Les Cafés Géo de Lyon accueillent le 3 décembre 2014, Guilhem Boulay, maître de conférences à l’Université d’Avignon, au Café de la Cloche. Il travaille sur le marché immobilier en géographie économique. Il ouvre ce Café Géo sur une citation de G.W. Bush : « L’économie va mal parce que nous avons construit trop de maisons ». En effet, le propos va se centrer sur la crise appelée « crise des subprime » ou « crise de 2008 » qui est la plus profonde depuis 1929. Elle se manifeste par un effondrement des prix immobiliers américains à partir de 2007 comme le montre l’indice Case-Shiller. En ce sens, cette crise mondiale mais avant tout made in USA. Ces trente dernières années, les crises étaient plutôt situées en Amérique Latine ou en Asie du Sud-Est, ou relativement cantonnées (l’éclatement de la bulle Internet n’a pas eu un impact sur tous les pays).
Comment l’éclatement de la bulle immobilière américaine a-t-il pu faire exploser l’économie mondiale, alors même que ce n’est pas aux Etats-Unis que les prix immobiliers ont le plus fortement varié lors des années 2000 ? (Ils sont montés beaucoup plus haut au Royaume-Uni, en Irlande, en France ou en Espagne…)
Cette crise a de multiples intérêts théoriques. Elle lie fortement les échelles locale (l’urbain) et globale. Elle questionne les corpus économiques dominants et l’économie mondiale. Elle permet d’interroger la performativité de l’économie qui impose des types de conduites économiques. Ce faisant, elle a aussi, au moins temporairement, réhabilité des lectures hétérodoxes des processus économiques.
Le propos évite la chronologie de la crise pour se centrer sur les processus et les objets qui les alimentent.
- Un ménage à trois : l’emprunteur, le prêteur et la maison
Le système du prêt immobilier aux Etats-Unis ne fonctionne pas comme en France. Le système de base est l’hypothèque. Le crédit est largement hypothécaire, c’est-à-dire que la valeur du bien – saisissable – est le gage du prêt. Ce système définit donc un triangle entre l’emprunteur, le créancier et le bien immobilier. En France, par exemple, le prêt n’est pas assuré par un bien mais par les caractéristiques de l’emprunteur.
A la fin des années 1970, le keynésianisme est enterré par les instances (inter)nationales. L’économie devient libérale ou orthodoxe (en témoignent les figures politiques de Reagan et de Thatcher). La dérégulation de l’économie entraîne une dérégulation du crédit immobilier avec notamment le rôle de Friedman. Cette dérégulation du crédit cible des outils. Le cloisonnement bancaire d’après la crise de 1929 créait une séparation entre des activités banales et les banques d’investissement (activités plus spéculatives). A partir des années 1990, les règles prudentielles sont relâchées. Notamment celles relatives au ratio montant des prêts/fonds propres, qui se dégrade. D’autant que les banques se prêtent entre elles, ce qui diminue d’autant le ratio. Le même relâchement se retrouve dans le loan to value ratio : les banques prêtent une part croissante du prix total du bien immobilier. La possibilité d’émettre de nouveaux produits financiers est accrue. Ces conditions permettent l’émergence des prêts subprime, comme le décrit l’ouvrage de référence Subprime Cities. Ces crédits sont prédateurs, voire usuriers.
A cette échelle nationale, il faut adjoindre l’échelle du quartier. Aux Etats-Unis, le redlining désignait des zones dans les villes où le prêt est risqué. Le lieu de construction de la maison ou de l’appartement est décisif : il faut que la maison puisse se revendre puisqu’elle garantit le prêt. Les quartiers pauvres hébergeant des minorités raciales sont alors évités.
Le relâchement subit des règles prudentielles favorise donc l’investissement massif dans ces quartiers jusqu’alors sevrés de crédit. A partir de 2000, le redlining se transforme en reverse redlining : on note un surdéveloppement des crédits accordés aux habitants. Des prêts ciblent alors NINJA (no income, no job, no asset). Les prêts subprime et alt-A sont à des taux usuraires, quand les prêts prime sont à des taux correspondant à la situation française. S. Sassen (dans l’ouvrage Subprime Cities) montre que le taux de prévalence varie fortement entre les quartiers : au Bronx il y a trente fois plus de prêts subprime qu’à Manhattan. La tentation pourrait alors exister de considérer les subprime comme un objet exceptionnel, mais cette interprétation n’est pas satisfaisante. Tous les établissements bancaires ont fait du subprime et le plus grand prêteur était HSBC. Ce type de prêt n’est pas limité à l’immobilier, il concerne très largement les prêts à la consommation ou les prêts automobile. Cette pratique n’est donc pas périphérique.
Pour expliquer le développement du crédit immobilier, notamment subprime, depuis 2000, il faut convoquer l’abondance de liquidités due à l’explosion de la bulle Internet. Les économistes de l’Ecole de la régulation soulignent en outre que jusqu’aux années 1970 la part des revenus du travail augmentait par rapport à la part des revenus vers le capital, mais cela s’inverse dans la ville post-fordiste. Cela pose la question de l’alimentation de l’économie par la demande : le développement de ce type de prêt tente d’impulser de la demande quand les revenus réels stagnent. Le prêt cherche une nouvelle clientèle.
- La dérégulation bancaire : une approche par la vulnérabilité
Dans le marché mondial de l’endettement, l’encours du crédit immobilier des ménages est fondamental. La dérégulation bancaire va favoriser la création de produits dérivés pour profiter de ces surplus. Les produits dérivés sont des produits dont le prix est fonction d’un sous-jacent : le produit prend par exemple pour sous-jacent la dette immobilière des ménages. La dérivation utilise un produit comme socle de valeur d’un autre produit : c’est là le circuit secondaire du crédit.
Le crédit immobilier a servi de base pour de nouveaux produits. La titrisation consiste en la création de produits immobiliers qui permettent de rendre plus liquides (plus facilement échangeables) des produits qui ne le sont pas. En effet, le marché des dérivés requiert des sous-jacents liquides : une maison est difficile à échanger sur des marchés financiers mondiaux, une part de dette des ménages, non. La titrisation liquéfie des produits difficilement échangeables auparavant. Les créances sont alors saucissonnées à l’échelle mondiale à travers de titres financiers. Cela génère une dispersion de la dette détenue initialement par les banques, et une diversification des portefeuilles d’actifs détenus par les investisseurs. Les RMBS sont les plus célèbres et les plus diffusés des titres fondés sur les créances hypothécaires. Ces produits sont découpés en tranches. Les tranches supérieures dites seniors rapportent peu et sont sûres : elles correspondent aux premières annuités des prêts et sont remboursées en premier. La tranche mezzanine est plus rentable mais plus risquée : elle est remboursée ensuite. Enfin, les tranches subprime sont très spéculatives mais très risquées.
Ces tranches sont notées en fonction du risque, du triple A au triple B. Les produits mezzanine se vendent mal et sont donc redécoupés et restructurés (dérivation « au carré »), toujours notés du triple A au triple B. Il n’y a pas de traçabilité cependant : le sous-jacent est perdu de vue dans ces dérivations successives où une tranche précédemment notée B sera par exemple redécoupée en plusieurs tranches notées de AAA à BBB.
Cela crée une pyramide renversée : un seul crédit supporte de nombreux titres immobiliers. La croissance de titres peut être exponentielle. Le secteur économique généré est très important par rapport à l’argent investi au début.
La deuxième vulnérabilité se situe à l’échelle des ménages, des emprunteurs. L’hypothèse à la base du développement des subprime est la suivante : le prix des maisons va augmenter donc le prêteur pourra forcément se saisir du bien revalorisé par le marché pour se rembourser en cas de défaut. Ce mécanisme joue aussi pour les ménages : c’est le mécanisme du refinancement. Les ménages réempruntent sur la base de la valeur de leur maison pour rembourser le coût trop élevé du précédent crédit subprime. C’est stricto sensu du surendettement. Ce raisonnement fonctionne quand les prix montent. Mais si les prix baissent, les ménages sont dans l’impossibilité de rembourser leurs crédits. Ils sont « sous l’eau ». En 2006, de nombreux ménages ne peuvent plus payer. Le marché va s’effondrer rendant difficile le remboursement de la banque. La crise se diffuse à l’échelle globale à cause de la diffusion des produits titrisés dont la qualité dépend du remboursement des prêts.
En conclusion, trois lectures principales de la crise sont esquissées pour mettre en lumière quelques représentations contemporaines portées sur la crise.
La première lecture est néoclassique, comme celle proposée par R. Schiller (The Subprime Solution) qui est un spécialiste du marché immobilier. Il a une lecture fondamentaliste du marché : les gens ont été mal informés quand ils ont souscrit des subprime. Il s’agit de promouvoir une démocratie financière. Cette lecture croit donc qu’il y a un juste prix et que son respect règlera la question.
La lecture de Stiglitz (Le Triomphe de la cupidité) couple à cette lecture une lecture moraliste. Il affirme qu’il faut reréguler comme sous le New Deal. Roosevelt avait rerégulé l’économie pour interdire certaines pratiques. Il dénonce la perversion du système, mais avec les mêmes instruments conceptuels que ceux qui ont contribué à son expansion.
La lecture d’Aalbers (Subprime Cities) affirme que contre l’économie standard qui pose les agents comme comparables et rationnels, Il faut remettre au cœur de l’analyse les différentiels de revenus : le marché est fondé sur des dominations.
Enfin en guise d’ouverture, G. Boulay propose un détour par Cleveland contre Wall Street, film qui résume les différents enjeux présentés.
Le débat avec la salle commence alors.
Quels sont les quartiers où les banques ont fait des profits et où au contraire certaines constructions ont été détruites ?
G.B. Des cartes de refus ou d’accord existent, notamment dans les publications d’Aalbers et de Sassen. Mais il ne faut pas oublier que les dépossessions existent ailleurs qu’aux Etats-Unis.
Comment définit-on un subprime ?
G.B. Le seuil de solvabilité est défini par défaut. Des techniques informatiques récupèrent des historiques de paiement et créent un indice (FICO score). Sous 640, on accorde seulement des crédits subprime. Cependant, administrativement, ces prête ne sont pas appelés subprime mais « non conventionnels ».
Est-il possible d’emprunter des subprime aujourd’hui ?
G.B. Le secteur financier n’a pas été rerégulé. Toutefois, ces prêts existent moins même s’ils sont florissants (et salués par certains) dans des secteurs comme le prêt automobile.
La dette a-t-elle circulé de partout ?
G.B. La dette a circulé partout. Mais tous n’ont pas été touchés de la même façon. On peut par exemple citer les prêts toxiques, très médiatisés, de collectivités territoriales françaises.
Les pratiques bancaires restent conformes à des logiques nationales. Des acheteurs de dette ne l’ont pas toujours su. BNP-Paribas via ses filières états-uniennes a été touchée. Les accords de Bâle sont une norme internationale, mais il y a aussi des normes nationales. La valeur est fonction d’un état du marché : toutes les comptabilités nationales sont fondées sur ce principe.
La courbe britannique des prix de l’immobilier est très particulière, pouvez-vous revenir dessus ?
G.B. Chaque pays a un creux après 2007. Les prix au Royaume-Uni avaient particulièrement augmenté du fait de la dérégulation et le creux est d’autant plus important. L’Irlande non présentée aurait proposé un creux encore plus important.
Existe-t-il une typologie des types de prêts ?
G.B. Il y a les normes bancaires mais aussi des pratiques juridiques et sociales. La typologie nécessite plusieurs éléments et est relativement complexe à mener.
Les prêts subprimes visaient plutôt les quartiers pauvres, alors que la médiatisation a pu porter sur d’autres quartiers notamment la suburb. Comment l’expliquez-vous ?
G.B. La crise des subprimes a généré le phénomène dit de « peau de léopard ». Des zones urbaines ont vu leur prix monter et d’autres leur prix diminuer. Avant tout montait. A partir de 2007, il y a dans le même temps des lieux où cela monte et d’autre où cela diminue. Des stratégies d’abandon existent. Mais il y a aussi des stratégies vautours : des acteurs ont acheté des biens peu chers, en espérant que cela remonte ensuite. Enfin il faut rappeler qu’une maison peut perdre très vite sa valeur aux Etats-Unis.
Les banques ont-elle perdu de l’argent ?
G.B. Les banques n’ont pas tout perdu, même si certaines ont eu de très grosses difficultés, ou ont même fait faillite. Mais globalement, elles ont été soutenues par la puissance publique.
Compte-rendu réalisé par Emeline Comby relu et amendé par l’intervenant.