable mais comment s’y retrouver et comment trouver une cohérence sémantique entre tous ces termes ? En géographie, on a tendance à se poser les questions suivantes : qui sont les acteurs de l’alimentation durable ? Comment fonctionne les jeux d’acteurs ? Quand cela se produit-il ? Où (Nord-Nord, local, Nord-Sud) ? Pourquoi (système de projection sur l’espace avec des imaginaires hérités d’une vision d’un tiers-mondisme dépassé) ?
En matière entrepreneuriat social et d’économie sociale et solidaire, la ville de Lyon est souvent citée en exemple, comme le montrent le prix « Achats responsables » reçu en 2012 et la participation au Programme européen URBACT sur la thématique de l’alimentation durable. Un guide de recensement de « bonnes » pratiques en est sorti ainsi que la création du Conseil lyonnais de l’alimentation durable. Mais derrière des affichages ou de la communication, la lisibilité des pratiques réelles peut être questionnée.
Lisa Rolland présente ensuite quelques résultats et réflexions issues de sa thèse sur l’initiative «Fair Trade Towns », campagne internationale de promotion du commerce équitable. Lancée en 2000, déclinée essentiellement dans les villes européennes comme Lyon, elle a pour objectif d’associer collectivités, acteurs locaux, privés et publics, pour valoriser le commerce équitable à l’échelle d’un «territoire». Le dispositif est inédit, car pour la première fois, on labélise un territoire et non un produit et la ville devient un acteur du commerce équitable puisqu’elle promeut, agit, consomme équitable. Pour être sélectionnés parmi les «Fair Trade Towns », les villes doivent répondre aux critères suivants : 1) (décision) : il faut que la collectivité adopte une résolution en faveur de la consommation équitable (à Lyon, il a été assez difficile de savoir quels produits étaient consommés dans la collectivité), 2) il faut que la collectivité propose aux commerces et aux restaurants des produits du commerce équitable, 3) il faut que la collectivité propose des produits du commerce équitable aux organisations et aux entreprises (sur ces deux critères, aucune information bien précise et le service ESS dit clairement que depuis le titre en 2009 rien n’a vraiment bougé, malgré des essais d’introduction de produits équitables dans les cantines scolaires), 4) il faut que la collectivité communique et sensibilise sur le commerce équitable (un évènement par an suffit, à Lyon il y avait l’appui au marché de Noël équitable aujourd’hui moribond), 5) il faut qu’un comité de pilotage soit créé pour coordonner les actions (point noir de la campagne, car aucune collectivité à ce jour n’en a).
Concernant Lyon sur cette campagne, il est difficile d’en savoir davantage : mis à part le critère décisionnel, les autres critères restent peu ou prou atteints, avec des zones d’ombre sur les quantités, les produits consommés, et le comité de pilotage n’est pas effectif. En fait, le titre a été octroyé mais la campagne ne semble pas être une priorité d’action ou de stratégie pour la ville.
En effet, en 2010, Lyon crée son propre label, unique en Europe, «Ville équitable et durable». L’autorité administrative devient un acteur d’évaluation de structures qu’elle juge équitable ou durable selon plusieurs critères : gouvernance, environnement, consommation responsable, citoyenneté et innovation (tous les secteurs sont concernés : artisanat, événements, etc). Le but de la ville Lyon est de « brasser » un maximum de structures dans une perspective RSE : tout le monde peut faire de l’équitable et du durable !
Les candidats à cette labellisation doivent répondre à une soixantaine de questions, renvoyer un bulletin au service économique social et solidaire de la ville de Lyon qui sera ensuite évalué par un comité mixte (services de la ville de Lyon et élue en charge de l’ESS) et un comité des sages (dont font partie Max Havelaar, France, Afro, Admet, la Chambre régional de l’ESS Rhône-Alpes) : ce dernier n’a pas de rôle décisionnel, alors que l’on retrouve notamment des acteurs de l’équitable.
Étant donné la crise et la non volonté des pouvoirs publics à les soutenir, certaines structures labellisées ont depuis fermé.
On peut prendre exemple sur la campagne d’affichage du label « Faites le plein d’adresses pour consommer autrement ». On y trouve ici des logiques d’appropriation du durable et de l’équitable : c’est la consommation responsable et non équitable et durable qui devient ici la référence. Il y a une opposition flagrante entre local et équitable. La ville communique sur son label et non sur la campagne territoriale de commerce équitable. Les élus parlent d’ailleurs d’un commerce équitable nord-sud dépassé donc sur des logiques de discours performatives : « ce qui doit rassembler, ce qui doit plaire ». En matière de local, finalement de quoi parle-t-on ? On associe ici le local à un espace identitaire local : « c’est ici ». C’est la relation et le sentiment d’appartenance à un espace qui fonde le périmètre des pratiques. On l’oppose à un « là-bas » : le Sud homogène, rural et « traditionnel » (oppositions entre les acteurs et les producteurs du Nord et ceux du Sud).
Considéré comme dévoyé, le commerce équitable disparaît ainsi du champ d’action et du débat public (Cf guide de campagne : « territoires du commerce équitable », édition 2012)
Afin d’illustrer et de compléter le propos, Axel Hernandez présente sa structure « Cuisine Itinérante ». Depuis plus de dix ans, à Lyon, naissent des projets valorisant une alimentation responsable à travers la promotion d’une cuisine locale et de saison. Ces initiatives regroupent aujourd’hui près d’une vingtaine de structures et offrent de nouvelles propositions sur le marché alimentaire régional. De nombreux acteurs font confiance à ce mouvement et leur nombre ne cesse de croitre. Pour autant, il reste difficile pour ces structures d’accéder à des demandes plus importantes par manque de moyens techniques, financiers et humains, mais aussi par manque de savoir faire. Un des enjeux, face à ce besoin grandissant, réside dans la capacité de ces entreprises et associations à se développer et se professionnaliser afin d’offrir les meilleures prestations possibles.
Le projet a été amorcé en 2003 avec le bar-restaurant « De l’autre côté du Pont » (avec la bière La Grihète), à l’époque de « agir local, penser global ». Le but était de défendre une autre idée de l’alimentation et du travail : respect de la terre, lien entre producteur et consommateurs, impact environnemental réduit par le développement des circuits courts locaux. Sur la question de la géographie de l’alimentation, on s’est beaucoup posé de questions sur le produit. On s’est avant tout posé la question de la cohérence. En 2015 a été créé le traiteur « Cuisine Itinérante », « histoire d’une rencontre entre trois passionnés de bonne nourriture », qui prônent et montrent que l’alimentation responsable est une cuisine professionnelle et créer des emplois viables. Il propose buffets, cocktails, réceptions, mariages, plateaux repas, catering et ventes publiques. En parallèle à l’activité traiteur de La cuisine itinérante, de nombreux projets sont en train d’émerger : l’ouverture d’une épicerie fine avant l’été 2016 ; l’ouverture d’un bar-tapas dans les Halles de la Martinière. 2017 ; l’ouverture d’une boulangerie bio, qui fournirait, entres autres, l’activité traiteur pour promouvoir toujours plus les circuits-courts. 2017-2018 ; la mise en place de formation sur l’alimentation durable et locale et cours de cuisine, en partenariat avec la MJC Montchat notamment ; le développement du réseau : adhésion au BOL notamment
Quinze ans ont servi à mettre en place un circuit complet de l’alimentation durable. Il est très difficile de donner une définition du local car beaucoup de critères interagissent et demeurent souvent difficiles à identifier et à mesurer : quel périmètre ? Quel cycle de vie du produit ? D’où proviennent les matières premières nécessaires à l’élaboration des produits alimentaires ? Il est très difficile de dessiner une géographie de l’alimentation tant il faudrait faire des milliers de traits sur la carte ! Il est donc très peu aisé de définir ce qu’est un produit local. Pour parler alimentation durable il faut être un professionnel car c’est lui qui est capable de saisir les réalités de relations entre producteurs, intermédiaires, transformateurs et clients.
Les pouvoirs publics aujourd’hui ne prennent pas suffisamment le relais des initiatives liées au commerce durable. Ils préfèrent soutenir les grandes enseignes, les grandes structures dont la masse financière critique est suffisante pour devenir l’interlocuteur privilégié des politiques publiques. Il y a des lobbies comme Carrefour (avec lae création de Carrefour bio) qui sont suffisamment puissants pour recueillir les fonds d’investissement et de communication nécessaires à leur développement.
Concernant les labels comme l’agriculture biologique, on a tendance, au niveau international, à favoriser la logique du « moins-disant », c’est-à-dire qu’on nivelle par le bas le cahier des charges du label si un pays étranger réussit à faire importer son produit dans un pays dont les normes environnementales sont plus strictes.
Qu’est ce que la consommation responsable aujourd’hui ? C’est respecter les producteurs, les revendeurs (car, en circuit court, on intègre au moins un intermédiaire), savoir avec qui l’on travaille, tisser des liens pour savoir quels sont les problématiques du producteur. Le label équitable n’est donc pas suffisant. Aujourd’hui, des structures comme « De l’autre côté du Pont » ou « Cuisine Itinérante » rencontrent un problème avec les producteurs qui choisissent en priorité la vente directe. Les politiques publiques subventionnent les grands projets mais pas les petites structures. L’exemple de la Halle de la Martinière montre que la ville de Lyon subventionne en priorité des projets économiquement viables soutenus par des grandes enseignes et non des projets d’initiative citoyenne, aussi viables économiquement soient-ils (c’est le cas de la Halle Paul Bocuse qui a bénéficié de 4 millions d’euros de la part de la municipalité). Aujourd’hui « Cuisine Itinérante » est labélisée « équitable et durable ».
Le débat avec la salle débute alors.
Sommes-nous dans une dynamique qui tend vers la mise en place de critères différents et donc plus concrets, ancrés dans l’opérationnel ?
AH : Lors de la création de l’Autre Côté du Pont, nous nous sommes tournés vers la Confédération Paysanne et l’Alliance Paysanne qui nous ont fourni des listes d’agriculteurs (d’où la création première AMAP Alpage) susceptibles de nous fournir en produits locaux. Les producteurs sont des gens qui y croient, qui travaillent énormément. Le critère principal est certainement le lien qu’entretient le transformateur avec les producteurs.
LR : L’Association pour le maintien de l’agriculture en Rhône-Alpes connait bien les producteurs mais n’est pas rodée à ce genre de partenariat institutionnel. Il y a néanmoins des avancées sur les critères : dans la campagne « Fair Trade Towns », il y a déjà des critères opérationnels mais dans les faits ils ne sont pas remplis. Ils sont plutôt axés sur le déploiement sur d’autres espaces (développement de provinces du commerce équitable en Belgique par exemple / aux Etats-Unis : campus équitables).
Une personne dans la salle : L’ARDAB (Association Régionale pour le Développement de l’Agriculture Biologique) propose un programme pour que les gens mangent mieux. Mais les seules personnes venues à cette réunion pour le « mieux manger » et le commerce équitable étaient des convaincus sont venus (bobo, gauchistes, hipster …). On regrette que ce type de rassemblement (bien manger, bien se nourrir pour une bonne planète…) ne concerne que les personnes convaincues. Il y a donc un vrai problème de communication et de capacité à se mettre à la place d’un public venu de tous horizons. On a la vague impression qu’il n’y a pas de renouvellement dans le public concerné par ces questions.
AH : Le problème concerne aussi la question du juste prix. Il est nécessaire de bien se défendre. La « malbouffe » est subventionnée et pas la « bonne bouffe ». Il n’est pas logique que les produits les plus traités industriellement et les plus lointains soient moins chers que les produits locaux. Le citoyen ne peut plus rien faire. C’est au politique de prendre les choses en main. Or les régions suppriment aujourd’hui les subventions comme celles de l’ARDAB par exemple.
Les termes comme « commerce équitable » ne font-ils pas finalement partie du registre de la communication ?
AH : Oui, c’est certain. L’exemple de l’interdiction de commercialiser l’huile d’olive en vrac participe de cette problématique, car la portée du label passe ici devant la dimension « cohérence ». L’étiquette passe avant le cycle de vie de produit.
LR : L’environnement est devenu un marché. En témoigne aussi la présence de produits bio, équitables, « locaux » au supermarché. Le but du commerce équitable est par ailleurs de proposer un commerce parallèle au commerce conventionné et non de le révolutionner, il est institué dans le marché. Il complète la demande captive d’une demande en produits conventionnels.
Avez-vous encore confiance dans tous ces labels internationaux ?
AH : Le but est avant tout de bien connaitre les agriculteurs et donc ne pas donner la priorité aux labels. Néanmoins, en termes de politique du moins pire, les labels sont une bonne chose. Aujourd’hui les labels ne doivent pas occulter les petites initiatives.
LR : On n’a jamais connu autant de labels, notamment sur l’alimentaire, car il faut se distinguer des autres. Il faut être le plus exemplaire, le plus compétitif.
Comment résoudre ces problèmes de flou alimentaire. Comment savoir ce que l’on mange ? Une bonne traçabilité (mode de production, date, origine) n’est-elle pas une solution simple à la portée de tous ?
AH : Il existe des labels sérieux comme le label Nature et Progrès, Agriculture paysanne. Mais il faudrait aussi penser à l’étiquetage, afin de tout préciser dans le label et notamment la traçabilité.
LR : Des labels existent oui, mais la question est : jusqu’où la logique va-t-elle aller ? Est-ce qu’il faut tout labelliser ? Pour qui ? Pour l’étiquetage, il faut savoir à qui l’on s’adresse, je ne suis pas sûre que toute la population soit concernée par ces logiques de « qualité ». D’ailleurs est-ce qu’un label garantit à 100% la qualité d’un produit ?
La ville de Lyon équitable apparait comme un territoire porté sur le marketing territorial. En témoigne la création d’une Cité de la Gastronomie. La ville ne s’est-elle pas désengagée du label « Ville équitable et durable » pour une autre approche de l’alimentation ?
LR : Le label reste le garde-fou lyonnais sur l’alimentation durable. La ville ne se désengagera pas de ce label car il est important. D’autant plus que le projet Urbact sur l’alimentation durable s’est terminé en juin 2015.
AH : Il règne aujourd’hui une grande confusion entre gastronomie et alimentation durable : les politiques surfent sur ces mouvances.
Pour revenir à l’alimentation du bétail, l’ensilage pour les ruminants peut permettre une certaine souplesse chez de nombreux producteurs, n’est-ce pas ?
AH : L’ensilage remplace la rumination chez la vache. Cela permet de faire grossir plus rapidement la vache. Le but n’est pas d’entrer dans un débat d’agriculteur, car c’est une question politique. Ce n’est pas la faute de l’agriculteur ni du consommateur. C’est la faute aux politiques. Il faut que les subventions aillent ailleurs que sur les grandes exploitations. Les agriculteurs avec lesquels on travaille ont des exploitations qui font moins de 3 hectares.
Compte-rendu réalisé par François Besancenot relu et amendé par les intervenants.
Prochain café Géo le 7 décembre 2016 : «Les parcours des jeunes accompagnés par l’action sociale»