Pour cette rentrée 2006 qui s’ouvre à Saint-Dié sur l’Amérique, Gilles Fumey prévient : la géographie de l’argent et de la finance peut donner une idée de la position de l’Amérique dans le monde aussi bien qu’une géopolitique des Etats. Un sujet qui n’a pas intéressé beaucoup de géographes depuis Jean Labasse. Pourtant, quelle leçon que ce fordisme planétaire !
Parmi les ressources dont dispose le monde aujourd’hui, lesquelles sont rares et abondantes ? L’argent ou l’emploi ? A l’échelle mondiale, l’argent est très abondant, notamment parce que la dépression mondiale du début des années 2000 a été stoppée par une injection forte de liquidités. A la même échelle, l’emploi, lui, est autrement plus rare au point que les pays riches utilisent à plein régime l’immense cohorte de Chinois, et d’Asiatiques en général, qui offrent du travail à coût très faible. Du côté des riches, l’argent, du côté des moins riches, l’emploi. Ce Yalta économique du monde a été écrit et mis en œuvre par George Bush et Alan Greenspan qui a quitté la Réserve fédérale en janvier 2006. Ce tandem riches/pauvres sur lequel sont assis les Etats-Unis (devant) et la Chine (derrière) assure pour l’année 2007 toute l’énergie qu’il faut pour maintenir la croissance. Mais cet équilibre financier n’est atteint qu’en joignant les besoins des Américains (en argent) et ceux des Chinois (en travail).
Ce tandem marche d’autant mieux qu’on ne voit pas le fond de l’abîme des déficits étatsuniens ni les sommets des excédents chinois et asiatiques. Les stratèges de la finance et les médecins de l’économie mondiale font deux diagnostics sur la durée de vie de ce nouveau couple planétaire. Un noir, un blanc. Le premier est pessimiste car il va bien falloir résorber les déficits américains et que le remède ne peut être que douloureux : chute du dollar, de la production et… du niveau de vie étatsunien qui, par effet de domino, entraîne toute la zone dollar (Amérique latine, Asie) dans la récession et la crise. Le second diagnostic, moins souvent cité, est plus progressif : un freinage américain, donc chinois, qui fait basculer le relais de la croissance vers le Japon et l’Europe. Peu de risques de change, résorption des déséquilibres financiers. Quelque chose qui ressemble à ce qui se passe en cette année 2006 et sans doute 2007.
Il existe un autre diagnostic, formulé par Michel Cicurel aux Rencontre économiques d’Aix-en-Provence en juillet 2006. Selon lui, les flux financiers sont équilibrés par les biens et les services sur un périmètre équivalent entre les Etats-Unis et la Chine. « Le travailleur chinois approvisionne le consommateur américain, pour le plus grand bien de l’un et de l’autre… L’intérêt du travailleur chinois est de financer la dette du consommateur américain par son excédent d’épargne, afin que celui-ci ne réduise pas sa consommation. » Ce grand jeu à somme nulle permet de tenir la parité du dollar et yuan. Mais qu’un aventurier de la politique menace de protectionnisme, tout peut s’écrouler. Cicurel, malicieux, précise que si la rationalité l’emporte, alors ce bel équilibre n’a aucun motif de se rompre.
Ce qui se passe autour du Pacifique n’est donc, selon Cicurel, que du fordisme construit à l’échelon planétaire. Ford versait de bons salaires pour que ses ouvriers achètent au moins une Ford T. Et que ses profits ainsi garantis soient réinvestis pour construire plus de voitures et boucler la boucle. Aujourd’hui, ce sont les ouvriers chinois qui donnent de l’argent aux entreprises américaines pour leur vendre des produits destinés aux consommateurs riches. Les grands acteurs de la mondialisation sont donc posés : ce sont les entreprises et les banques de taille mondiale. Selon la Vie financière (25 août 2006), les investisseurs financiers possèdent à eux seuls, en 2005, 64,1% de la capitalisation boursière du Cac 40, ce qui éclaire sur les impacts mondialisateurs de la finance internationale en France. Est-il encore possible, dans ces circonstances, de s’élever contre les flux de capitaux, de vouloir des politiques de contrôle étatique, des « lignes Maginot » contre les investissements ? Le parfum de populisme et de nationalisme qui flotte ici ou là, qui peut être nauséabond et conduire à des résultats politiques surprenants, exprime la crainte de la mondialisation financière, la faible compréhension des mécanismes financiers mais aussi le faible potentiel financier des entreprises qui ne sont pas multinationales et qui sont pourtant les plus créatrices d’emploi. Et ce, malgré le succès du capital-investissement qui dirige ses flux vers ces petites et moyennes capitalisations.
Que peut faire l’Europe sur cette maquette financière planétaire ? Il y a déjà eu la tentative de marier les places boursières, comme Euronext qui a été la première étape. Il y a, maintenant, une deuxième union à célébrer. Mais elle devrait se faire à New York. L’Europe a besoin de capitaux à long terme pour financer une économie lestée d’un système de retraites par répartition. Et ces capitaux n’existent qu’aux Etats-Unis, du fait du choix politique de la retraite par capitalisation à l’origine des fonds de pension anglo-saxons. C’est pourquoi de nombreux banquiers plaident pour un mariage d’Euronext avec le Nyse à New York plutôt qu’avec Deutsche Börse. Si l’Europe peut être le relais de croissance d’un ralentissement de la zone pacifique, alors, elle n’aura pas regagné ses galons de puissance dominante (à quoi bon ?) mais avec ses choix politiques, et notamment la monnaie unique, elle sera un pion de première importance sur cet échiquier mondial où la Chine et les Etats-Unis mènent un combat qui peut engager l’avenir du monde.
Gilles Fumey
Pour aller plus loin
– Les savoureuses lettres de Cassandre sur ce site
– La mondialisation financière par H. Rey (Princeton) :http://www.lemonde.fr/web/article/0…
– Laurent Carroué, « La face cachée de la globalisation financière », Sciences humaines, mai 2003.
– Une critique par Esthers Jeffers : http://altermonde-levillage.nuxit.n…
– René Passet, Mondialisation financière et terrorisme : le 11 septembre a-t-il changé la donne ? Paris, Editions de l’Atelier, 2002.