Ce café est, pour ainsi dire, une mise en abîme : il s’agit de se nourrir intellectuellement en parlant de… se nourrir. C’est ce à quoi Gilles Fumey, habitué des Cafés qu’il a créés avec ses étudiants de prépa il y a vingt ans, s’adonne au soir du 27 novembre 2018 au Café de Flore. Ce professeur à la Sorbonne, actif dans la diffusion de la géographie au grand public (blog Géographies en mouvement sur Libération.fr, président de l’Association pour le développement du Festival international de géographie de Saint-Dié), a pour spécialité la géographie de l’alimentation, à laquelle il a consacré plusieurs de ses ouvrages (voir en fin de compte rendu). Elle tombe cette année au programme du concours de l’ENS, rappelle Daniel Oster, qui présente l’intervenant : de quoi attirer les plus jeunes à cette thématique riche, en renouveler les réflexions et en faire bouger les lignes de force alors que de nouvelles pratiques alimentaires sont mises au jour (et mises à jour, dans le tout nouvel Atlas de l’alimentation, CNRS-Editions, dont il est l’auteur).
Daniel Oster demande d’abord à Gilles Fumey d’expliquer le titre de ce Café et, plus largement, de définir ce qu’est et recouvre, pour lui, la géographie de l’alimentation. La « sienne » résulte, pour ainsi dire, d’un glissement d’une approche tantôt économique, géopolitique, tantôt catastrophiste de l’alimentation sur Terre (« il faut nourrir neuf milliards d’hommes », « géographie de la faim »), à une approche géoculturelle de l’alimentation. L’Atlas des cuisines et gastronomies, écrit avec Olivier Etcheverria et publié il y a quatorze ans pour le Festival International de Géographie dont c’était alors le thème, en atteste. Traduit en plusieurs langues, il a répandu l’idée que l’alimentation était aussi une pratique culturelle à forte dimension spatiale. Gilles Fumey ajoute que le choix d’une telle thématique à l’ENS n’est pas un hasard, pas plus que l’ouverture d’un Master consacré à ces questions à l’Université Paris-Sorbonne : il répond non seulement aux aspirations des jeunes générations ignorant où leurs intérêts pour l’alimentation peuvent les mener professionnellement. Mais aussi aux interrogations propres à une période de transition entre des pratiques anciennes, qui ne se transmettent plus, et des pratiques nouvelles qui doucement s’imposent, sans toutefois évincer totalement les modèles traditionnels ou « de masse », comme les fast food. Et la transition est aussi sensible en termes de géographie : alors qu’il y a dix ans, la mondialisation de l’alimentation et l’idée que « nous allions tous finir au McDo » étaient sur toutes les lèvres, « le local » est aujourd’hui la grande préoccupation des consommateurs et des chercheurs. C’est sur cette géographie, plutôt que les pratiques alimentaires elles-mêmes, que veut porter ce Café.