(<i>The Homesman</i>, Tommy Lee Jone, 2014, USA)

(The Homesman, Tommy Lee Jone, 2014, USA)

Repartir vers l’Est. Cinq semaines à travers le Mid-West, tour à tour glacial et balayé par le vent, avec en point de mire le Missouri, mais pour le franchir à l’envers, contre le sens de l’histoire. Fuir. Échapper à la Wilderness, devenue enfer, épreuve insoutenable, impasse à ciel ouvert, territoire de la diphtérie, de la famine, de la nature indomptée et pour toujours hostile. Tenter, dans un dernier face à face avec les éléments, de rallier la Civilisation, seul espoir de salut. In fine, opter pour le retour, la résignation, ultime aveu de faiblesse, d’impuissance : désolés mais non, impossible, on ne le fera pas, on rentre à la maison, conquérir l’Amérique rend trop fou, ou trop idiot, et puis l’Ouest, vraiment, ce n’est pas ce qu’on nous avait promis.

Fuir, c’est ce que fait Mary Bee, femme de caractère, the best man around si l’on en croit l’un des habitants de Loup, bourgade du Nebraska profond, tel qu’il pouvait être profond dans les années 1850 – une banque, une église, un menuisier, quelques fermes alentour. Ou plutôt aider à fuir : Mary Bee transporte dans l’Iowa trois femmes devenues folles, et pas qu’un peu. Elle les soustrait au milieu et à sa folie. Car à l’Ouest, le milieu, implacable, avec ses prises âpres et coupantes, façonne des pionniers à son image : brutaux, bornés, imbéciles, et des femmes qui semblent revenir à l’état minéral et se fondent, au fil du voyage, dans le paysage aride. Il n’y a rien à faire à l’Ouest, que de creuser une terre sèche et dure, que de chercher désespérément des signes terrestres de salut, entre deux génuflexions hypocrites devant le pasteur. Rappelle-toi, spectateur de John Ford, que la conquête de l’Ouest ne fut pas une partie de rigolade perturbée par quelques Indiens décervelés.

Tommy Lee Jones, dans une forme très – trop – classique, filme avec force cette immense absurdité, ce non-sens, ce délire prophétique que fut l’Ouest, gigantesque cimetière à ciel ouvert dont réchappèrent les plus cinglés, les plus résistants, les plus chanceux. Il pose longuement sa caméra sur ces femmes, rendues folles par l’absurdité de ce qu’elles vécurent auprès de maris partis à la conquête d’on ne sait bien quoi, la tête sans doute bourdonnante d’images véhiculées par les peintres et les romanciers de l’époque, les premiers à avoir forgé le mythe de l’Ouest. Rendues folles au milieu d’un semi-désert récalcitrant à toute domestication et proposant plus de grands espaces aux allures épiques qu’à l’Est, mais pas moins de misère.

Homesman

Film féministe, alors, sur ces trois femmes, victimes absurdes ? Et sur cette quatrième, Mary Bee, plus solide que les autres et qui accepte, quand tous les hommes s’esquivent piteusement, de les escorter à travers le vent et la neige ? Voire. Car c’est bien un homme qui portera finalement le récit jusqu’à son terme, s’autorisant au passage un exploit à la Eastwood – le cavalier solitaire face caméra, derrière lui les flammes de sa vengeance – en conclusion de la scène la plus sidérante du film.

C’est aussi cet homme qui, une fois à l’Est, dans une ville, une vraie, tout en nature domestiquée, géométrie parfaite et intérieurs bourgeois, boucle la boucle. De retour, le pionnier est un étranger et, un comble, même son argent n’a pas cours : désolé monsieur, les banques agricoles de l’Ouest ont fait faillite, vos billets ne valent plus rien. Out of place, indiscutablement et irrémédiablement, le pionnier, comme le John Wayne de L’Homme qui tua Liberty Valance, fait tache au contact du monde civilisé poursuivant son implacable progression : on le remarque entre mille, même dissimulé son accoutrement de nouveau riche. La frontier exclut et délimite dans le même mouvement. L’avancée de la culture industrielle et urbaine dessine un gouffre au-delà duquel elle repousse sans cesse des hommes fondus dans le milieu, devenus durs et grossiers comme lui, inaptes à la vie en société, plus mêmes foutus de s’asseoir à une table de poker avec des gentlemen.

C’est toute la beauté de la dernière scène, premier et dernier mouvement d’est en ouest du film, où l’on voit, depuis la rive orientale du Missouri, repartir le bac, avec dessus les parias, les bannis qui, ne sachant pas faire autre chose, repartent construire ce drôle de pays qui, dans le geste même de son achèvement, les fera disparaître.

Compte rendu : Manouk Borzakian (EPFL, Laboratoire Chôros, Lausanne)