Café du genre : La vigne, c’est féminin !
(de notre envoyé spécial à Montpellier Georges Roques)

Début mars, mission agréable pour un géographe attaché aussi aux plaisirs de la vie que d’être envoyé par les Cafés géographiques pour rendre compte d’un tel thème. A Montpellier, l’hiver s’achève tout juste mais le printemps tarde. La tramontane encore fraîche, car elle vient de la neige des hautes terres des « Gabachs », le rappelle au tout petit groupe qui se dirige vers le Comptoir de l’Arc – ce café dont l’appellation appelle aux voyages, à la gastronomie pour y entendre Diane Losfelt sur un sujet qui s’annonce passionnant : « la vigne, c’est féminin ».

La place de la Canourgue offre une belle perspective sur la ville car comme à Rome elle couronne une colline. Référence et révérence à une Antiquité d’autant plus forte que la ville n’est née que vers l’an mille. Ici, la toponymie fait dans le grand (Grand cœur ; Grand Boutonnet….) ou dans l’antique (Antigone, Amphitrite, Odysseum…). Une salle sympathique bien qu’un peu rétro, un public d’une vingtaine de personnes où manquent les jeunes, les hommes et les géographes : aucun n’est connu, ni identifié, ni identifiable, ni même déclaré. L’animatrice de ce Café du genre, psychothérapeute, y présente des thèmes variés, le prochain étant l’orgasme… Diane Losfelt attend patiemment, mais son sourire aiguisé, son élégance stricte, son allure sportive révèlent déjà de l’impatience et du caractère. Les bouteilles alignées sur une table, deux très belles cuvées du château de l’Engarran, laissent augurer une soirée agréable.

L’historique du château (fondé en 1632 par Henri d’Engarran, mis à la française par Jean Vassal vers 1730, agrandi par Laurent Quetton en 1830 puis dans la famille Grill depuis cinq générations), folie montpelliéraine, comme on en trouve à peu près dans tous les pays de vigne met l’accent sur une architecture allégorique des cariatides des façades (les âges de la femme sur la façade arrière) et le bestiaire du parc (la lionne qui mange une grappe de raisins qui incarne la force….). On rappelle aussi l’ancienneté de ce terroir de Saint Georges d’Orques dont parle déjà Rabelais dont on sait qu’il séjourna à Montpellier.

A partie de là, c’est de saga qu’il s’agit, et d’une saga de femmes, depuis la grand-mère jusqu’à l’actuelle propriétaire qui a dû et su s’imposer, d’abord dans sa propre famille, puis dans un monde d’hommes. Diane Losfelt fait sa place par son caractère et ses compétences. Elle rappelle quelques anecdotes au sein même de son entreprise, au CIVL, lors des salons vini-viticoles comme au SITEVI. Sauf une certaine manière de gérer les relations sociales, rien de très féminin dans cette affaire, simplement de la volonté, de l’envie et de la compétence… comme tout manager, aussi bien homme que femme. Dès 1978, Francine Grill, la mère de l’actuelle propriétaire lance la mise en bouteille. C’est une des trois seules caves particulières du Languedoc-Roussillon qui le fasse. Rappelons que jusque là, on parle vrac, degré/hecto, barriques, pièce et demi-pièce… Depuis 1984, l’actuelle propriétaire se définit comme une« femme à poigne qui a succédé à une femme aimée », « une main de fer dans un gant de velours ». Elle essaie de retrouver cela dans ses vins, vins que commercialise sa sœur. Ceci dit, et malgré mes efforts, il n’a pas été répondu à la question de savoir s’il y a des vins de femme ou des vins pour les femmes…. sauf à opposer « le brutal » et le « costaud » des hommes à l’élégance des femmes, ce qui fut dit par la salle. Diane Losfelt , elle, répond que pour elle il y a des vins élégants et des vins liés aux personnalités de ceux qui les font. On est donc resté sur sa faim sur ce plan là, mais pas sur sa soif.

Compte-rendu : Georges Roques

Vin dégusté : cuvée du Château de l’Engarran 2003, AOC Coteaux du Languedoc Grès de Montpellier, cœur de gamme, vin de terroir et de sécheresse venu sur les graves et gravettes du Villafranchien (pour nos amis spécialistes d’érosion fluvio- glaciaire), qui exhibe une robe d’un pourpre profond, excipant au nez des fruits non pas rouges mais noirs (mûre, cassis), plein et long en bouche qui finit par un fumet de torréfié.

Le site du Château de l’Engarran :http://www.chateau-engarran.com/


L’avis de Gilles Fumey, géographe

La vigne, c’est féminin. Mais le vin est-il féminin ? Aussi loin qu’on remonte dans le temps, on trouve des textes sur les tabous qui entourent la consommation de vins par les femmes. Le Livre des Juges, dans la Bible, est explicite : « L’ange de l’Eternel répondit à Manoah : la femme s’abstiendra de tout ce que je lui ai dit. Elle ne mangera rien du produit de la vigne, elle ne boira ni vin ni boisson enivrante, et elle ne mangera rien d’impur » (chap. 13) et nombre de textes signalent des sanctions sévères jusqu’à la peine de mort, chez les prêtresses de Babylone sous le règne d’Hammurabi (1792-1750 av. J.-C.) qui pouvaient être enterrées vivantes. Pourtant, dans l’Antiquité grecque, des femmes appelées Bacchantes étaient les prêtresses de Dionysos et, en Mésopotamie, c’était la divinité Siduri Sabitou (dont le nom veut dire celle qui verse à boire) qui initia Gilgamesh à la dégustation du vin. Malgré les mythes et les codes très stricts de certaines sociétés, les femmes aimaient et buvaient du vin, à la seule condition de ne pas atteindre l’ivresse. Ovide (L’art d’aimer, livre III) mettait en garde une jeune femme sur la boisson dans les banquets : « Encore faut-il que ta tête puisse le supporter, que ton intelligence et ta démarche n’en soient pas troublées, que tes yeux ne voient pas double »

Selon J.-P. Corbeau, sociologue de l’alimentation, le tabou féminin sur le vin serait lié à l’incompatibilité avec la fonction reproductrice de la femme (confirmé par la science moderne qui souligne des prévalences d’alcoolisme chez les enfants nés de mère buvant de l’alcool), la souillure du vin pensé comme un produit divin par le sang menstruel et l’image d’une boisson enivrante pour femmes sans morale, comme les prostituées, les femmes adultères. Mais ces tabous sont tombés dans les pays occidentaux au 20e siècle. Les femmes consomment et produisent du vin, la seule mention de « vin de femme », pas toujours péjorative, signalant des vins plutôt sucrés et flatteurs au palais.

En buvant moins de vin que les hommes, elles boivent mieux. Ce sont elles qui font évoluer le vin du fait qu’elles sont ciblées par le marketing. Bering Blass a lancé White lie Early Season, vin destiné aux femmes, moins alcoolisé et moins calorique. Cela pour rappeler que les hommes et les femmes ne sont pas égaux face au vin, l’addiction à l’alcool étant plus faible chez les femmes (41,5%) que chez les hommes (58,7%), même si la réaction à l’alcool des femmes varie selon des incidences hormonales.

Aujourd’hui, une très grande majorité des achats de vins sont faits par des femmes, dont certaines, dans les pays anglo-saxons, pensent le vin comme une boisson anti-bière (connotée masculine). Vinexpo a réalisé une enquête en 2005 rapportant que 63% des femmes consomment du vin une fois par semaine.

La grande nouveauté de ces dernières décennies est, sans doute, comme le souligne ce débat du Café du genre à Montpellier, c’est la montée en puissance des femmes dans les métiers du vin. De nombreuses femmes sont devenues célèbres pour leur invention. Telle Amicie de Tréminville, œnologue depuis l’âge de 23 ans, qui a breveté « l’amibulles » pour doser le gaz carbonique dans le vin. Françoise Rigord, en Provence est passée des médias à la Commanderie de Pyerassol, un ancien établissement des Templiers depuis 1256. Chantal Pegaz est avocate et les réglementations sur les fraudes par cœur. Maryse Allarousse, meilleur(e) sommelièr(e) de France, célèbre pour son « nez » et ses papilles qu’elle met, avec son mari, au service des clients de leur restaurant. A Collioure, ce sont deux vigneronnes, mère et fille, Maguy et Laetitia Piétri-Géraud, sur un domaine de 35 hectares, aimant raconter aux visiteurs qu’elles « élèvent leurs vins comme un enfant ». Au Québec, le vin se fait en couple mais les femmes mettent leur nez dans les barriques : Monique Morin (et Etienne Héroux) à Napierville, Line Fortier (et Jean Joly) avec un excellent vin de glace à Havelock et, surtout, Christiane (et Victor Dietrich-Jooss) à Iberville. Les sommelières excellent au Québec, mais aussi en Suède, et elles sont majoritaires dans les associations nationales dans ces deux pays.

En France, Pierrette Agulhon, Françoise Le Calvez , Sylviane Lepatre, Chantal Decouty et Chantal Comte, toutes dans la profession (œnologues, sommelières, ingénieures…) sont d’accord pour accorder à la femme plus de nez que de bouche, l’éducation et la maternité semblant encourager les femmes à développer leur odorat. Mais point de vin masculin ou féminin, seule la perception qu’on en a compte, avec des adjectifs qui n’ont pas de connotation sexuée : fin, aromatique, charpenté, élégant, parfumé… De la poésie, rien que cela.

Gilles Fumey


Paru dans Le Monde du 11 décembre 2008

Enquête de notre ami Jean-Claude Ribaut

Regards féminins sur le vin

La Bible dans le Livre des Juges, au chapitre XIII, met dans la bouche de l’ange, envoyé par l’Eternel, l’interdiction faite aux femmes « de boire ni vin ni boisson enivrante ». De Noé à Pasteur, hormis les veuves en Champagne, le vin est resté une affaire d’hommes. Cependant, depuis une vingtaine d’années, les femmes ont investi la filière vini-viticole, ce qui ne va pas sans l’apparition de nouveaux préjugés sur un goût féminin, plus rond, plus subtil et sucré, auquel trois grandes professionnelles rencontrées ne croient guère.

Première figure allégorique de cette triade féminine, Dominique Hauvette a installé ses pénates sur le flanc nord des Alpilles. Son domaine de 15 hectares est établi, en partie, sur des éboulis calcaires soumis à l’ardeur du soleil et du mistral. Ses études de sociologie puis de droit rural ne l’ont pas spécialement formée à la compréhension des sols, du climat ni à la culture de la vigne. L’observation et l’intuition seront ses principales armes pour maîtriser peu à peu l’équilibre qui caractérise ses vins dans une appellation où l’acidité est rare.

Tout son effort, dans les premières années, porte sur l’adaptation du matériel végétal à la culture biologique, ce qui l’amène à adopter, au tournant des années 2000, une conduite réfléchie de la vigne en biodynamie. Elle intervient le moins possible dans la vinification qui obéit aux mêmes principes, excluant toute acidification, levurage ou enzymage. La réputation du domaine s’est d’abord établie sur les blancs, totalement différents de ceux – frais et fruités – de la production locale. Ce sont des blancs de garde. Dernier joyau du domaine en rouge, la cuvée Améthyste est un assemblage de cépages carignan, grenache et du délicat cinsault, élevés dans des « oeufs » de béton d’argile, comme au domaine Lauzières, initiateur de cette méthode dans la région. A la question rituelle, s’agit-il d’un « vin de femme », Dominique Hauvette montait autrefois sur ses grands chevaux. Elle répond aujourd’hui avec sérénité : « Je fais mon vin avec ma sensibilité. »

La seconde prêtresse de Bacchus qui nous a confié son parcours est Pierrette Trichet, maître de chai chez Rémy Martin, et à ce titre responsable de l’assemblage du Louis XIII, l’un des plus prestigieux grands cognacs. Sa prédestination était familiale. Son père, viticulteur dans le Gers en pays d’Armagnac, et sa mère institutrice ont encouragé ses études de chimie et ses premiers pas dans un laboratoire de recherche viticole à Toulouse (Haute-Garonne).

Son chemin fut tracé quand, le 1er avril 1976, elle entra chez Rémy Martin, alors dirigé par André Hériard-Dubreuil. L’apprentissage du cognac, c’est d’abord la connaissance des sols et des vins destinés à l’alambic. Pierrette Trichet doit apprendre à traquer les défauts des approvisionnements pour aider les viticulteurs sous contrat à mieux faire. Georges Clot, le maître de chai, l’invite bientôt au sein du comité de dégustation d’une quinzaine de personnes où elle met en pratique les corrélations entre l’analyse et la dégustation afin d’optimiser les assemblages d’eaux-de-vie parfois centenaires (…)

Marie-Louise Banyols, après des études de droit, s’est engagée sur la voie familiale, la restauration à Perpignan, puis Les Feuillants, à Céret (Pyrénées-Orientales). Tout au long de ces années, elle dirige l’équipe de salle et s’initie à la dégustation au point d’acquérir rapidement une renommée nationale.

Après un séjour dans le Bordelais, elle se voit contrainte de réorienter ses activités et se lance dans la sélection et la dégustation de vins espagnols, car elle participe à l’aventure de Lavinia, dont elle dirige, à partir de 2001, la boutique à Barcelone (…)

Son quotidien, ce sont les dégustations, les visites de vignobles, les salons, les relations avec les domaines et la formation des équipes. Le vin a-t-il un sexe ? La question ne la surprend pas : « En Espagne, j’ai appris à déguster des vins puissants, charpentés, des vins de mecs, comme on dit. » Mais son approche est moins affective que culturelle : « Mon goût était formé depuis longtemps, il s’est développé au fil des années. » Forte de cet apprentissage permanent, elle revendique ses choix et son libre arbitre, refusant les clichés sur les vins prétendus féminins.

« A quand les vins réservés aux gays ? », a-t-elle même lancé lors d’un débat organisé par le Syndicat des bordeaux et bordeaux supérieurs, croyant – enquête à l’appui – avoir trouvé une nouvelle niche. Dans les grandes surfaces, ce sont les femmes qui (à 78 %) achètent le vin.


Domaine Hauvette. Quartier de la Haute-Galine, 13210 Saint-Rémy-de-Provence. Tél : 04-90-92-03-90.

Rémy Martin et Cie. 20, rue de la Société-Vinicole, 16100 Cognac. Tél. : 05-45-35-76-00.

Lavinia. 3, boulevard de la Madeleine, 75001 Paris. Tél. : 01-42-97-20-20.