A propos de la conférence-dégustation de Vincent Marcilhac sur la singularité du luxe alimentaire français.
Paris 15 Janvier 2014

Pour cette conférence-dégustation les Cafés Géo ont bénéficié de l’hospitalité de l’Institut de géographie et du savoir de Vincent Marcilhac. Vincent Marcilhac est docteur en géographie, enseignant dans la licence professionnelle de restauration gastronomique de l’université de Cergy-Pontoise. Sa thèse « Le luxe alimentaire : une singularité française » P.U. de Rennes /P.U François Rabelais de Tours, 2013. Il est par ailleurs le président-fondateur de l’association GEOFOOD, dont la mission est de rapprocher les étudiants et les professionnels du secteur agro-alimentaire.

Vincent Marcilhac nous a fourni une bonne démonstration : il peut y avoir une lecture géographique du luxe alimentaire ou du moins de certains aspects du luxe alimentaire.

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Entre temps nous avons goûté à une crème de caviar, du foie gras de canard mi-cuit, dégusté deux coupes de champagne et deux chocolats et cette cérémonie a été un moyen de nous retrouver pour les vœux aux Cafés Géo de 2014.

Pour sa démonstration, Vincent Marcilhac nous a détaillé par le menu les chapitres de sa thèse, où chemin faisant on voit apparaître la géographie sous forme d’illustration cartographique : celle des restaurants d’exception dans l’hexagone ou encore celle des commerces de luxe alimentaire dans la capitale et dans le monde entier.

En revanche, la géographie des lieux de production (la truffe, le caviar) n’a pas grand-chose à voir avec l’organisation spatiale du luxe alimentaire, qui est affaire de distribution commerciale et de savoir-faire artisanal.

Le plus intéressant, à notre sens, est la prise en compte de la dimension historique et Vincent Marcilhac possède une excellente connaissance des textes de la littérature gastronomique. A travers ces textes on voit se mettre en place des goûts culinaires et des manières de table qui ne cessent d’évoluer : le goût des épices exotiques à la fin du Moyen Age, remis en cause au XVIIème siècle : « Que le potage aux choux sente le chou ; aux poireaux, le poireau ; aux navets, le navet » (Nicolas de Bonnefons, Les délices à la campagne, 1654). C’est aussi au XIXème siècle le passage du service « à la française », où tous les plats sont disposés ensemble sur la table de fête, au service « à la russe » où les serviteurs les proposent l’un après l’autre  selon l’ordre du menu, et qui perdure aujourd’hui.

Vincent Marcilhac souligne à juste titre le rôle du château, de la cour et de la diplomatie dans l’apparition et la diffusion des modes gastronomiques. Les diverses catégories sociales imitent ensuite la catégorie supérieure, puisque cette dernière fournit les critères de « la distinction » au sens où l’entend Pierre Bourdieu.

Mais dans la thèse, ce sociologue est peu cité. Comme quoi la censure et l’autocensure peuvent se nicher jusque dans la gastronomie.

Pourtant, c’est bien de « distinction » qu’il s’agit : on aime le caviar comme on écoute Mahler, comme on s’assoit sur un siège de Breuer, comme on lit de A à Z « La recherche ». Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es.

Signalons tout de même que le débat sur le luxe est récurrent dans le raisonnement philosophique et qu’il a pris une forme célèbre dans un débat entre Rousseau et Voltaire.

Rousseau dans « Le discours sur les sciences et les arts » souligne que le goût du raffinement (ou du luxe) n’est finalement que celui de se distinguer et qu’il va à l’encontre d’une saine économie qui devrait  fonder  le prix des choses sur leur utilité.

Voltaire est d’un avis opposé et pense que :

« L’attrait pour le luxe fait partie de l’économie générale. Le Jugement moral qui voudrait condamner cette attitude en particulier méconnaît les grands équilibres.

Cette intuition est développée par Voltaire dans Babouc où le monde comme il va :   « il y a souvent de très bonnes choses dans les abus ». Babouc, un Scythe sage et vertueux, est missionné par un génie (ange) pour savoir s’il faut ou non détruire Persépolis à cause de ses vices. Voltaire invente une scène où Babouc après avoir acheté un bijou pour une somme importante rentre chez lui où l’attend un ami qui lui apprend qu’il a payé l’objet quatre fois le prix de sa valeur. Au même moment, le commerçant fait irruption pour rapporter à Babouc la bourse qu’il avait oubliée dans son échoppe. Babouc est étonné qu’autant d’honnêteté et de scélératesse puissent se rencontrer dans un même homme. Il remercie pour la bourse, mais conteste le prix du bijou. C’est l’occasion pour le marchand (et pour le négociateur que fut Voltaire) de présenter une justification du coût du luxe : « on vous a trompé  quand on vous a dit que je vous ai vendu ce que vous avez pris  quatre fois plus qu’il ne vaut ;  je vous l’ai vendu dix fois plus. C’est si vrai que si dans un mois vous voulez le revendre vous n’en aurez pas le dixième. Mais rien n’est plus juste : c’est la fantaisie des hommes qui met le prix à ces choses frivoles. C’est cette fantaisie qui fait vivre cent ouvriers que j’emploie. C’est elle qui me donne une belle maison, une chaise commode, des chevaux. C’est elle qui excite l’industrie, qui entretient le goût, la circulation et l’abondance. Je vends aux nations lointaines les mêmes bagatelles plus chèrement qu’à vous et par-là je suis utile à l’empire ».

On trouvera ces développements en se référant au lien suivant

http://www.philophil.com/dissertation/mal/luxe.htm

Le débat sur le luxe et sa légitimité a été un moment important dans l’histoire des idées.

Le point de vue communément admis est aujourd’hui celui de Voltaire : le luxe est présenté sous les points de vue les plus favorables puisqu’il concourt à réduire notre déficit commercial, ce qui devient la mesure de toute chose et la base de l’éthique dominante. J’ai noté pour le temps présent l’éditorial de Jacques Juillard dans Marianne N° 872 (4 au 10 janvier 2014) où figure un sous-titre qui sonne comme un manifeste de notre société: « Liberté, égalité, foie gras » et cette phrase : « Je n’ai pu, durant ces congés, regarder un seul journal télévisé sans subir des reportages en série sur le saumon, le foie gras, les cadeaux que l’on achète et que l’on revend aussitôt, les bilans des commerçants. »

Le luxe, et en particulier la luxe alimentaire a quelque chose à voir avec la fête et il est affaire collective. Qu’est-ce donc qu’un luxe qu’on consomme en solitaire ?  Un détail que nous signale Vincent Marcilhac me plonge dans la perplexité ; un concept de consommation du caviar lancé en 2006, avec les œufs d’esturgeon conditionnés en petites portions sphériques qu’on peut manger tout seul au volant de sa voiture ; je suppose que ça aide à supporter les bouchons. J’y vois un dévoiement triste.

Il me semble que le luxe se relie dans nos sociétés au potlach des ethnologues. Dans la fête la société dilapide les ressources qu’elle a accumulées au prix de son travail. Mais tous ne dilapident pas parce qu’ils n’en ont pas les moyens  et que le riche en consumant les richesses accumulées en attend en retour de la considération et des bénéfices ultérieurs. Par là même il se distingue du pauvre, confiné dans les valeurs étriquées de la production.

Toutefois, en matière de gastronomie, les choses sont devenues plus complexes avec l’apparition de chefs tels Régis Marcon à la limite du Velay et du Vivarais à St Bonnet le Froid ou encore Michel Bras à Laguiole. Le restaurant d’exception sert dans les deux cas de promotion pour toute une région et d’outil d’aménagement du territoire. Mais ici, la « distinction » selon Bourdieu a effectué un tour complet : le fin du fin, c’est désormais de cueillir des herbes sauvages le long des chemins et d’en faire les ingrédients précieux de préparations sophistiquées.

En suivant pas à pas les développements de Vincent Marcilhac, on retrouve ainsi le cadre de la géographie classique et c’est tant mieux.

Donnons pour conclure la parole à  mon arrière grand-père. Il était fermier de Monsieur le comte quelque part dans le sud de la Bourgogne. Une fois l’an il se rendait au château pour régler le montant de sa ferme au Mossieu. Il était ensuite convié à l’office par Madame la comtesse pour une collation. Elle coupait elle-même la tranche de jambon : « Je coupe fin, c’est meilleur » « Coupez gros, madame la comtesse, je ne suis point digne de manger si fin ». Pourtant mon ancêtre n’avait pas lu Pierre Bourdieu : cela se passait au XIXème siècle.

C.R. Michel Sivignon (17-01-2014), revu par Vincent Marcilhac (02-02-2014).