R. Maufrais préparant son expédition
(© Collection Maufrais AAERM)

Dans Aventures en Guyane [1] un récit vécu jusqu’à la mort et écrit entre juin 1949 et janvier 1950, Raymond Maufrais parvient à lier intimement recherche de l’absolu et géographie. Né à Toulon en 1926 et fils unique, il participe à 18 ans aux combats de la Libération. Durant l’après-guerre il voyage comme reporter dans les pays nordiques et part ensuite au Brésil se joindre à une expédition chez les Indiens Chavantes dans le Mato Grosso. Il rentre en France puis repart trois ans plus tard, en 1949, à 23 ans en Guyane française. Son carnet intime, miraculeusement retrouvé par un indien au cœur de la forêt amazonienne en Guyane française, est écrit sans recherche d’effets littéraires. La trame de ce récit est fondée sur une sincérité totale de l’auteur à l’égard de son périple, des peines, des échecs, mais surtout de ses découvertes géographiques et humaines.  Motivé par la quête d’une nature vierge, et d’une « vie pure », son objectif était d’établir la jonction Guyane-Brésil par le fleuve Jari, en solitaire, à pied et en pirogue. Ce jeune explorateur rêvait de parvenir aux monts Tumuc- Humac encore inexplorés.
Cet espace géographique a contribué à nourrir le mythe d’un Eldorado en Guyane, diffusé par Walter Raleigh [2] dès 1595, créant ainsi une « bulle dans l’imaginaire européen » [3]. Il fut décrit comme une chaîne de montagne mystérieuse et inaccessible peuplée d’indigènes. La persistance de ce mythe, encore très vivace en 1950, s’explique en partie par l’absence de levées topographiques et par une transmission littéraire et vécue. Ce lieu idéalisé correspond dans les faits à une succession de dômes structuraux et d’inselbergs enchevêtrés ne dépassant pas 900 mètres d’altitude et non peuplés. Ces données, Maufrais ne pouvait les connaitre.
Son carnet de route, soutenu sans cesse par un esprit pionnier et écrit sous la forme de notes quotidiennes, veut dépeindre cette expédition avec une totale et intense transparence. Jour après jour, Maufrais décrit son épuisement progressif, le fait qu’il ne cesse de se consumer physiquement et psychologiquement. Serait- il tombé dans le piège de l’Eldorado et quel or cherchait-il vraiment ? Bien que l’on puisse s’étonner de la façon dont il a préparé son expédition: des moyens matériels inadaptés, une préparation hâtive, un endettement… Il reste que ce carnet nous livre une description très intéressante de la Guyane de l’après-guerre et de la fascination qu’elle pouvait alors exercer.
Il est intéressant de suivre le processus et l’itinéraire de cette expédition: le débarquement à Cayenne, ses rencontres avec les orpailleurs, les Bushinenges, les métropolitains, les Antillais, ses premières découvertes de la faune à travers sa rencontre avec un jaguar, des tortues…Ce carnet est d’abord un témoignage géographique et social sur les différences culturelles et identitaires qui unissent ou séparent les habitants de Guyane. Il est aussi une lumière sur les modes d’habiter propres à la forêt amazonienne, les mobilités intenses bien ciblées dans un lieu réputé désert et hostile. On pourrait penser que Maufrais dédie son œuvre à mère Nature et ouvre ainsi la réflexion écologique qui va caractériser notre époque. Ce carnet nous rappelle, en effet, que si la nature est indispensable à l’homme, la réciproque n’est peut-être pas nécessaire.
Il s’agira dés-lors de voir comment ce témoignage est représentatif d’une certaine Guyane de l’après-guerre, à partir d’éléments sociaux et géographiques, et d’une vision occidentale de l’Amazonie.

1. De limaginaire aux réalités géographiques et sociales guyanaises.

Parti du Havre et arrivé à Cayenne le 8 juillet 1949, via le Gascogne, navire de la Compagnie générale transatlantique, Maufrais s’étonne que le navire se soit « transformé en marché persan ». Il décrit, en fait, la multiculturalité de la Guyane et des Antilles françaises et anglaises où le navire a fait plusieurs escales. Les « ponts sont envahis d’Hindous, de Noirs, de métis, de Chinois ». Bien que maladroite, cette phrase montre la richesse culturelle de la Guyane des années 50. La Guyane, en effet, a connu d’importantes migrations. Les « Noirs » sont les Bushinengués, aussi nommés de nombreuses fois les « Bosh », qui accompagneront Maufrais sur une grande partie de son expédition. Il s’agit des descendants d’Africains transportés comme esclaves au Surinam, ex- Guyane hollandaise, où ils s’installèrent au sud- est, ainsi que sur le fleuve Maroni. En 1950, ils sont localisés dans l’ensemble de la Guyane française. Les « métis » présents sur le navire sont principalement des Antillais créoles, descendants d’esclaves eux aussi. Leur présence sur le Gascogne était motivée par l’or dont recèle abondamment la Guyane. Sont-ils tombés eux aussi dans le « piège de l’Eldorado » ? Les « Chinois », terme d’une catégorie englobante, désignent plus généralement toutes les personnes d’origine asiatique, dont les parents auraient migré. Maufrais a vu des Martiniquais, des Surinamiens et des Guyanais d’origine chinoise. On émet l’hypothèse qu’ils soient principalement Hakkas, originaires de Canton, implantés depuis les années 1920-1930 en Guyane. Cette mobilité s’exprime principalement par l’implantation de commerce en Guyane (toujours très présent) par la communauté chinoise et par la promesse d’une vie meilleure. L’auteur évoque à de nombreuses reprises la place qu’ils occupent dans le commerce local : « épicier Chinois », « photographe chinois ». Nous voyons aussi que la Guyane est un territoire de circulation et d’échange à l’échelle nationale (paquebot venant de métropole), mais surtout à l’échelle régionale (liaison Amérique du Sud – Caraïbes). Maufrais évoque peu l’espace urbain car cela lui rappelle la métropole : «Je hais Cayenne. On n’y respire que la médisance. Je hais les villes, leurs mondes, leurs lois ». Le centre historique de la capitale est évoqué, il s’agit de « la place des Palmistes, encombrée de baraques où l’on joue et danse ». Notons que cela correspond à une réalité toujours actuelle. Cette place en effet, pleine de palmiers royaux, est proche de la préfecture et reste un espace de croisement interculturel. Néanmoins, Maufrais s’attarde peu sur ces aspects, l’appel de l’Amazonie semble plus fort.
Le 4 septembre 1949, Maufrais est toujours à Cayenne. L’expédition prend du retard. Il perd son argent aux jeux. Il cohabite avec un « forçat qui lui raconte sa vie »: il terminait sa peine en tant que « cuisinier, laveur, repasseur, bonne à tout faire, brave garçon, trois évasions, des histoires invraisemblables ». Maufrais indique également la présence de forçats à Maripasoula et dans des villages plus éloignés. Ils étaient « infirmiers» et pratiquaient des soins à la population locale pour purger leur peine. Cet aspect du récit nous montre qu’en 1949 les bagnards font encore partie du maillage de la population. Rappelons que la Guyane est depuis Napoléon III (1854) un espace de relégation pour les bagnards français. L’abolition ne sera effective qu’en 1953, quand un dernier convoi organise le rapatriement de ses ultimes forçats [4].
Par la suite, Maufrais longe la Guyane côtière. Il quitte la capitale, à pied et va de Cayenne à Mana, en passant par Kourou, Sinnamary, en terminant par la jonction Iracoubo-Mana. C’est à Mana, le 6 octobre 1949 qu’il quitte la côte pour s’enfoncer dans la Guyane profonde. Il sera accompagné de « créoles » et de « Bosch » durant une grande partie de son expédition. De village en village nous découvrons la géographie humaine de son périple intra-Guyane, c’est-à-dire d’une autre Guyane. Là est la complexité et la beauté de cet espace, aspects parfaitement compris par Maufrais. D’un espace d’intense marginalité, nous verrons que le sacro-saint modèle du centre et de la périphérie devient caduc face à des espaces dynamiques et vivants, quoique souvent mouvants et éphémères. Maufrais nous livre dés-lors une facette intéressante de la Guyane de l’après-guerre : atomisation politique et économique, urbanisation éclatée, littoralisation de la population et des activités, centre vide et périphéries pleines, espace de mobilités, espace de relégation, espace de comptoir, territoire envié, territoire soumis, espace de circulation des biens et de marchandises, frontière mentale et physique entre la côte et l’intérieur forestier, ainsi qu’un large spectre lié au sentiment d’appartenance territoriale qui diffère selon la personne ou les communautés concernées.

2. L’expédition dans la forêt amazonienne : un « enfer vert » qui cache les richesses d’une vie humaine, animale et végétale.

A lire Maufrais, l’expédition parait simple : « je prendrai donc la Mana (fleuve réputé aux 99 sauts); de là, je joindrai l’Itany, puis l’Ouaqui et enfin le territoire inexploré ». On peut se demander (et lui-même s’interroge à plusieurs reprises) pourquoi ne s’est-il pas contenté de suivre le cours de l’Oyapock à l’Ouest, en pirogue sur plus de 370 km afin d’arriver aux Tumuc-Humac. Comme s’il n’avait pu s’empêcher de pénétrer dans la forêt. Ce qui est intéressant, c’est qu’il suit (dès le départ sur le Mana), des commerçants, « les ravitailleurs », groupe composé de femmes et d’hommes qui alimentent, avec leurs longues pirogues en bois aux moteurs allemands (si rares et si précieux à l’époque), de petits villages, voire de simples carbets (abris en bois, ou petites cases) d’orpailleurs ou d’habitants locaux. Maufrais s’insère progressivement dans un réseau humain et naturel « sauvage », dans un itinéraire géographique du Nord au Sud de la partie Est du territoire de l’Inini (l’intérieur de la Guyane). Pour ce faire, il fera escale le long du fleuve Mana dans les villages de Mana, de Fromager Tamanoir et de Dépôt Lézard. Entre ces trois villages, il ne cesse de conter la complexité de passer les Sauts en pirogue surtout en groupe : « tirés à la cordelle, poussés au Takari, les canots franchissent péniblement le double obstacle pour se trouver nez à nez avec le Saut Patowa ». Il passe ensuite sur le fleuve du Petit Inini, affluent du Maroni, il fera escale aux villages de Dégrad Sophie, Dagobert, La Grève, Cambrouze puis Maripasoula (simple bourgade à l’époque qui ne comprend que « six cases », Maufrais s’énerve même de l’absence d’un poste radio), sur le fleuve du Grand Inini le 13 novembre 1949.
Il ne le sait pas, mais à ce moment, Maufrais a déjà parcouru un peu plus de la moitié de son expédition. Une fois rejoint le fleuve de l’Ouaqui, il s’arrête dans les petits hameaux de Ouaqui, Dégrad Roche, Grigel, Dégrad Vitallo et enfin celui de Tamouri où il sera aperçu pour la dernière fois. Nous sommes alors en décembre 1949. Marge dans la marge, ce chapelet de villages (en 1950) crée des formes de dynamisme par les mobilités qu’il provoque. Si beaucoup de ces villages n’existent plus ou sont réduits en friches, certains ont explosé démographiquement, à l’image de Maripasoula, plus vaste commune de France en 2021. Maufrais s’intrigue de ces espaces où le mode d’habiter est intense et parfois similaire à celui du littoral. On s’y dispute, on va chez le pseudo commerçant pour y acheter du « corned beef » avec des pépites d’or, on y achète un gramme d’or la douzaine de bananes ! On mange, on prie pour certains, on fume et on boit pour d’autres, bref on vit. Ces espaces de vie éphémère, pour certains issus de l’orpaillage (principalement venant des Antilles et notamment de Sainte-Lucie), pour d’autres des tribus amérindiennes comme les Wayana, très présents dans le territoire de l’Inini, créent des paysages de friches : « nous atteignons un terrain peu accidenté (…) il y a eu des cultures. Quelques bananiers sauvages, un citronnier, des arbres sciés, les bois du carbet se sont effondrés, la broussaille a recouvert le village Ouapa ». Ici, nous pouvons nous arrêter sur la façon dont la temporalité agit sur la fragmentation paysagère de ces espaces « le long de l’Ouaqui, on aperçoit les traces de nombreux villages devenue vides et désert ».
L’ethnologue Michèle Baj Strobel décrit avec finesse l’installation de ces chantiers éphémères : « Ce pays des ocres en coulées et des verts en cascades est fait de méandres fluviaux et de petites criques qui se perdent dans le sous-bois (…) c’est à proximité des berges que sont installés des chantiers transitoires où l’on lave le gravier, les roches et les alluvions » [5]. L’auteure décrit également la richesse de la pénétration de la créolité (à travers les orpailleurs antillais) dans les bourgs de Maripasoula. Maufrais en a fréquenté bon nombre et a vécu un temps avec eux, même si cela ne découlait pas de son projet initial. Sans eux, il n’aurait surement pas dépassé le haut Mana. On observe également l’échange entre différents savoirs culturels et géographiques : Maufrais apporte avec lui du matériel et des pratiques, répandus sur la Guyane côtière mais rares dans l’intérieur « me voici transformé en toubib, prenant le pouls d’un bébé malade, ordonnant tisanes et cachets, supprimant tafia (eau-de-vie composée de mélasse de canne à sucre et de gros sirop) et piments aux estomacs fatigués ». Lui aussi apprend beaucoup, il s’enrichit à travers la connaissance des Buschinenges, véritables maitres des lieux. Maufrais apprend à construire une pirogue, à fuir le jaguar, à cuisiner le manioc, le couac, le wasay, boire le tafia, à s’orienter dans la forêt, à chasser le cochon, l’iguane, le pécari, le hocco. Il apprend progressivement à comprendre et à dompter son milieu, celui de la forêt amazonienne. Maufrais apprivoise progressivement un espace et se familiarise avec un territoire éclaté, mais parsemé d’indices de vie humaine, animale et végétale. Nombre de ses descriptions concernent la majesté de cet écosystème amazonien : « Les lianes énormes traînent par paquets dans le courant et servent d’asile aux martins-pêcheurs qui nous défient de leur vol étincelant, des feux de leur ventre rouillé et des ailes bleu d’acier ». Maufrais loue la forêt amazonienne et nous invite à ne pas l’interpréter aux dépends d’un centre. L’explorateur – comme le géographe- se met alors à douter : espace d’hyper-marginalité, ou espace d’intenses centralités géographiques atypiques ?

3. Maufrais : de l’expédition rêvée à l’errance, de la persévérance à la folie  géographique.

Plus qu’une expédition géographique, ce périple apparait comme un kairos nécessaire dans la vie de Maufrais, par lequel il « devient un homme » selon les mots d’un de ses amis d’enfance sur les quais du Havre. Dès le début, la Guyane est présentée comme un territoire totalement inconnu, mystérieux, intriguant. On sent qu’il est mû – au-delà de ses travaux de reporter – par un sentiment d’attraction spatiale, par une quête plus profonde qu’une curiosité ou une envie d’exotisme. Se créé alors un mélange entre l’histoire propre de son existence et l’attraction que provoque la Guyane, véritable « terre de mythes » [6]. Ce qui marque, c’est la ténacité, la persévérance de Maufrais face à sa lente progression dans la jungle amazonienne : « ce sera soit l’échec, c’est-à-dire la mort, soit la réussite. Pas de demi-mesure ! Aller  droit de l’avant et demeurer courageux ! ». Il ne parviendra pas aux Tumuc-Humac et y laissera la vie, mort d’épuisement mental et physique. La cause la plus plausible  reste la noyade dans les courants intenses, non loin du Tamouri, à environ 80km de son objectif, encore plus au Sud. Il voulait rejoindre à la nage le village créole de Bienvenue, à 70km au Nord avant de repartir. Son corps ne sera jamais retrouvé, malgré des dizaines d’expéditions menées par son propre père.
A travers ce voyage initiatique, Maufrais semble à la fois s’être trouvé et perdu. Sa  radicalité, sa force de conviction – il n’a jamais abandonné face à la faim qui le rongeait durant ses derniers jours de solitude : « vais-je mourir de faim ici ? J’ai chassé toute la matinée, rien, rien, rien. Bois et rivière sont morts, atrocement vides, j’ai l’impression d’évoluer dans un désert immense prêt à m’écraser » – se sont peu à peu transformés en extrémisme et délire. La folie n’était pas tant d’avoir mangé son chien Boby, qu’il avait rencontré lors de son périple et qu’il aimait particulièrement : « Soudain je me suis senti si seul que j’ai réalisé ce que je venais de faire et je me suis mis à pleurer, plein de rage et de dégoût », mais la perte progressive de son rapport objectif à l’espace et au territoire. Conscient de l’ambivalence de l’Amazonie guyanaise, à la fois terre hostile qui le désespère, et terre majestueuse dans laquelle il se reconnait petit face à l’immensité géographique qui l’entoure : « Quelle brutalité dans ces verts, dans ces noirs ; l’homme se ramène à ses justes proportions, perdu dans un tel océan », il ne pense jamais faire demi-tour. Croyant, Maufrais s’en remet à Dieu tout au long de son carnet : « Dieu m’accompagne dans ce périple, c’est une conviction profonde ». Le bois, le sous- bois et les cours d’eau font office de « manne » pour Maufrais, lui donnant ou le privant de son pain quotidien. Parfois en abondance (lorsqu’il parvient à chasser le cochon), parfois rien, un escargot ou un lézard au mieux. Géographie et spiritualité imprègnent son expédition qui devient pour lui une descente dans l’abime de soi et de Dieu.
A cet égard, Maufrais nous aide à voir que la forêt, immuable, épaisse et humide est un enfer géographique pour ceux qui veulent qu’elle soit un enfer. Elle peut être hostile, avare, indomptable mais tout autant salvatrice. Peu de jours avant sa disparition, Maufrais s’exprime « Oh ! Guyane ! Terre méconnue…Ce n’est pas toi, ni l’effort qui tue l’Européen ; c’est lui qui se suicide et, comme il lui faut un prétexte, il te choisit comme bouc émissaire ». Il est difficile, en lisant ces lignes, de ne pas penser à Tristes Tropiques de Lévi-Strauss et à cette critique de la civilisation occidentale qui espère, à travers la virginité de la forêt, retrouver une virginité spirituelle qu’elle aurait perdue, écrasée par un progrès technique incontrôlable. Le plus troublant est que Maufrais semble parler de lui-même en évoquant le « suicide de l’Européen ». En abandonnant ses affaires les plus lourdes (dont son carnet) pour effectuer la jonction Fourca-Camopi, puis Camopi-Bienvenue, il semble ne plus croire en sa survie. Tout se passe comme s’il était tombé dans une forme de folie géographique où l’unique chose qui le tenait en vie, l’unique principe de réalité serait l’existence des Tumuc-Humac. A ce moment, la fantasmagorie géographique s’amplifie et Maufrais instrumentalise un espace géographique, l’idéalise, pour pouvoir s’accrocher et ne pas tomber.
Si le problème de Maufrais n’est pas essentiellement géographique mais plutôt psychologique, sa quête nous aide à voir qu’il n’y a pas de psychologie sans une géographie idéale. L’Odyssée d’Homère avait ouvert la voie pour une lecture géographique et spatiale de l’existence et de sa signification. Mais précisément, si Homère nous parle de la nécessité pour l’homme de se lancer dans un nostos, un voyage de retour au pays natal et de le raconter, le carnet de Maufrais nous décrit un espace qui semble dévorer le voyageur et non le sauver. Le but d’Ulysse était de retrouver la civilisation, les siens : son épouse et son fils. Celui de Maufrais semble plutôt de fuir les siens en s’imaginant une filiation avec l’espace amazonien. C’est cette fuite dans l’espace, dans l’imagination géographique qui semble l’avoir perdu. Le manque de rigueur dans la préparation de son voyage révélait déjà une conception  peut-être naïve de la nature.
Alors qu’il souffre de la chaleur et de l’humidité sur l’Ouaqui,  Maufrais pense déjà  à un autre départ,  à « de nouveaux paysages. Je voudrais voir des terres glacées, des  steppes, la toundra, le grand Nord…J’ai déjà élaboré un plan de raid ». Le 12 janvier 1950, un jour avant qu’il n’abandonne son carnet il écrit : « La hâte de pénétrer cet inconnu efface ces pensées moroses. Oh ! Vie primitive, si rude et si belle ».

Croquis de Geoffroi Crunelle extrait de l’article « Raymond et Edgar Mau-frais : le fond documentaire désormais à Toulon », paru dans la Revue de la Société des Amis du Vieux-Toulon n°139, 2018.

Joseph Chapel, avril 2021

[1] Raymond Maufrais, Aventures en Journal d’un explorateur disparu. Edition Julliard, 1952.
[2] Walter Raleigh, El Dorado, Utz/Edition Unesco, Paris, 1993.
[3] Emmanuel Lézy, Guyane, Guyanes, Belin, 2000.
[4] « Pour une introduction à l’histoire du bagne de Guyane, » cf. Geo Magazine, Histoire sur les Antilles, n°43, janvier-février 20.
[5] Les Gens de l’or. Mémoire des orpailleurs créoles du Maroni (Guyane), éd. Plon, 2019.
[6] Lézy, Op. Cit.