Denis ECKERT, Directeur de recherche au CNRS, Centre Marc Bloch, Berlin.
Résumé : La chute de l’Empire tsariste et surtout la prise de pouvoir par les bolcheviks avaient marqué en 1917 la fin officielle de la référence impériale, et la proclamation de la construction d’un Etat de type radicalement nouveau. L’évolution ultérieure de l’URSS a donné corps à la théorie du retour des logiques impériales, notamment lors des phases d’expansion impulsées par Staline. Lors de l’éclatement de l’URSS en 1991, on a pu croire à la fondation d’une nouvelle Russie, « plus petite mais meilleure », apte à se développer dans des frontières sûres et reconnues. Mais est-on aujourd’hui, après les multiples interventions russes des dernières années (Géorgie, Ukraine), en train d’assister à la résurgence de ce qu’on pourrait qualifier d’une puissance impériale, pour laquelle la volonté d’expansion territoriale et de contrôle des marges deviennent centrales dans l’idéologie politique ? |
L’intervention de Denis Eckert s’est faite dans le cadre du centenaire de la révolution russe d’octobre 1917. Ce dernier s’est questionné sur un éventuel retour de la logique impériale en Russie. En évoquant ce territoire, nous nous concentrons donc sur l’espace européen post soviétique.
I. La non revendication d’un héritage historique.
Dans un premier temps, notre intervenant a voulu se pencher sur un éventuel témoin de la révolution d’octobre, qui pourrait être une analyse des commémorations en Russie. Mais il se trouve qu’il n’y en a pas eu : aucune manifestation commémorative de la révolution ne s’est faite en Russie. De plus, en Ukraine, des centaines de statues et de rues ont été rebaptisées, afin de faire disparaitre la mémoire communiste.
Il y a pourtant bien eu une parade militaire le 7 novembre 2017 sur la Place Rouge. Mais cette dernière s’est faite dans le cadre de la commémoration non pas de la révolution mais de la parade militaire de 1941 (qui fut un événement mythique de l’URSS en guerre, durant lequel les soldats partirent directement de la parade vers le front, contre les Allemands).
La Russie contemporaine n’a donc pas commémoré cet événement. Vladimir POUTINE, président de la Fédération de Russie, a déclaré le mois dernier que « les trajectoires révolutionnaires ne sont pas indispensables » et qu’il aurait mieux valu « passer par une évolution que par une révolution ».
Un autre thème récurrent lors de l’évocation de la révolution d’octobre, c’est la mise en danger de l’Etat. La mémoire de l’Etat fort stalinien est beaucoup plus facile à assumer que celle des bolcheviks révolutionnaires. Ce qui est intéressant en effet, c’est la non revendication de l’héritage historique. Le 7 novembre est resté un jour férié et ce, jusqu’en 2005. L’Etat ne revendique donc qu’une partie de la mémoire soviétique et cet héritage de la révolution n’est pas assumé. Une ou deux expositions ou concerts ont certes eu lieu, mais cela reste tout de même des manifestations très minimales.
Les deux révolutions de 1917 sonnent le glas de la disparition des empires multinationaux, qui ont structuré l’espace de l’Europe. Pour rappel, un empire multinational est un empire multiethnique. On distingue ici la question de la nationalité ethnoculturelle et linguistique de la question de la civilité. L’empire russe était caractéristique de cette structuration différenciée des peuples.
II. Mais alors, comment fonctionne l’Empire Russe ?
Prenons l’exemple des zones de résidences des juifs de l’Empire Russe en 1897 (donc les zones dans lesquelles les juifs étaient autorisés à résider sans autorisation spéciale). Cet exemple nous montre que l’empire russe a géré de façon très différente ses populations, notamment en refusant le droit de résidence des juifs, et en créant des lois territorialement différenciées. Ces lois reflètent l’adaptation de la législation de l’empire à la conquête de l’espace. Ce dernier a donc créé des droits et des interdictions spéciales dont la Russie contemporaine est en partie héritière.
L’empreinte de cette matrice réglementaire impériale fait que l’essentiel des juifs vivaient dans ces zones de résidences, qui plus tard ont été victimes de l’invasion nazie et de la shoah.
Un autre exemple de la logique impériale, c’est la façon dont a été mis en scène la différenciation des peuples. En 1897 a eu lieu le recensement impérial. Ce procédé fait partie d’une logique inclusive qui revient à dire que toute la population est membre d’un même peuple.
Dans cette vision de proclamation de l’unité des peuples, il n’y a pas de frontières (entre les peuples slaves et les biélorussiens, par exemple). C’est très important dans l’histoire sociale de cette partie de l’Europe, parce qu’on va observer des stratifications sociales compliquées. Dans l’Ukraine actuelle, aucune ville avant 1914 n’avait une population ukrainienne, mais bien une population russe, juive, polonaise… Il y avait donc cette idée que les stratifications brouillaient les limites entre les identités culturelles et linguistiques. Cela a eu des conséquences sur la crise entre la Russie et l’Ukraine.
La renaissance des logiques impériales est également intéressante à étudier dans le cadre contemporain. Après la révolution d’octobre, l’histoire de la Russie est très contradictoire. Au départ le message révolutionnaire est celui de la révolution mondiale de la libération des peuples. La première guerre extérieure est due à une volonté de guerre libératrice de la Pologne, qui s’est arrêtée aux portes de Varsovie. Simultanément, dans les dix premières années de l’Union Soviétique, on a des relations asymétriques avec une libération de l’expression des peuples mais une gestion de l’armée, du secteur économique, des chemins de fer par l’Etat. La promotion des langues non russes se développe. Mais Staline va aller à l’encontre de cette vision, avec un fort nationalisme.
III. Depuis quelques décennies: la révolution russe.
La Russie a repris à son compte un discours néo impérial, et un discours de protection des minorités. Il existe en effet une grande zone qui a fait partie des conquêtes russes (notamment les conquêtes ottomanes). Pour le gouvernement, ce sont des terres historiquement russes, et il y a donc une certaine légitimité à les récupérer. Ainsi, on observe un recyclage d’éléments du passé dans les arguments du gouvernement, qui aboutissent à une vision impériale.
Le président n’a en effet jamais accepté les négociations de 1991, en particulier dans la partie ouest : il y a une supposée blessure historique. La posture russe envers ses petits frères biélorusses n’a jamais disparue. La fédération russe, en 1994 et en 1997, a rejeté très solennellement l’inviolabilité des frontières ukrainiennes. Le gouvernement russe affirme ne pas être tenu par les accords passés, notamment avec le pouvoir de Kiev qu’il dénonce.
Il y a également des aspects géostratégiques dans cette vision. Il faut notamment empêcher la Géorgie et l’Ukraine de se rapprocher de l’Europe et de l’OTAN.
Compte rendu rédigé par Emma Berger, Association des étudiants en géographie Le Globe de l’Université Paul Valéry de Montpellier.