James Bond, le retour à la terre (Skyfall, Sam Mendès, 2012, États-Unis/Grande-Bretagne)

skyfallRéussite certaine, Skyfall, vingt-troisième livraison des aventures de l’agent 007, se démarque du reste de la série par une indiscutable recherche formelle, doublée d’un hommage au cinéma et, dans un même mouvement, d’une volonté de rester fidèle à la série tout en affichant ses distances avec humour. La contradiction se manifeste à travers le personnage principal, dont on ne sait trop s’il est affaibli et déclinant ou, au contraire, plus fort que jamais ; inquiet et voué aux affres de l’introspection ou toujours aussi nonchalant et implacable ; nostalgique d’un espionnage à l’ancienne ou éternellement ravi d’en découdre.

Face à lui, inquiétant frère de lait, double inversé et revers de médaille, se dresse Silva, agent britannique transfuge, décidé à se venger par tous les moyens de ses deux mamans – l’Angleterre et surtout M, mère aimante mais austère et inflexible de la grande famille des agents à double zéro, au sein de laquelle Silva, la brebis égarée,voudrait se voir en fils prodigue.

Ce hacker fou concentre les angoisses de la culture occidentale face à un progrès technique incontrôlable, déclinées à l’envi dans des œuvres de science-fiction qu’on ne compte plus et rattachées à une perte de repère face à l’« excès d’espace » de la surmodernitédécrite par Marc Augé. Retranché sur une île de l’Océan indien, au milieu de ses terminaux depuis lesquels il distille la terreur à travers le Monde, le génie de l’informatique fait sauter jusqu’aux bâtiments du MI-6 et aux tunnels du métro londonien, le bien-nommé tube.

De tubes il est question : c’est à travers eux que ce terroriste du XXIe siècle satisfait sa volonté de puissance et de destruction. L’intrigue de Skyfall repose sur l’imaginaire d’un cybermonde  où les agents secrets habitués à la Guerre froide ne sont plus bons qu’à appuyer sur la gâchette – triste nécessité et bien faible compétence quand on sait ce qu’on peut faire avec un simple ordinateur portable. Les ennemis deviennentvirtuels, capables d’appuyer sur d’invisibles détonateurs répartis en une gigantesque toile d’araignée. Le web, lieu de tous les dangers, met l’homme occidental face à un nouvel espace mondial insaisissable, inconcevable.

En même temps, pendant deux bons tiers du film, Bond demeure bien « l’individu polytopique », sans attaches, qui parcourt le Monde en smoking[1] et, ce n’est pas la moindre des nouveautés depuis quelques épisodes, se sait constamment suivi à la trace par ses supérieurs à la faveur des satellites d’observation, GPS et autres drones. Mendès honore ce passage obligé, vraie marque de fabrique,par tour des lieux du Monde à la mode : après un repos mérité par 007 laissé pour mort avant le générique dans une île paradisiaque, sans surprise, en 2012, c’est Shanghai avec sa Skyline, symboledu pouvoir économique chinois triomphant, qui tient le haut du pavé, suivie de Macao, délicieusement exotique avec son casino hésitant entre hi-tech et sinité fantasmée à la fois glamour et mystérieuse, interface multiséculaire entre Orient et Occident.

Seul véritable aveu de faiblesse, mais de taille, Bond finit par reconnaître faire face non seulement à un ennemi mais aussi et surtout à un monde qui ledépasse. Illui faut, pour espérer vaincre Silva, effectuer un voyage dans le temps, donc dans l’espace. Ressortant avec solennité l’Aston Martin de Goldfinger (1964), il emmène M, pour la protéger, « into the past, wherewe’ll have the advantage ». Et le passé, c’est par où ? C’est en Ecosse, dans la maison familiale quittée par Bond l’orphelin il y a quelques décennies, perdue au milieu des tourbières et fleurant bon le whisky et l’authenticité du local, loin du mondial instable et artificialisé. Personnification de ce terroir inimitable – haro sur le whisky japonais –, Kindale accueille les deux fuyards, arborant barbe blanche, mine franche et débonnaire et fusil de chasse. S’ensuit un affrontement final qui aura aussi, pour le héros vieillissant, des allures de plongée dans son inconscient, national et individuel, viales souterrains de la vieille bâtisse, reliques des troubles de la Réforme.

De là à voir dans Skyfall, en dépit du plaisir procuré et de l’intelligence de la mise en scène, un discours technophobe et passablement réactionnaire à la gloire de la terre des ancêtres, seul repère tangible face à la volatile (post)modernité, il n’y a qu’un pas. Que, vu le second degré et l’autodérision dont le film est imprégné, on peut s’autoriser à ne pas franchir.


[1] Voir le bel article de Serge Bourgeat et Catherine Bras, « Le monde de Bond », sur le site des Cafés Géographiques : http://cafe-geo.net/article.php3?id_article=2448