Les cafés géographiques de Montpellier ont reçu ce mardi 5 novembre François Molle. Diplômé de l’École polytechnique, il s’est spécialisé à l’ENGREF (aujourd’hui AgroParisTech) et est titulaire d’un doctorat en sciences de l’eau de l’Université de Montpellier. Il a 40 ans d’expérience dans la recherche pour le développement sur des sujets tels que les petits barrages, l’analyse des systèmes d’irrigation, la gouvernance des bassins hydrographiques, la gouvernance des eaux souterraines, les politiques de l’eau, l’interaction entre les sociétés, la technologie et l’environnement, etc., principalement au Brésil, au Mali, en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Directeur de Recherche à l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement, France), il a été récemment (2010-2015) détaché à l’Institut International de Gestion de l’Eau en charge du développement du portfolio de recherche de l’IWMI (International Water Management Institute) dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Il est co-rédacteur en chef de la revue Water Alternatives.
Ainsi, son expérience sur le terrain, au plus près des acteurs concernés par la problématique de la crise des eaux souterraines en méditerranée (surtout dans ces zones spécifiques du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord où il a été détaché et où les problématiques hydriques sont exacerbées), le rend tout désigné pour nous parler de ce sujet complexe.


Tout d’abord la crise en chiffres :

Alors que le monde est mû par une pression liée au réchauffement climatique et à la croissance démographique, la demande d’eau est au cœur des enjeux de développement humain, de justice sociale et de développement environnemental. Stockées à 99 % dans les roches poreuses et perméables des sous-sols, les réserves d’eau font l’objet d’un pompage intensif. Le pompage total mondial annuel est de 1000 milliards de m³ dont 43 % sont utilisés pour les besoins d’irrigation et 50 % pour des usages domestiques. En France, c’est 6 milliards de m³ (dont 55 % pour l’irrigation). Le déstockage mondial représente 250 milliards de m³ par an soit 1/4. Paradoxalement, ces réserves qui de fait constituent une ressource essentielle et vitale, sont souvent sous-évaluées, mal gérées et même surexploitées.

Plus spécifiquement, François Molle se centre sur le cas méditerranéen très éloquent pour évoquer ces défis entre demande croissante et gouvernance hasardeuse. Cette région est caractérisée par un climat semi-aride et une forte pression démographique, est particulièrement vulnérable aux pénuries hydriques. Un stress hydrique par ailleurs amplifié par le changement climatique avec une baisse attendue de 10% à 30% des précipitations d’ici à 2050. Une grande partie des eaux de surface sont des restitutions d’eaux souterraines (par exemple en France c’est 60%). Les eaux souterraines y constituent ainsi une ressource stratégique : l’estimation est à 5 à 6 millions de puits recensés, lesquels impliquent une diversité d’usages (agricole, industriel, domestique) et d’acteurs potentiellement divergents.

La grande diversité d’usagers et de dispositifs techniques dans la crise des eaux souterraines :

– Il y a tout d’abord les qanats, qui sont des galeries creusées initialement en Iran avec des puits servant à sortir des matériaux et à la maintenance. Les qanats se sont développés et se retrouvent en Afrique du Nord et jusqu’au Japon ou en Amérique du Sud). Les galeries sont horizontales au lieu de vertical, le système produit de l’eau tout en reflétant changement hydrologique.

– Il existe plusieurs types de puits (et exhaure) avec des pompes plus ou moins performantes (une pompe à succion peut pomper que jusqu’à 10 m par exemple, mais on peut descendre le corps de pompe dans le puits. Les pompes submergées peuvent être mues par un axe (comme au Maghreb), ou électriques (quand on creuse un forage).

– Ils sont aussi classés par leur catégorie : puits individuels, forages pour l’agrobusiness; puits avec vente d’eau (marchés du service de pompage, en Asie) ; puits collectifs avec investissement partagés ; puits collectif de coopératives (Turquie) ; puits public dévolu (Tunisie) ; puits public (AEP).

Plusieurs modèles de gouvernance de leau et des puits :

            – 1) la gestion communautaire comme il en existe pour les puits collectifs ou les khettaras et les foggaras au Maroc, en Iran. La gestion peut se faire par des coopératives (Turquie, Algérie, Inde, Tunisie…) ou par des investissements privés conjoints (Maroc, Iran, Égypte…). Ce mode de gestion reste limité à des environnements sociaux et écologiques spécifiques. Il est rarement reproductible mais peut être efficace dans certains contextes. Ils sont souvent mis en danger par les systèmes technologiques (des puits toujours plus profonds), la rareté de la ressource et les concurrences entre les usagers, la tentation de la marchandisation de la ressource ou de systèmes productifs plus marchands (les producteurs tentés par la production intensive de pastèque au Maroc par exemple).

            – 2) la gestion axée sur le marché (Bekka libanaise, Australie, EU, Chili). Cette gestion présente également plusieurs limites, parmi lesquelles la difficulté de suivi et de contrôle de la ressource lorsqu’elle dépend des acteurs privés. Le Chili est un cas paradigmatique de la libéralisation du marché de l’eau mais aussi des impacts hydrologiques et sociaux liés à cette privatisation.

            – 3) la gouvernance des puits par l’État : dans les années 1980-1990, une majorité des pays du monde ont mis leurs eaux sous tutelle étatique (sous différentes formulations) si bien que l’acteur étatique entre en jeu dans cette gestion des puits. En 1985 par exemple, l’eau en Espagne devient un bien commun et un patrimoine national.

F. Molle distingue trois grandes catégories de politiques concernant les eaux souterraines et leur régulation :

a/ gestion de l’offre, politiquement plus acceptable et pour laquelle les États ont tendance à préférer « créer de la ressource » plutôt que la limiter (transferts, dessalement, recharges, stockage)
b/ contrôle du nombre et de l’expansion des puits (zonages de protection renforcés, imposer des quotas de puits, développer le régime de la déclaration). Des tentatives de fermeture des puits illégaux ont par exemple eu cours en Iran, au Maroc ou en Algérie. Les résultats restent partout limités. F. Molle explique notamment que seulement 15 % des puits du Roussillon étaient déclarés au début des années 2010.
c/ contrôle du pompage des puits existants. Au Maroc par exemple, en 2022, un comptage public des puits a été réalisé. Le résultat : 372000 puits (alors qu’on avançait auparavant le chiffre de 100 000), dont 90 % non autorisés.
La régulation par l’État peut passer par le rachat de puits et de licences, la fermeture de puits illégaux, la mise en place de compteurs etc. Cette police et régulation de l’eau sont dans l’ensemble limitées principalement par le coût très onéreux des investissements nécessaires et la grande difficulté à démanteler le système de puits illégaux.

            – 4) des modèles de cogestion (Etats-usagers) émergent lesquels permettent de concilier les intérêts des différents acteurs. Elle est encore trop rare dans le domaine des puits et des nappes phréatiques, selon le géographe.

Ces quatre modèles supposés répondre aux « crises » des eaux souterraines se révèlent en réalité insuffisants. Le problème central que François Molle évoque à propos de la gestion des eaux souterraines est le manque de volonté politique de l’État ou sa difficulté à imposer des règles face aux pressions des divers acteurs : intérêts particuliers prédominants, priorités nationales court-termistes au détriment d’une durabilité à long terme, concurrences bureaucratiques internes ou encore lobbyisme puissant en faveur d’un laissez-faire des pratiques aménagistes de l’eau. Ainsi, l’émergence d’une nouvelle culture de l’eau fondée sur des modèles de gestion et d’usage des aquifères plus égalitaires et plus respectueux de l’environnement est-elle freinée.

Questions du public :

=> Pourquoi n’y a-t-il pas plus de communication politique autour de ce problème ?
F.M – Les réponses politiques sont souvent des solutions réactives à des crises ponctuelles. Pour renverser la situation, il faudrait prendre des décisions impopulaires car c’est toute une économie qui s’est développée sur ces systèmes de pompage, et les conditions de vie de beaucoup d’acteurs en dépendent. C’est très difficile de revenir en arrière et de changer de modèle. Surtout quand les investissements faits sont considérables.
En Espagne, dans le bassin du Segura par exemple, les investissements pour assurer l’irrigation de systèmes à haute valeur ajoutée sont impressionnants : lorsque l’eau de la nappe est trop salée, ils peuvent pomper dans la 2e puis la 3e couche. Certains ont même des usines de dessalement individuels, ou sont connectés à une usine de dessalement étatique. Ils suivent la salinité de toutes ces sources et les mixent en conséquence pour que la qualité finale soit acceptable.
On observe des entrepreneurs itinérants, par exemple au Maroc, qui se rendent dans les espaces où l’eau souterraine est accessible et qui plient bagage quand la ressource s’épuise.

=> L’Espagne importe-t-elle sa pénurie d’eau ?
F.M -Effectivement, elle investit partout en Méditerranée. Son modèle « marche bien ». Les Espagnols ont une maîtrise de la filière qui leur permet d’investir à l’étranger en reproduisant ce système agricole hydrophage.

=> Une auditrice présente une initiative écocitoyenne positive dans les Bouches du Rhône autour de la nappe de Crau : l’objectif est une réappropriation territoriale de l’eau par les acteurs locaux et une collaboration entre gestionnaires des eaux humides/ agriculteurs/ citoyens à propos des puits et forages. L’initiative est financée par l’Agence de l’Eau et permet des espoirs.
F.M – Il y a effectivement des initiatives qui émergent et sont possibles quand le déséquilibre n’est pas trop grand et qu’il s’agit de stabiliser la situation. La Crau est quant à elle, encore largement rechargée par l’eau dérivée de la Durance. Les deux tiers de la nappe en sont issus. Donc, l’initiative de La Crau est une démarche prospective pour réfléchir à l’avance. C’est un cas encourageant qui a l’avantage de réunir de nombreux acteurs et des financements propres. Le contexte français est assez favorable à ce type d’action, il y a une multiplicité d’acteurs publics et d’études sur le sujet. Dans ce type de contexte, des initiatives peuvent permettre des marges d’ajustement de 15/20 %. Le contexte réglementaire et de gouvernance joue donc beaucoup.

=> Un auditeur souligne la difficulté des acteurs du SAGE de Montpellier à réguler les pompages privés dans les jardins au moment des sécheresses.
Le schéma d’aménagement et de gestion de l’eau (SAGE) est un outil de planification, institué par la loi sur l’eau de 1992, visant la gestion équilibrée et durable de la ressource en eau.
F.M – Effectivement, contrôler les petits usages diffus qui impactent la ressource en période de sécheresse est très compliqué.
La volonté collective de réguler émerge notamment au travers de la politique de gestion quantitative qui tente de quantifier les prélèvements possibles par nappe ou sous-bassin. Cela comporte un certain nombre de difficultés, en particulier quant à la connaissance imparfaite à la fois de la ressource et des prélèvements, mais la France a au moins le mérite de se poser la question de la limite quantitative de pompage… c’est un point plutôt positif !

Par les étudiants de CPGE littéraire de Montpellier : Alexandre Molto et Sara Da Silva (Lycée J.Guesde) ; Majda Bouchami, Athénaïs Saint-Réal et Pellarin Perrine (Lycée Joffre)