Le 22 octobre 2014 au Café de la Cloche, les Cafés Géo de Lyon accueillent Marylise Cottet, chargée de recherche CNRS à l’UMR 5600 Environnement Ville Société, et Jean-Baptiste Chémery, géographe de formation et fondateur du bureau d’études Contrechamp. Leur exposé questionne les cours d’eau comme des ressources qui soulèvent des enjeux de gestion. La participation citoyenne sera centrale dans leur propos.
L’eau est un enjeu de société autour de cinq grands enjeux pour Marylise Cottet.
Le premier enjeu est l’eau potable. L’eau est alors vue comme bien de consommation (peu importe son origine, eaux des rivières ou des nappes d’accompagnement). Toute une série de traitements, via les stations d’épuration notamment, rend l’eau consommable. Ensuite elle est distribuée avant d’être de nouveau retraitée. Ce processus est appelé le petit cycle de l’eau.
Le deuxième enjeu se rapporte aux activités de production où l’eau intervient comme une ressource. Pour toutes les activités socio-économiques, l’eau joue un rôle central. Ainsi, l’eau est utilisée pour la production énergétique (nucléaire ou hydroélectricité). De plus, une grosse part de la production agricole est irriguée. Elle accompagne enfin toute la production industrielle. Face aux chiffres, il faut distinguer l’eau consommée et l’eau réacheminée : le secteur énergétique, après l’utilisation, redistribue l’eau directement au milieu au sein duquel elle a été prélevée, tandis que ce cycle est plus long pour les activités agricoles. De plus, les périodes d’irrigation posent d’autres questions de gestion quantitative puisqu’elles correspondent aux périodes d’étiage des cours d’eau.
Ensuite l’eau est un espace support d’infrastructures de transport. Le Grenelle de l’Environnement met l’accent sur le réseau de transport lié à l’eau. A titre d’exemple, dans le Nord de la France, un projet vise à relier la Seine et le Nord de l’Europe (projet porté par l’acteur Voies Navigables de France).
Puis l’eau peut être lue à travers le risque. Les inondations soulèvent la question des constructions dans le lit majeur. Afin de se protéger des inondations, toute une série d’ouvrages ont été construits : cette artificialisation ou le corsetage des cours d’eau dans leur lit peut accentuer les inondations. En aval des protections, le risque peut être accru. Les politiques de prévention de type zonage visent à faire de la prévention.
Enfin l’eau peut être vue à travers le prisme du milieu. L’eau accueille toute une série d’écosystèmes pour une faune et une flore très spécifiques. Certains individus accordent une certaine valeur à ces milieux : cette vision biocentrée accorde une valeur intrinsèque à la nature. A cela s’ajoute une valeur plus anthropocentrée à travers la notion de services écosystémiques (figure 1).
Par exemple, les bras morts peuvent accueillir les eaux en temps de crue, ils filtrent l’eau… Des chercheurs tentent de mesurer économiquement la valeur de ces milieux, notamment autour des questions de potentielles compensations.
L’eau apparaît comme un enjeu de société. Mais un enjeu de société n’est pas forcément un enjeu citoyen. Si le politique prend en charge cette question, qu’en est-il des citoyens ?
La politique de l’eau en France et en Europe affirme que le citoyen doit être impliqué dans la gestion de l’eau. La DCE dit que le succès de sa mise en œuvre nécessite notamment l’information, la consultation et la participation du public, y compris des utilisateurs. Il s’agit de redonner la parole aux citoyens. Ce dispositif est récent : il date essentiellement du Sommet de la Terre de Rio et est formalisé à l’échelle européenne dans la convention d’Aarhus (1998), elle-même traduite en droit français en 2002. La démocratie participative est alors entérinée. Il y a encore vingt ans, la gestion était relativement technocratique à travers le rôle de l’Etat.
La politique de l’eau en France introduit le principe de gestion intégrée. Cette disposition réintroduit le citoyen dans la gestion de l’eau. Cela repose en particulier sur le principe de solidarité : dès 1964, le bassin versant apparaît comme une échelle pertinente de gestion. Cette échelle est cohérente d’un point de vue écologique : une pollution qui a lieu en amont du bassin se diffuse vers l‘aval. La gestion par bassin sous-entend d’instaurer une solidarité à la fois entre les différents usages de l’eau (et donc, entre les acteurs) et entre les différents secteurs géographiques du bassin (le pompage en amont a des conséquences en aval). Cette solidarité demande d’impliquer les acteurs et de les laisser s’exprimer.
Un exemple sur la rivière d’Ain est proposé. Il présente les résultats d’un programme de recherche appelé « Habiter la rivière d’Ain », financé par l’Agence de l’eau RMC et EDF. La rivière d’Ain présente deux grands secteurs : en amont du lac de Vouglans, se trouve un secteur montagneux et une rivière encaissée tandis qu’en aval, la rivière draine une plaine agricole (cultures intensives de maïs). Le linéaire de la rivière connaît donc une rupture du point de vue de la géomorphologie et des usages ; cette rupture est accentuée par la présence du barrage qui rompt la continuité du cours d’eau. Anne-Lise Boyer, dans son mémoire de 2014, a demandé à un groupe de personnes de réaliser des cartes mentales, au sein desquelles elles devaient figurer différents types d’information. Elles devaient notamment représenter les secteurs de la rivière qui ont de la valeur à leurs yeux (Figure 2).
Les résultats montrent que les gens de l’amont du bassin valorisent presque uniquement des secteurs situés à l’amont, tandis que les gens de l’aval, s’ils sont focalisés sur l’aval, ont conscience qu’ils dépendent de l’amont. Au niveau de la gestion, là aussi, le bassin est coupé en deux : les gestionnaires de l’amont sont différents de ceux de l’aval. Un projet de charte est en cours pour tenter d’homogénéiser cette gestion et d’améliorer la gouvernance de la rivière.
La gestion intégrée tente donc de prendre en compte autant que possible tous les enjeux posés par une rivière. Ce principe est affirmé par la loi sur l’eau de 1992. La concertation permet d’ouvrir des discussions entre les acteurs pour identifier l’ensemble des enjeux mais aussi, pour les hiérarchiser en termes d’importance. Les priorités tentent d’être définies en commun pour favoriser les arbitrages. Des espaces de dialogue ont été créés en France pour mieux co-définir la politique de l’eau. Ces instances de concertation sont mises en place soit à l’échelle des grands bassins avec le comité de bassin (élus, collectivités territoriales, représentants des usagers…), soit à l’échelle locale avec des commissions locales de l’eau. Le comité de bassin guide à l’échelle du grand bassin la politique de l’eau : les redevances de l’Agence de l’eau y sont aussi fixées.
Une participation, oui, mais laquelle ?
Le système de représentation pose deux grands problèmes. La représentation dans ces commissions est-elle représentative de tous les intérêts de tous les usagers ? Cette problématique est plus large : dans tout système représentatif, cette question se pose. En pratique, impliquer tous les citoyens à l’échelle individuelle semble impossible, notamment matériellement. La délégation de prérogatives est aussi un choix de société. Le deuxième enjeu est le suivant : quelle efficacité des plans de gestion définis dans ces instances sans implication citoyenne derrière ? Ainsi, la Directive Cadre Européenne sur l’eau (DCE) impose un bon état écologique et chimique des cours d’eau. Sur l’Yzeron, affluent du Rhône, des modèles hydrologiques et météorologiques ont calibré le réseau de collecteurs des eaux usées. Mais ce système ne fonctionne pas parfaitement : des rejets persistent. Certaines propriétés ne bénéficient pas de l’assainissement collectif : basculer d’un assainissement individuel à un assainissement collectif a un coût. L’échelle de la propriété privée questionne donc l’efficacité des politiques.
La sensibilisation semble donc centrale. Le GRAIE développe une série « Méli Mélo – Démêlons les fils de l’eau » (http://www.graie.org/eaumelimelo/) avec les acteurs de Kaamelot (Merlin et Perceval). Ces films sensibilisent les citoyens à différents grands enjeux comme les pollutions ou le transport sédimentaire.
Dans ce contexte quel apport de la recherche ?
La recherche peut accompagner ces réflexions, notamment par la mise en évidence des jeux d’acteurs. Il s’agit de montrer la place de chacun dans le jeu d’acteurs. La recherche peut également caractériser les différentes valeurs portées aux milieux par les différents acteurs, de manière à mieux les prendre en compte. Marylise Cottet a dirigé avec Anne Honegger et Bertrand Morandi un fascicule téléchargeable gratuitement en ligne sur le site de l’ONEMA sur le thème « Connaître les perceptions et les représentations : quels apports pour la gestion des milieux aquatiques ? » (http://www.onema.fr/Perceptions-representations-et-gestion-des-milieux-aquatiques).
L’exemple de l’Yzeron est développé à travers le programme « Traquer le regard », financé par l’Agence de l’eau RMC. L’Yzeron est très artificialisé et dégradé (Figure 3).
Un projet vise à restaurer la rivière : il souhaite casser le béton, recréer des processus écologiques « naturels » (en termes d’écoulement ou de végétation), mais aussi lutter contre les inondations et favoriser la renaturation des berges pour améliorer le cadre de vie des habitants. L’étude porte sur trente riverains, vingt-deux experts et cinq élus. L’étude a recours à la méthodologie d’eye tracking qui enregistre les mouvements oculaires et filme ce que les personnes regardent (Figure 4).
L’analyse porte sur la perception du paysage sur un linéaire de deux kilomètres. Au niveau de neuf stations d’arrêt, les enquêtés étaient interrogés sur ce qu’ils aimaient ou non dans le paysage. La neuvième station constitue une station de référence puisqu’elle avait déjà été restaurée préalablement. La focus map produite après le traitements des données oculométriques présente les fixations des enquêtés : les habitants regardent moins le chenal que les experts, ils se focalisent plus sur le cadre environnant. Sur la dernière station, les écarts se creusent encore davantage : les experts regardent encore plus la rivière dans cette station restaurée. Dans les discours, les éléments positifs sont en lien avec la nature (notamment la faune et la flore) et les éléments négatifs sont liés à l’artificialisation du paysage. Les experts s’intéressent plus aux objets situés dans la rivière, quand les habitants se focalisent sur le cadre ou l’ambiance dans un environnement global (Figure 5).
Gérer une rivière, c’est toujours gérer une rivière dans un contexte. La restauration semble avoir un vrai impact : les durées des fixations des riverains sont beaucoup plus longues sur le secteur restauré que sur les secteurs artificialisés. Cela peut traduire une certaine fascination des paysages naturels. Certains psychologues relient cela à la fatigue mentale exprimée en ville face à un repos plus grand ressenti à la campagne.
La parole est alors laissée à Jean-Baptiste Chémery qui intervient autour des questions de politiques publiques. Son bureau d’étude s’intéresse aux questions socio-politiques, généralement en lien avec des projets techniques. Son travail de consultant peut avoir lieu en amont du projet pour analyser la situation, ou en aval pour évaluer la portée de ce type de démarche. Le travail se concentre sur l’écoute mais aussi sur l’entente (ou le compromis). Les recommandations ou la gouvernance correspondent d’après lui à du « bricolage permanent » : il s’agit de s’adapter aux contextes locaux et non de rester focalisé sur les grilles de lecture.
En tant que maillon du cycle de l’eau, les interactions hommes-rivières sont essentielles. Les différents états des rivières nous concernent, tant la pénurie que le surplus ou la qualité. En tant qu’usagers directs ou indirects, nous sommes donc tous concernés par ce qu’il advient aux rivières.
Dès l’Antiquité, les rivières sont une question socio-politique : les rivières ont toujours été un lieu d’installation des sociétés. Le Canal Saint-Julien prend son eau dans la Durance : dès 1172, l’usage énergétique de l’eau est défini dans un édit. Aujourd’hui, c’est un usage en termes d’irrigation qui prévaut. La Révolution industrielle a accéléré les choses. Les Trente Glorieuses ne l’ont pas été pour les rivières : elles font alors l’objet d’une multiplication des pressions (notamment pour les matériaux de constructions ou la mise en place de barrage), un changement en termes de capacité d’aménagement (recouvrir les rivières) et un changement dans les cultures (où les rivières ont pu être dévalorisées). Les conséquences de ces pressions ont mis un certain temps à être prises en compte : à la fin des années 1970 – 1980, des environnementalistes (comme alerteurs) ou des pêcheurs (comme veilleurs) ont soulevé ces problématiques. La mobilisation des collectivités a pu réclamer dix ou vingt ans de plus pour mettre en place des scènes de concertation ou la montée en puissance de l’entrée dite milieu. Aujourd’hui cette politique semble adulte avec un accroissement du pouvoir d’injonction de ces politiques. Un des risques semble être le retour d’une technocratie. Parmi les questionnements futurs, le rôle des collectivités locales et intercommunales semble s’affirmer.
Les facteurs favorables à la représentation citoyenne sont les inondations qui créent des mobilisations fortes, les pollutions ou la dégradation du cadre de vie. Dans le Lubéron, le Cavalon se jette dans la Durance à Cavaillon et vient de Banon. C’est le premier SAGE de la région PACA. La rivière était polluée par les industries des fruits confits : il y a eu une mobilisation notamment par un photographe allemand (reportage dans Géo titré « La rivière assassinée » publiée en 1983). Le Parc naturel régional du Lubéron porte le projet de SAGE qui est approuvé en 2001 soit huit ans après le début du projet. La gestion de l’eau demande une certaine densité d’habitants mais aussi des pressions. La loi de 1992 donne le statut de patrimoine commun de la nation et semble être une rupture importante. La demande sociétale ne doit pas être exagérée Quand une identité territoriale se fonde sur une rivière, le processus semble favorisé. A la Martinique, l’attachement aux rivières reste par exemple très marqué aujourd’hui.
Parmi les freins, il faut citer les représentations sociales ancrées, la nature diffuse et structurelle des pressions (comme de nombreux points noirs ont aujourd’hui disparu), les intérêts privés ou particuliers impliqués (notamment les enjeux de propriétés et de foncier), la complexité (réelle ou non) technique de certaines questions, la non-rentabilité de ces questions d’un point de vue politique, les rôles joués par des macro-acteurs (notamment EDF), les difficultés pour atteindre un compromis, la baisse des moyens publics (la concertation présente un coût qu’il ne faut pas ignorer), les règles ou les conditions de la mise en œuvre des politiques publiques… Le changement climatique
En guise de conclusion, J.-B. Chémery propose du light painting autour de la rivière la Semène. Dans les années 1950, un barrage est créé pour l’eau potable de Firminy. Le barrage devait alimenter 100 000 habitants, quand Firminy n’accueille que 20 000 habitants. Aujourd’hui, certains acteurs aimeraient que ce barrage soit retiré.
Le débat avec la salle commence alors.
Est-ce qu’on a une idée, en termes de mobilisation citoyenne, du type de personnes qui se déplacent ? Ces personnes sont-elles représentatives ? Et si oui de quoi ?
JBC. Le type de personnes dépend de la période dans la vie du projet. Au départ, ce sont souvent plutôt des acteurs environnementaux. Ensuite il faut faire attention aux gens qui se cachent derrière les intérêts environnementaux, mais qui peuvent avoir d’autres intérêts. Nous cherchons la pluralité d’acteurs. Après, le temps est fondamental : avec plus de temps, plus d’acteurs peuvent intervenir.
Est-ce que le conflit va créer une concertation ou plutôt la rendre impossible ?
JBC Les rivières ont une réalité physique incontournable : elles constituent des objets passionnants, ce sont des miroirs de la société. Instituer la concertation, ce n’est pas possible tout le temps… Au bout d’un moment les gens fatiguent. La concertation a donc des moments de vie qu’il convient de tenir. Il y a des moments charnières où des gens échangent à bâtons rompus. Mais parfois cela reste très formel. On a au bout d’un certain temps, un renouvellement de cycle (environ tous les sept ans), et alors on est obligé de réexpliquer aux gens.
MC. Le conflit est là en permanence : le conflit est révélateur d’enjeux. Faire discuter les gens permet de concilier ces enjeux. La difficulté est toujours de savoir jusqu’où le conflit peut être géré.
Compte-rendu réalisé par Emeline Comby relu et amendé par les intervenants.