Café Géographique de Saint-Brieuc, le 18 octobre 2019

Olivier Vergne, après des études de géographie et l’agrégation, a enseigné pendant 10 ans dans un lycée de Strasbourg. Il est revenu en Bretagne en 2017 où il est actuellement enseignant à l’université de Rennes 2. Il a commencé en 2014 une thèse qui porte sur la question de la régionalisation en France et de ses récentes évolutions à partir du cas de l’Alsace.

 Le flyer du café géographique que notre intervenant, Olivier Vergne, trouve particulièrement réussi lui permet d’aborder le sujet de ce soir par la boutade classique « Il n’y a qu’une chose qui sépare la Bretagne de l’Alsace, c’est la France ».

Il précise que le sujet de la thèse qu’il est en train de rédiger « Les enjeux géopolitiques de la gouvernance territoriale en Alsace » vise à contribuer à la réflexion sur la décentralisation et la régionalisation en France à partir du cas de l’Alsace ;  elle a donc pour objectif de s’inscrire dans une problématique géopolitique plus large que le cas de l’Alsace,  qui est celle des relations entre le pouvoir central et les régions.

En quoi la question posée par le sujet de ce café géo peut-elle être un objet de réflexion ?

La Bretagne comme l’Alsace est une région marquée par des enjeux territoriaux spécifiques (situation péninsulaire, importance de la mer) et par une forte identité régionale. La question de l’identité régionale est centrale dans ces questions de découpage régional;  si elle est très technique (le droit des collectivités territoriales), elle touche aussi à l’affectif et relève de la psychologie individuelle et collective ce qui n’est pas facile à quantifier.

L’analyse de la situation  alsacienne, révélatrice du modèle de régionalisation « à la française » peut donc  permettre de mieux comprendre la situation d’autres régions. Pour la région Bretagne plusieurs questions se posent, en particulier, celle du rattachement de la Loire-Atlantique et celle de la volonté de créer par les élus locaux un Conseil unique de Bretagne (fusion des Conseils départementaux et du Conseil Régional) qui a d’ailleurs été tenté par l’Alsace en 2013. 

1 – La « Collectivité européenne d’Alsace »

La loi du 2 août 2019 prévoit la création de la « Collectivité européenne d’Alsace » à compter du 1er janvier 2021. Elle  précise que les départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin seront regroupés sous le nom de « Collectivité européenne d’Alsace ». Cette nouvelle collectivité fondée sur la fusion des deux Conseils départementaux ne doit pas être envisagée comme un simple super-conseil départemental (c’est ce que veulent éviter à tous prix les élus départementaux) mais comme un nouveau type de collectivité ayant des compétences particulières et supplémentaires par rapport à un conseil départemental classique. Les deux départements alsaciens ne disparaissent pas; en terme de déconcentration de l’Etat, de représentations de ses services, il y aura toujours un préfet du Haut-Rhin, un préfet du Bas-Rhin ainsi que des services départementaux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin. Par ailleurs, cette Collectivité européenne d’Alsace reste au sein de la région Grand-Est créée lors de la réforme de la carte régionale entrée en vigueur le 1er janvier 2016 et qui rassemble les trois régions, Alsace, Champagne-Ardenne, Lorraine.

 11 – Quelle a été la stratégie des élus alsaciens pour obtenir la création de la collectivité européenne d’Alsace ?  

En Alsace, région à forte identité régionale et marquée par des enjeux territoriaux spécifiques (importance du transfrontalier),la réforme de la carte régionale a été très largement combattue par les élus, tous bords politiques confondus, dès qu’elle a été annoncée en 2014. Il n’était pas envisageable pour l’Alsace de disparaître. Les socialistes étaient favorables à une région Alsace-Lorraine (existence de réseaux de coopération et de flux avec l’Allemagne), la stratégie de la droite alsacienne était de montrer que cette région Grand-Est n’avait pas de sens en terme d’identité régionale et en terme de respect des spécificités alsaciennes notamment en ce qui concerne la langue régionale et le droit local dont la particularité est forte : pour exemple, en Alsace et en Moselle, la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat, loi fondamentale de la République, ne s’applique pas.

Olivier Vergne nous rappelle que cette loi a été votée alors que l’Alsace et la Moselle étaient intégrées depuis 1871 (traité de Francfort du 10 mai 1871) dans le II° Reich. Lors du retour de l’Alsace-Moselle à la France en 1918, un régime juridique a été mis en place, c’est ce que l’on appelle le droit local en Alsace et en Moselle, qui conserve dans les anciens territoires cédés puis repris certaines des dispositions mises en place par les autorités allemandes, ou qui dispense de l’application de certaines lois votées en France pendant cette période (cas de la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat). Ces dispositions étaient conçues pour être temporaires dans le but de remettre en place les services administratifs. Quand le gouvernement d’Edouard Herriot a souhaité mettre fin en 1924 à cette période transitoire,  il y a eu une telle opposition en Alsace que le gouvernement a reculé. Finalement, le droit local « provisoire » n’a pas été remplacé par le droit général français, les Alsaciens y étant encore extrêmement attachés pas tant pour ses dispositions qui touchent à de nombreux domaines souvent très techniques mais surtout pour sa portée symbolique qui touche à l’histoire particulière de l’Alsace.

C’est une des raisons de l’opposition des Alsaciens à la région Grand-Est, crainte que ce droit local protégé par tous les élus alsaciens soit beaucoup moins protégé à partir du moment où il n’y aurait plus de collectivité alsacienne.

Pour contrer la réforme de la carte régionale, la stratégie des élus alsaciens a été de proposer dès 2014 un contre-projet au gouvernement en réactivant un projet qui avait été mené au début des années 2010 par le Président de la région Alsace,  mais qui n’avait pas abouti, celui de la création d’une Collectivité territoriale d’Alsace, par fusion du conseil régional d’Alsace, du conseil général du Bas-Rhin et du conseil général du Haut-Rhin. Olivier Vergne précise que ce projet d’un Conseil unique d’Alsace avait été rejeté par référendum en 2013 par la population alsacienne. En nombre de voix, la proposition avait obtenu la majorité mais les deux conditions (participation suffisante et « oui » dans les deux départements) pour que le vote soit représentatif n’avaient  pas été remplies. Les Alsaciens ne s’étaient pas mobilisés (-25% électeurs inscrits) et le « non » l’avait emporté dans le département du Haut-Rhin. Les luttes de pouvoir entre les élus, entre Strasbourg et Colmar, et entre les deux départements avaient « miné » le projet. Le dépassement des rivalités entre les deux départements est d’ailleurs toujours aujourd’hui un point d’interrogation pour la réussite du projet de CEA.

Olivier Vergne souligne que cette initiative alsacienne qui n’a pas abouti en 2013 peut être mise en parallèle avec le projet lancé en Bretagne en mars 2019,  de créer  une Collectivité territoriale unique par  fusion du conseil régional de Bretagne et des quatre conseils départementaux. Les obstacles risquent d’être identiques : la question de la répartition des rôles entre les quatre préfectures actuelles ? Les villes accepteraient-elles de perdre le siège du Conseil départemental ? Et quid du rattachement de la Loire-Atlantique ?

Mais le contre-projet alsacien n’a pas été entendu par le gouvernement et la région Grand-Est est créée le 1er janvier 2016 dans le cadre de la nouvelle carte des régions. La droite alsacienne se divise, une partie  accepte la loi à partir du moment où elle a été votée. Ceux des élus qui poursuivent le combat tentent de recréer une région Alsace; les deux conseils départementaux du Haut-Rhin et du Bas-Rhin se  rapprochent (alors qu’en 2013, ils n’avaient pas pu s’entendre) mais là encore, le projet n’aboutit pas, le nouveau Président de la République n’ayant pas souhaité modifier la carte des régions. Les deux départements acceptent alors le principe de rester dans la région Grand-Est avec pour demande, leur fusion dans une collectivité qui aurait des compétences particulières liées à la spécificité frontalière  de leurs deux départements. La loi du 2 août 2019 crée la « Collectivité européenne d’Alsace ».  

12 – Les compétences de la Collectivité européenne d’Alsace

L’argument qui a joué en faveur de la création de la collectivité a été celui de l’enjeu européen et transfrontalier (d’où le nom de cette collectivité). L’objectif était d’obtenir des compétences particulières pour cette nouvelle collectivité, grâce à des transferts depuis l’Etat central, mais également depuis le Conseil Régional du Grand Est.

Au final, après plusieurs mois de négociations, une seule compétence a été réellement transférée de la part de l’Etat central, et plusieurs politiques devront être davantage partagées avec la Région Grand Est.

Le seul véritable transfert de compétence concerne le réseau routier. L’Etat transfert à la collectivité d’Alsace la gestion de toutes les autoroutes non concédées sur le territoire alsacien.

 

Tracé de l’autoroute A35 en Alsace

 

Il s’agit de l’autoroute A35 qui traverse l’Alsace du nord au sud. Ce transfert de compétence est un cas unique en métropole. Il est d’un grand intérêt pour les Alsaciens qui avaient milité depuis 2005 pour que l’Etat mette une taxe poids lourds, l’écotaxe sur les autoroutes.  La carte permet de comprendre la situation. La plaine du Rhin est traversée par deux autoroutes du nord au sud, une en France (A35) et une en Allemagne (A5). L’institution en 2005 par le gouvernement allemand d’une écotaxe sur leur autoroute, a eu pour conséquence une hausse du trafic avec un important report des poids lourds sur l’autoroute alsacienne. Une écotaxe sur l’axe français permettrait de rééquilibrer le trafic, c’est ce que peut maintenant envisager la collectivité d’Alsace.

Ce transfert de compétence de l’État à une collectivité territoriale pose une question essentielle sur le cas français, souligne Olivier Vergne. Ne faudrait-il pas donner plus de compétences sur certains dossiers aux collectivités territoriales  pour qu’elles puissent mettre en oeuvre des réponses aux enjeux qui leur sont spécifiques ?  L’exemple de la taxe poids lourds et de son rejet, du fait de l’opposition notamment bretonne, montre bien les limites d’une politique identique appliquée à des régions aux enjeux différents.

Un autre domaine dans lequel la CEA récupérera un certain pouvoir concerne celle d’élaborer un schéma alsacien de coopération transfrontalière avec notamment la possibilité de réouverture de certaines lignes ferroviaires entre l’Alsace et l’Allemagne, ainsi que la reconversion du site de Fessenheim en un site exemplaire pour les énergies renouvelables (compétences dans le domaine économique qui ne sont pas celles des départements). En revanche, les décisions prises devront l’être en accord avec la région Grand-Est.

La CEA aura également pour mission le pilotage du chemin transfrontalier ainsi que la gestion du tourisme en Alsace, ce qui n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel, précise Olivier Vergne, la compétence tourisme étant partagée entre les différentes collectivités.

Le quatrième domaine de compétence concerne une question très sensible en Alsace, la question linguistique. Les Alsaciens ont obtenu le droit de recruter les enseignants d’allemand vacataires mais sans pouvoir organiser un concours qui reste national pour recruter les professeurs d’allemand. Cette nouvelle compétence est le résultat de la politique linguistique menée depuis les années 1980/1990 par les autorités régionales en Alsace (conseil régional d’Alsace et les deux ex-conseils généraux) et l’État qui ont signé une convention quadripartite pour développer l’enseignement bilingue franco-allemand. Cette convention prévoit un cursus totalement bilingue en primaire (une forte proportion des enfants suivent ce cursus), un enseignement renforcé en allemand dans le secondaire avec la possibilité de préparer l’AbiBac (obtention simultanée de deux diplômes, l’Abitur – examen de maturité équivalent allemand au bac français, et le Baccalauréat). Mais cette question de l’enseignement linguistique fait débat en Alsace du fait de la particularité de la langue alsacienne qui est une variante locale de l’allemand. Le choix des collectivités territoriales alsaciennes a été de favoriser l’enseignement de l’allemand dans l’objectif de protéger les dialectes alsaciens qui ont comme forme écrite l’allemand. Ce choix est loin d’être partagé par toutes les associations linguistiques en Alsace.

 

Carte linguistique de l’Alsace, dialectes alémaniques et franciques

  Olivier Vergne nous présente la carte linguistique de l’Alsace réalisée par l’Office pour la Langue et la Culture d’Alsace qui définit cinq aires linguistiques. Le tableau qui accompagne la carte montre, pour chacune des aires linguistiques, la forme germanique ainsi que la prononciation de quelques mots. Cette carte souligne le fait qu’il n’y a pas qu’un seul dialecte  mais plusieurs dialectes alsaciens. Pour les associations linguistiques, enseigner l’allemand en tant que langue régionale risque d’effacer la diversité des dialectes.

C’est un peu la situation en Bretagne entre le breton et le gallo.

Par ailleurs, ce qui n’est pas pour plaire aux associations linguistiques, c’est que les élus régionaux avancent souvent l’argument économique pour la défense de la langue régionale sous sa forme allemande; argument fondé devant l’importance des travailleurs frontaliers.

 

 

Les travailleurs frontaliers dans la Région Grand-Est

 Il y a deux régions impactées par le travail frontalier en Alsace : le sud, autour de Mulhouse où la part de frontaliers dans la population active occupée est très élevée (entre  12 et 40%) et autour de Saint-Louis où la part de frontaliers dépasse  40% de la population active (proximité de Bâle en Suisse qui est très dynamique dans le domaine chimique et pharmaceutique). Le niveau de vie est très élevé dans cette partie de l’Alsace. Dans le nord de l’Alsace, c’est la ville de Karlsruhe en Allemagne qui attire beaucoup de travailleurs alsaciens. Le travail frontalier est possible parce que beaucoup d’Alsaciens maîtrisent l’allemand; par ailleurs, la pratique de l’allemand en Alsace peut  faciliter les implantations d’entreprises allemandes en Alsace.

Cette conception de la langue allemande comme langue régionale alsacienne est récente;

dans les années 1970/1980, elle n’était pas envisageable, il y avait en Alsace la crainte d’être assimilé à des Allemands. Dans les années 1990, avec la réconciliation franco-allemande  (1984, Kohl et Mitterrand à Verdun), la tabou est tombé et les élus régionaux ont pu s’engager dans des projets avec l’Allemagne. C’est cette stratégie rendue possible qui a permis à la Collectivité européenne d’Alsace de demander des compétences particulières pour renforcer la collaboration de l’Alsace avec les Allemands et les Suisses.

Ces nouvelles compétences de la Collectivité européenne d’Alsace sont considérées, par beaucoup d’Alsaciens comme insuffisantes; en revanche, certaines décisions symboliques ont satisfait ceux qui sont très attachés à l’identité alsacienne. Pour citer quelques exemples :

les Alsaciens ont le droit de mettre sur les plaques d’immatriculation le nom « Alsace »; les clubs sportifs alsaciens ont de nouveau le droit de se structurer à l’échelle de l’Alsace (avec la création de la région Grand-Est, les championnats étaient organisés à l’échelle régionale, l’Alsace et ses jeunes champions disparaissaient); les statistiques sur l’Alsace qui n’étaient plus inscrites sur le site de l’INSEE à partir du 1er janvier 2016 (elles étaient calculées à l’échelle de la région Grand-Est) sont rétablies, ce qui est important pour l’étude du territoire dans les politiques publiques.

Si beaucoup d’Alsaciens ont été déçus par cette nouvelle Collectivité européenne d’Alsace, c’est que la revendication était d’obtenir une Collectivité à statut particulier (le statut particulier  est inscrit dans la Constitution depuis 2003). Olivier Vergne nous lit un extrait de la demande des présidents des Conseils départementaux  « La création d’une collectivité à statut particulier, un scénario à la hauteur des enjeux du projet pour l’Alsace. Voilà l’ambition, celle de construire un territoire européen et transfrontalier intégré, avant-poste de la Région et de la France vers l’Allemagne et la Suisse et au-delà vers l’Europe ». Les élus ont présenté leur projet comme bénéfique pour l’Alsace mais aussi pour la région Grand-Est et pour la France. Ils sont très prudents voire très respectueux dans leur relation avec l’État central (à la différence des parti autonomistes qui ont d’ailleurs une certaine audience). Notre intervenant donne l’exemple d’une anecdote révélatrice de cet état d’esprit qui anime régulièrement les élus locaux : en octobre 2014, Philippe Richert, alors président du Conseil régional d’Alsace, organise une grande manifestation à Strasbourg contre la création de la région Grand-Est. Elle rassemble environ 10 000 personnes, les drapeaux autonomistes (rouge et blanc) sont très nombreux mais il n’y a pas de drapeaux français. A la fin de la manifestation, sans doute se rendant compte que le message risquait d’être négatif, Philippe Richert entonne La Marseillaise, les manifestants le suivent lors du lâcher de ballons bleu-blanc-rouge et il termine son discours en rappelant l’attachement de l’Alsace à la République et à la France.

Olivier Vergne souligne l’habileté de la stratégie des Alsaciens qui mettent en avant une interprétation de leur revendication qui soit acceptable par l’État central, celle de s’inscrire  dans l’agenda gouvernemental dont l’une des lignes est de renforcer les liens avec l’Allemagne pour approfondir la Construction européenne. Cette nouvelle Collectivité européenne d’Alsace  serait l’avant-poste de la France vers l’Allemagne, la Suisse et l’Europe

 2 Vers une nouvelle relation entre le pouvoir central et ses régions ?

Ce projet est présenté par le gouvernement comme une grande étape dans l’évolution du modèle français de régionalisation, de rapport au territoire dans le sens où, pour la première fois en métropole (hormis les cas de Paris et de Lyon, ainsi que de la Corse), une collectivité territoriale a des compétences différentes des autres collectivités territoriales de même niveau.

 

Citations du Président de la République et du Premier ministre

 

Pour le gouvernement, il est nécessaire de poursuivre la modernisation de la décentralisation en appliquant le principe de la différenciation pour permettre aux collectivités qui le souhaitent de revendiquer certaines compétences en fonction des spécificités de leur territoire.

Pour notre information, Olivier Vergne nous rappelle les étapes de la décentralisation en France :

  • L' »acte I » de la décentralisation (1982-1983) ou « lois Defferre » (nom du ministre de l’intérieur et de la décentralisation) : la première loi est celle du 2 mars 1982, relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, qui transfère la fonction exécutive départementale et régionale aux présidents de conseil général et régional et transforme les régions en collectivités territoriales de plein exercice.
  • En 2003 et 2004, plusieurs textes législatifs ont marqué un nouveau tournant, baptisé « Acte II » de la décentralisation (mené par Jean-Pierre Raffarin). La Loi constitutionnelle du 28 mars 2003 modifie l’article I de la Constitution et dispose désormais que « l’organisation de la République est décentralisée » (extension des compétences reconnues aux collectivités territoriales, reconnaissance du statut particulier des collectivités d’outre-mer)
  • L' »Acte III » de la décentralisation est le nom donné à une série de réformes des collectivités territoriales depuis 2013. Il concerne le périmètre et les compétences des intercommunalités et un redécoupage des régions.

Le nouvel acte de décentralisation annoncé par le gouvernement se veut « du cousu main…réponse plus adaptée que le grand big bang » déclare Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires. Pour le gouvernement, l’Alsace fait office de précurseur par la fusion du Bas-Rhin et du Haut-Rhin pour former la « Collectivité européenne d’Alsace ».

Mais les Alsaciens n’ont pas obtenu ce qu’ils souhaitaient, un statut particulier pour leur nouvelle collectivité.

Il existe pourtant des collectivités territoriales à statut particulier aux compétences fortes en métropole : la Corse est une collectivité territoriale (pas de Conseil départemental, pas de Conseil régional mais un Conseil unique) à statut particulier qui est le fruit de plusieurs réformes successives échelonnées en 1982 et 2018; Paris qui est depuis longtemps la     seule commune à être aussi un département  devient depuis le 1er janvier 2019  une collectivité unique à statut particulier avec fusion de la commune et du département; de même Lyon qui sur le territoire de son agglomération exerce les compétences du Conseil départemental.

Pour quelle raison l’Alsace n’a-t-elle pas obtenu un statut particulier ? L’État craint que la création d’une CTSP (collectivité territoriale à statut particulier) pourrait conduire aux demandes d’autres territoires comme la Bretagne, le Pays Basque. L’État central envisage le principe d’une différenciation sans aller jusqu’au statut particulier.

En Bretagne, ce désir de différenciation devient central notamment chez des élus régionaux surtout depuis le discours du Président de la République à Quimper en juin 2018 où il affirmait vouloir faire de la Bretagne un laboratoire territorial. En septembre 2019, la Région Bretagne demandait l’autorité de gestion sur la totalité des fonds versés par Bruxelles dans le cadre de la PAC (Politique Agricole Commune) en vertu du principe de différenciation (région atypique dans le paysage agricole national).

Le Premier ministre a présenté, lors du 15ème Congrès de Régions de France qui s’est tenu à Bordeaux les 30 septembre et 1er octobre 2019, le projet de loi sur une nouvelle pratique de la décentralisation. Ce projet de loi « 3D » : décentralisation, différenciation et déconcentration ouvrirait un nouvel acte de décentralisation adapté à chaque territoire.

3L’identité régionale : ressource pour le développement territorial ou menace pour l’unité du territoire national ?

Même si elle est très présente dans l’esprit des Alsaciens, l’identité régionale n’apparaît jamais comme argument dans les revendications des élus  pour créer une nouvelle collectivité. Ils restent très prudents craignant d’être accusés de repli identitaire.

Dans la tradition politique et philosophique françaises, l’identité régionale est-elle perçue comme une menace par le pouvoir central ?

Notre intervenant nous rappelle qu’une des ruptures majeures de l’histoire politique de la France, la Révolution Française, a été déterminante pour briser les identités provinciales.

Il donne l’exemple de la création des départements, cantons et communes qui devait être réalisée sur la base d’un quadrillage du territoire français.

 

La création des départements, 1789-1790

 

Le projet des révolutionnaires était d’assurer l’égalité en droit de tous les citoyens  (les provinces n’avaient pas toutes les mêmes contraintes ou privilèges) et de construire le sentiment national français en effaçant l’identité provinciale.

Finalement, le projet initial, établi en 1789, a été assoupli. Les révolutionnaires ont en partie tenu compte des souhaits des députés du Tiers-Etat, en particulier pour les territoires en limite de département. Olivier Vergne cite l’exemple des habitants de la région de Sarre-Union en majorité protestants qui ont demandé d’être dans le département du Bas-Rhin ( d’où le décrochement du territoire du Bas-Rhin à l’intérieur de la Moselle). Néanmoins, le quadrillage initial est encore bien visible. Par ailleurs le nom des départements souligne la volonté de neutraliser l’histoire et de naturaliser le découpage avec des termes géographiques; les noms de fleuves ont été très souvent utilisés – Haut-Rhin, Bas-Rhin, Moselle, Meurthe-et-Moselle, Ille-et-Vilaine…, ainsi que les noms des montagnes et les orientations – Pyrénées orientales, Finistère, Côtes du Nord (ancienne Côtes d’Armor)…

Encore aujourd’hui, les idéaux hérités de la Révolution Française sont encore très présents dans la culture politique française. Si certains, même parmi les intellectuels, craignent que la renaissance des identités régionales remette en question l’unité du territoire national, de plus en plus d’universitaires considèrent que l’identité régionale peut être un atout pour le développement du territoire. C’est dans ce cadre, que l’Alsace, en 2014, juste avant sa disparition en tant que région administrative, a décidé de fusionner ses structures de prospection économique et de prospection touristique en une Agence d’attractivité de l’Alsace (AAA) destinée à valoriser le territoire sous ses différentes dimensions. Les missions principales de cette agence sont la prospection d’investisseurs économiques étrangers mais aussi la promotion de l’Alsace dans sa dimension touristique et résidentielle ainsi que la gestion de la marque « Imaginealsace » et du nom de domaine « Alsace ». Les politiques de marketing territorial n’hésitent pas à utiliser l’identité régionale, en s’appuyant sur les symboles folkloriques, comme atout pour vendre le territoire et ses produits.

 

Le « A Coeur »

 

 Le symbole A Coeur a été conçu pour servir de « repère-symbole » de la marque. Symbole multi-identitaire, il reprend les différents symboles traditionnels attachés à l’identité régionale : le rouge, couleur emblématique de l’Alsace; le bretzel, produit fortement identitaire; les colombages, symbole du patrimoine alsacien; la coiffe, un des symboles les plus connus de l’Alsace à l’extérieur. Le A Coeur porte aussi des valeurs innovantes : l’arobase, symbole de communication; l’esperluette, le lien avec l’extérieur; les réseaux qui marquent le carrefour  et l’ouverture…

Ces politiques de marketing territorial sont  destinées à l’extérieur pour attirer investissements, touristes et résidents. Oliver Vergne donne l’exemple de la campagne d’affichage menée par la Région Bretagne à Paris en mars 2017 dans le cadre de l’arrivée de la LGV (Ligne à Grande Vitesse) en Bretagne en juillet 2017.

 

Campagne d’attractivité, « Bretagne, passez à l’ouest »

Le document  présente quelques uns des huit visuels au ton décalé (« ici aussi, c’est métro, bulot, dodo »…) de cette campagne d’attractivité qui ont été affichés pendant deux semaines sur les murs du métro parisien, les panneaux du périphérique, dans les gares, dans la presse et sur le Net.

Ces politiques de marketing sont aussi destinées aux habitants de la région avec pour objectif de créer ou consolider un sentiment d’appartenance à un territoire, sentiment  qui est de plus en plus reconnu comme nécessaire pour la réussite de la gouvernance territoriale (appelée aussi gouvernance locale, mode de coordination territoriale qui s’appuie sur la mobilisation des ressources humaines, sur la capacité de mettre en ouvre des projets avec des acteurs multiples). Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS et titulaire de la chaire « Territoires et mutations de l’action publique » de Sciences Po Rennes a montré, dans ses travaux qui portent sur les questions de gouvernance régionale et de décentralisation, que dans les régions à forte identité régionale, comme en Bretagne, les acteurs régionaux arrivent à dépasser plus facilement leurs conflits pour défendre un projet qui concerne leur région. Certaines des régions qui n’ont pas d’identité régionale forte, comme la région Centre, sont amenées à construire presque artificiellement une identité régionale pour fédérer les acteurs régionaux.

Pour Conclure,

Pour reprendre les termes du sujet du café géo, l’Alsace peut être un modèle pour la région Bretagne pour obtenir plus de compétences, dans la mesure où les acteurs régionaux ont été capables de dépasser leurs oppositions (échec de la Collectivité Unique en 2013) et d’adopter comme stratégie, celle de s’inscrire dans le projet gouvernemental en mettant en avant leurs spécificités.

Compte rendu Christiane Barcellini, relu par Olivier Vergne