Pascal Orcier Cartographe et géographe
Festival Vagamondes  la Filature de Mulhouse samedi 12 janvier  2019

Le Moyen-Orient fait référence au mystère, à l’exotisme et on l’a parfois surinvesti. Mais il est   souvent défini de l’extérieur. D’où vient ce nom de Moyen-Orient ?

En 1914, l’empire ottoman était encore puissant, contrôlant l’Anatolie et le Proche-Orient tel que vu par les Français et qui comprenait les régions de l’Iran à la Palestine.

Pour les Anglais, le Moyen-Orient est la zone séparant l’Europe du monde indien, une zone intermédiaire allant de l’Iran à l’Égypte englobant la péninsule arabique et la Turquie

Il fallait contrôler cet espace qui va se singulariser. Après les accords Sykes&Picot de 1916, le Moyen-Orient va s’insérer dans le grand jeu mondial avec des acteurs limités au départ : ottomans, français, anglais et russes, des acteurs beaucoup plus nombreux aujourd’hui.

Comment concevoir sa place et celle de tous les autres sur un même espace ?

Comment situer la région dans les ensembles qui l’entourent ? L’Iran parait comme un intermédiaire en termes de peuplement. En effet, alors que la région est un des plus anciens foyers de peuplement, elle est aujourd’hui un creux sur la carte de la répartition mondiale du peuplement, entre les deux aires de peuplement dense que sont l’Europe et l’Asie du sud.. Cette région a perdu sa centralité politique depuis le Moyen-Âge où le monde rayonnait autour de Damas ou encore Bagdad , Constantinople puis Istanbul,. Aujourd’hui, la région est en retard de développement malgré un PIB de 3750 milliards contre 18 162 milliards pour l’UE, il est vrai.

La région est politiquement non structurée. Depuis 1981, des pays du Golfe sont bien réunis dans le CCG [Conseil de Coopération du Golfe], une réunion d’états riverains qui exclut l’Irak, le Yémen et l’Iran. Une alliance entre des régimes monarchiques traditionnalistes et riches, plutôt que de partenaires commerciaux. Le pauvre Yémen, l’Iran et l’Irak républicains n’ont pas été invités à la rejoindre  Bien que membres de l’OMC, les pays de la région fonctionnent avec des accords bilatéraux mais qu’ont-ils à échanger entre eux ? Ils importent leurs produits alimentaires et exportent des hydrocarbures, peu d’échanges sont possibles localement. Ils sont pourtant au cœur des flux mondialisés car même si l’approvisionnement européen en pétrole ne dépend plus uniquement du Moyen-Orient, il en va tout autrement pour les Asiatiques.  Les hydrocarbures moyen-orientaux sont déterminants pour les émergents d’Asie et 80% des importations de la Chine, de la Malaisie, de la Thaïlande, de l’Indonésie ou de Singapour passent par Ormuz.  C’est aussi une autre explication du désengagement américain  de la région. Les Etats-Unis sont de moins en moins dépendants de leur pétrole maintenant qu’ils ont développé la production nationale d’hydrocarbures non conventionnels. (Gaz et pétrole dits de schiste)

Le Moyen-Orient s’intéresse à l’Asie, fait aussi du land grabbing [achat ou location de terres agricoles dans un pays étranger avant réexportation des productions dans le pays locataire] en Indonésie et en Malaisie accélérant la dévastation de la forêt équatoriale de Bornéo. Des fonds d’investissements alimentés par les revenus pétroliers achètent tous azimuts dans le monde entier : hôtellerie de luxe, biens immobiliers, clubs de football…

L’Arabie Saoudite.  34 millions d’habitants en 2019

L’Arabie Saoudite a émergé depuis les chocs pétroliers et est devenue un état riche et puissant. Elle a construit des villes, un réseau autoroutier et veut même construire une voie ferrée vers la Jordanie (depuis février 2016) investissant dans la région et au-delà.

L’Arabie utile est divisée en trois zones puissantes, dirigées par trois tribus adverses, unifiées par Ibn Saoud, fondateur de la dynastie, en 1932 : une zone de production pétrolière sur le Golfe Persique autour de Dammam.  Le Hedjaz, la région de La Mecque, où se trouvent les centres religieux et la région de Riyad, capitale des Saoud.

L’ennemi juré de l’Arabie Saoudite est l’Iran dont l’Arabie cherche à se prémunir et à limiter l’influence dans la région. Elle redoute en particulier l’influence iranienne sur les groupes chiites des E.A.U. ou de Bahreïn où une monarchie sunnite domine une majorité de population chiite. [Écrasement de la révolte de 2012 à Bahreïn]

L’Arabie a trois terrains d’affrontement

Elle voit les Iraniens partout. Dans le Golfe, au   Yémen où elle a engagé des opérations militaires depuis le renversement du Président Saleh en 2011 par les rebelles Houthis, proches du Chiisme et en rébellion contre Sanaa. Depuis l’Arabie a monté une coalition contre eux car ils sont soutenus par l’Iran. Elle les voit en Irak. L’Arabie a tenté de développer son influence sur le territoire irakien mais la démocratie imposée par les Américains a porté au pouvoir les Chiites, majoritaires, à la grande satisfaction de l’Iran !

En Arabie, le soutien financier anti-iranien prend la forme d’aides au développement, accordés par exemple aux opposants d’Assad. L’Arabie leur vend du matériel militaire « non létal »mais que peut-elle avec 34 millions d’habitants face aux  83 millions d’Iraniens, 84 millions de Turcs, 99 millions d’Égyptiens ou de 202 millions de Pakistanais ?  Elle tente de se peupler, hésitant à expulser 20 à 30% de résidents clandestins, souvent restés illégalement après leur pèlerinage à La Mecque. Présents parfois depuis 20 ans et respectant les lois, ils pourraient permettre à l’Arabie de gonfler ses chiffres mais quelle sera la stratégie de l’imprévisible Mohammed ben Salmane [MBS] ?

De fait, l’Arabie a aussi construit des murs pour se protéger : un avec le Yémen, un autre avec l’Irak pour éviter la contagion (et les flux de réfugiés ?) et ne pas subir de contrecoups des conflits et troubles qui affectent ses voisins depuis deux décennies

Les enjeux des tubes

Un autre point critique est que, du fait de la localisation de leurs principaux gisements pétroliers au bord du Golfe Persique, les exportations de pétrole doivent passer par Ormuz, ce qui rend sensible les relations avec l’Iran qui pourrait aisément bloquer le détroit. Depuis les années 80, l’Arabie a développé des alternatives construisant un oléoduc vers le port de Yanbu sur la Mer Rouge, doté de raffineries géantes. Un choix qui raccourcit les parcours des hyper tankers. Mais elle n’est pas parvenue à créer un pipe-line vers la Méditerranée à cause de ses relations délicates avec Israël ou à cause de la guerre du Liban 1975-89. Celui existant via la Syrie est d’un gabarit modeste et handicapé par le conflit en cours.  En revanche, des tubes passent par les E.A.U. et Oman, évitant le détroit d’Ormuz.

L’Arabie aimerait créer une nouvelle voie par le Yémen pour exporter en Asie plus rapidement.

La présence américaine

Les Américains ont remplacé en Arabie les Britanniques qui s’étaient investis au Koweït, Qatar, E.A.U., Oman et Aden pour protéger leurs routes commerciales. En 1945, l’émir Ibn Saoud a rencontré le Président Roosevelt et signé avec lui le pacte du Quincy. L’Arabie Saoudite a accepté de livrer son pétrole aux Etats-Unis qui en échange, se sont engagés à la protéger contre toute invasion étrangère.

Les Américains sont très présents dans la région. La Turquie est rentrée dans l’OTAN dès 1952 mais elle leur a refusé le passage pendant la guerre d’Irak de 2003. L’Égypte touche annuellement 1 milliard d’aides militaires et de fourniture de blé depuis les accords de Camp David en 1978. Et les Etats-Unis sont un fidèle soutien d’Israël depuis les années 50.  Une proximité affirmée par le transfert de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem en 2017. Les Etats-Unis ont aussi installé des bases au Koweït et au Qatar, ces pays se méfiant de l’Arabie Saoudite.  A part l’Iran et la Syrie, ils sont omniprésents.
Suspectés d’être adversaires des idéologies américaines et jugés parfois d’être trop proches des Russes (Syrie) ou d’être un danger pour Israël (Iran), certains états sont marginalisés. L’Iran, la Syrie et le Yémen sur la « liste noire » des Américains sont censés former « l’axe du mal », celui qui réunit les « rogue states » : les « états voyous ».  Une volonté holistique américaine qui pousse les Etats-Unis à l’extrême, ainsi les excès de langage de Trump qui a avec l’appui de la Cour Suprême, a interdit d’entrer aux Etats-Unis aux habitants du Yémen, de Syrie, de Libye, d’Iran, de Somalie et de Corée du Nord en 2017.

Les Etats-Unis gardent leur prestige auprès des dirigeants politiques mais les populations sont plus réticentes tout en continuant à rêver d’Amérique ….

Présence de la France

La présence française est limitée. Elle a longtemps été cantonnée au Levant, depuis les échelles du Levant accordées par Soliman le magnifique à François I dans les Capitulations de 1536 jusqu’aux accords au XIXème destiner à protéger les minorités chrétiennes au  Liban et les Arméniens.

A la dissolution de l’empire ottoman, à défaut de la Cilicie que les Turcs conservent, la France obtient un mandat au Liban et en Syrie et trace avec les Britanniques des « frontières de chancellerie » délimitant les frontières de la région. Le Liban est une création française pour protéger les Chrétiens de la région. Un état indépendant et multi confessionnel, formé aux dépens de la Syrie. Il n’y a que 110 km entre Damas et Beyrouth et le Liban a privé la Syrie des ¾ de son littoral.

Depuis le pétrole, la France a de nouveaux alliés dans la zone tels que le Qatar qui a fait en Français sa déclaration d’intention à l’ONU en 1971. La France vend des armes aux pays pétroliers, développe une coopération culturelle telle que le Louvre à Abu Dhabi tandis que la Sorbonne vient d’y ouvrir une antenne. La France est influente en Égypte depuis Napoléon et Mariette, sa passion pour l’histoire et les civilisations anciennes [Fouilles des professeurs Lauer, Empereur, Rouault) et de progressivement en Irak où s’est ouvert, comme au Liban et en Turquie, un institut français de recherche.

La francophonie est maintenue en Syrie, au Liban, voire en Égypte, en Israël. La France tente de répandre le français au Yémen, en Arabie, au Koweït, dans les E.A.U., au Qatar où on trouve des Agences pour l’Enseignement du Français à l’Étranger [AEFE] et des lycées français. La France a ouvert une base militaire permanente française à Abu Dhabi en 2016, la première base en dehors de la francosphère historique.

 

La Chine

Vu de Chine, le Moyen Orient est l’Asie de l’Ouest

La Chine compte beaucoup sur la région pour son approvisionnement pétrolier et pour développer son projet OBOR [One Belt, One Road], des corridors de transport comme celui de Kashgar (Xinjiang) /Gwadar (Pakistan). Pour sécuriser ses échanges, la Chine étudie des corridors qui passent par l’Iran et par la Turquie pour rallier les marchés européens. En plus des nouvelles « routes de la soie » terrestres, la Chine a créé un « Collier de perles », en s’assurant des escales de l’ile de Hainan jusqu’à Gibraltar et à la Tanzanie parvenant également à s’assurer des ports à Thessalonique et en Croatie avec l’idée d’accéder à l’Europe par la Méditerranée. Elle finance aussi une route par le Monténégro et envisage un TGV Belgrade- Budapest, voire un Thessalonique- Budapest. La Chine a réussi à monter un financement, autour de la BAII [Banque Asiatique d’Investissements pour les Infrastructures] dont les pays d’Europe et la Russie sont actionnaires.

 L’Inde

L’Inde participe au rayonnement du Moyen-Orient en envoyant des cohortes de travailleurs du BTP profitant du boom immobilier de la région, complétant les milliers de travailleurs malais, indonésiens et pakistanais. Malgré de bas salaires, un des moteurs de cette migration est l’argent des transferts renvoyés dans le pays d’origine, constituant parfois une part importante du PIB, car même faibles à l’échelle de l’Inde, ces transferts représentent des volumes conséquents de plusieurs millions de dollars chaque année.

Il y 3 millions d’Indiens en Arabie sur 34 millions d’habitants qui y restent malgré les discriminations et mauvais traitements. Ils disposent de contrats à durée déterminée et forment des masses de travailleurs mouvantes expulsables et dépendant du Kafil [Il faut un garant local pour obtenir un permis de travail. Une activité souvent rémunérée]. L’obstacle pour l’Inde est le Pakistan avec qui elle a connu 4 guerres depuis 1947. L’Inde cherche à le contourner et développe un réseau depuis Mumbaï via l’Iran pour accéder à la Russie, au Caucase, à l’Europe et aux ressources minérales de l’Afghanistan. Elle a besoin de l’alliance iranienne et milite pour la levée des sanctions. Les gazoducs IPI [Iran, Pakistan, Inde] et le TAPI [Turkménistan, Afghanistan, Pakistan, Inde] sont en projet mais les incertitudes liées aux Talibans et les mauvaises relations avec le Pakistan en retardent l’achèvement. L’idée est de segmenter et on construit les tronçons nationaux en attendant la connexion frontalière.

Le chef de la mission de l’ONU au Liban est indien et l’Inde sécurise les routes maritimes de l’Océan Indien contre les pirates. Elle réclame toujours un siège permanent à l’ONU.

La Russie

Dernier acteur de retour dans la région, la Russie y est revenue après 15 ans d’éclipses. Elle est implantée dans la région de Kars en Turquie et au Nord de l’Iran depuis le XIXème (traité de Paris). Après Suez, elle a été en relation étroite avec Nasser et a construit le barrage d’Assouan. A la recherche de ports en mer libre, elle a ouvert une base navale à Tartous avec l’accord de la Syrie et a cherché à installer des relais autour du Bâb el Manded en Somalie et au Yémen dans les années 80.

Leur idéologie a changé. La Russie s’intéresse à la région pour rééquilibrer la présence étrangère en remplaçant les Américains, car la Russie dispose comme l’Iran et le Qatar de grandes ressources en gaz.  Poutine a même lancé l’idée d’une OPEP du gaz. L’atout des Russes est de ne pas avoir de passif colonial et de ne pas être liés par des interdépendances commerciales sauf pour le blé.

La Russie a tout à gagner pour vendre des armes, renforcer son réseau d’alliances (Iran, Syrie) et combler la place laissée vide par les Occidentaux.  C’est le pays qui a gagné le plus d’influence comme acteur extérieur dans la région, se présentant en alternative crédible, ne cherchant pas (et pour cause) à étendre la démocratie, elle répond davantage aux attentes régionales car elle a des objectifs plus modestes que l’Occident.

Les enjeux économiques de la région dépassent le pétrole et attirent de nouveaux acteurs intérieurs et extérieurs. La région a changé depuis 20 ans, ce qui fait l’intérêt de la géopolitique et celui du Moyen- Orient.

Voir pour les cartes :

Pascal Orcier.  L’Atlas du Moyen-Orient. Le nœud du monde. Éditions Atlande 2019

 

Pascal Orcier

A la Filature de Mulhouse. Festival Vagamondes 12 janvier 2019

Notes Françoise Dieterich