Cyril Roussel, Université de Poitiers
Festival Vagamondes Mulhouse
12 janvier 2018
Réfléchir à l’Irak après DAECH revient à analyser les enjeux territoriaux car DAECH est un produit de l’Irak, né dans la région sunnite d’Anbar. Depuis les accords Sykes-Picot de 1916, l’Irak, dans la sphère d’influence anglaise, a conservé les 3 wilayats de l’empire ottoman: Bagdad, Mossoul et Bassora.
Dans les années 60, le régime de Bagdad a essayé de modifier la société où prédominaient les logiques communautaires, où se côtoyaient arabes, kurdes, turcomans, turkmènes, yazidis, chrétiens. Le prolongement de la plaine mésopotamienne (région d’Erbil) occupe une grande part du nord de l’Irak, où réside la majorité des Kurdes, minorité persécutée, disséminés dans un territoire enclave aux contours flous. Si DAECH se bat en plaine, les Kurdes se battent en montagne où ils mènent une guérilla depuis 1950.
Le mouvement politique kurde se structure au début des années 50 autour de la figure du général Mustapha Barzani, ancien chef de tribu dont le fils Massoud, a dirigé la région autonome du Kurdistan irakien de 2005 à 2017,sans pour autant réussir à unifier le mouvement et mène la révolte de 1961
Face à eux l’Irak se construit autour de partis dont le parti Baas, que l’on trouve aussi au Liban et en Syrie, un parti nationaliste arabe,défendant une idéologie pan arabe qui s’oppose au nationalisme des Kurdes dont les revendications sont nationales. Émerge progressivement un mouvement pan-kurde, qui associe le PKK (Peshmergas de Turquie), le PDK (Barzani) et l’UPK répartis entre la Turquie, la Syrie et l’Irak.
Au début des années 70, le parti Baas vient de prendre le pouvoir à Bagdad et entame des pourparlers avec les Kurdes sur la reconnaissance d’une région autonome mais la loi promulguée par Bagdad en 1974 est rejetée par les Kurdes qui reprennent les armes. En 1975, l’Iran cesse de soutenir les Kurdes d’Irak en échange d’un accord avec Saddam Hussein sur le Chatt el Arab. Les Kurdes d’Irak sont isolés car le PKK qui naît en Turquie en 1978 a une couleur marxiste qu’ils ne partagent pas mais continuent à résister.
Saddam arabise la région, mate la région par la violence, remplace la population kurde par des Arabes, déportant les populations originelles survivantes vers le sud de l’Irak où l’on a retrouvé de nombreux charniers. Cela a modifié la composition ethnique de la zone mixte, dans la perspective de repousser les Kurdes des régions pétrolières et de Mossoul. 4000 à 5000 villages ont été détruits, aucune vie n’a plus été tolérée dans le territoire de 30 km bordant l’Iran et la Turquie et les forces de Saddam ont procédé à des bombardements chimiques dans les zones de piémont qui ont fait des milliers de morts. Kirkouk a été arabisée et découpée administrativement pour faire des Kurdes une population minoritaire dans leur propre région dans les années 80..
Les Kurdes veulent revenir sur ce découpage,profitant de l’affaiblissement de l’Irak, mal remis de sa guerre contre l’Iran (80-88) qui l’a surendetté. C’est une des motivations de l’attaque du Koweït par l’Irak en 1990, rapidement matée par une coalition internationale, à laquelle participèrent des forces kurdes au nord et chiites au sud. Se retirant ensuite dans les montagnes, les Kurdes créent une région, autonome de facto, intégrant Bassora qui sera écrasée par les bombes au phosphore des armées de Saddam qui firent des dizaines de milliers de mort, provoquant la fuite des Kurdes vers l’Iran ou la Turquie, malgré la protection de l’armée occidentale (Provide Confort) Saddam vide la région et crée une » No light zone » à la frontière kurde. Une nouvelle insurrection en juillet 1991 à Erbil pousse l’armée irakienne à se replier des zones de peuplement kurdes en deçà de la « Green line » , une ligne de retrait qui ne correspond à rien. En fait, Saddam a changé de stratégie. Ne pouvant éliminer physiquement les Kurdes, il a décidé de les étouffer économiquement en retirant son administration et ses finances des zones Kurdes. Cependant même sous embargo, le « Kurdistan » est autonome pour la première fois. En 1992, y est élu un Parlement dominé par deux partis: le PDK de Barzani qui contrôle le nord et l’UPK de Talabani au sud, des partis rivaux qui s’affrontent et se feront bientôt la guerre entre 1994 et 1997.
En 2003, l’offensive américaine « Liberté en Irak » amène la chute et la mort de Saddam, ainsi qu’une guérilla et une insécurité permanente auxquelles les armées américaines n’étaient pas préparées. Les attentats, les luttes entre rebelles, les pillards,les milices dévouées à Saddam, entraînent une anarchie que nul ne peut encadrer. Les Etats-Unis sont déterminés à décapiter l’Irak, qu’ils veulent « debaassiser », Le pays sombre dans le chaos car principalement constituée de baasistes, l’administration est désorganisée laissant des milliers de fonctionnaires désœuvrés et plein de rancoeurs, qui se regroupent dans des milices sunnites, préludes de DAECH. Un terreau favorable aux troubles générés par Abou Moussab Al-Zarqaoui qui avait fait ses classes auprès de Ben Laden
En 2005, les Américains cautionnent la constitution de l’Irak en état fédéral avec une région autonome kurde au nord, .
Pour marginaliser les Sunnites et punir les Baasistes,, les Etats-Unis confient aux Chiite le gouvernement de l’Irak où ils forment un groupe majoritaire. La guerre civile reprend en 2006 après l’attaque du parti du Mahdi, un mouvement chiite basé à Bassora par l’armée irakienne sans que les Américains, qui y voient un affrontement classique entre milices chiites/sunnites, n’interviennent. Les Américains se contentant de financer des milices sahraouies pour lutter contre Al Qaida.
Pendant ce temps, les Kurdes s’organisaient au nord de l’Irak, jouissant de leur autonomie malgré les combats dans les zones de contact, arabisées par Saddam: « les territoires disputés ». Pour les Kurdes, la « ligne verte » représente une frontière même si elle ne correspond pas à leurs territoires communautaires car un tiers des Kurdes sont au sud de cette ligne et Kirkouk et son pétrole leur sont indispensables ce qui est bien évidemment contraire aux intérêts des Chiites irakiens. Mais sans ces zones de piémont, la région kurde n’est pas viable.
La perspective d’un grand Kurdistan entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie reste un mirage rêvé par les uns, redouté par les autres, qui a suscité 15 ans de bras de fer.
Le PDK et l’UDK ne tiennent pas à Mossoul, ville sunnite mais guignent Kirkouk. Pour y parvenir, les Kurdes déploient une stratégie consistant à envoyer des fonctionnaires payés par les Kurdes au sud de la ligne pour pallier les déficiences du pouvoir de Bagdad. Les forces de sécurité des peshmergas bloquent dans la région les avancées d’Ansar al Islam, proche d’Al Qaida .
En 2014, l’armée irakienne en se retirant laissent les Kurdes seuls face à DAECH sur la ligne de front divisée en 8 secteurs mais ils vont en profiter pour prendre le contrôle du pétrole de Kirkouk, finançant ainsi les 4 ans de guerre contre DAECH qui vont suivre. Ils espèrent obtenir leur indépendance.
En 2014, en Irak, l’ayatollah Sistani appelle la population chiite à se mobiliser contre DAECH , ce qui se traduit par la floraison d’une quantité de milices chiites qui parviennent en 2017 a chasser DAECH des territoires conquis en 2014 dont Mossoul. A partir de 2017, les Chiites « reclientélisent » les zones occupées par les Kurdes au sud de la ligne verte, peuplées de Turkmènes, Kurdes et Chiites. De nouvelles tensions fracturent les communautés, Yésidis comme Chrétiens , inquiets de ces nouveaux troubles.
En septembre 2017, Barzani prend le risque d’organiser un référendum d’indépendance dans la zone kurde, immédiatement sanctionné par Bagdad qui organise un blocus de la région.
En quelques semaines, les Kurdes perdent Kirkouk, les territoires disputés et sont relégués dans les montagnes. Leur manque d’unité ( PKK/UPK/Peshmergas)expliquent leur rapide échec suivi du retrait de Barzani de la scène politique.
DAECH a été repoussé mais la question de la place des Sunnites et des Kurdes en Irak n’est pas réglée. La région risque de souffrir encore longtemps d’instabilité prolongeant le chaos dans lequel le pays survit depuis 2003.
A Mulhouse, festival Vagamondes, salle de la Décapole 12 janvier 2017
Cyril Roussel. Université de Poitiers
Notes non validées par le conférencier : Françoise Dieterich
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