Le mercredi 14 octobre 2015, nous avons eu le plaisir d’accueillir à Chambéry Antoine Laporte, maître de conférences à l’ENS de Lyon et spécialiste de l’Allemagne, pour un café géographique portant sur l’Allemagne aujourd’hui, 25 ans après la réunification.
Pour introduire son propos, A. Laporte expose deux idées.
Dans l’actualité, l’Allemagne est un pays fréquemment comparé d’un point de vue socio-économique avec d’autres pays européens, et avec la France en particulier. Les médias mettent régulièrement en avant le modèle social allemand qui pourrait servir de référentiel.
L’Allemagne a également une histoire riche et complexe. Sa réunification explique certaines logiques que l’on retrouve dans le monde allemand contemporain. Néanmoins, un quart de la population allemande est née après le 3 octobre 1990, date de la réunification de l’Allemagne, et, pour elle, la période antérieure appartient à l’histoire ; le changement de perspectives sociale, économique, politique et culturelle post 1990 apparaît comme une réalité.
Sur ce préambule, A. Laporte a d’abord expliqué les ressorts de la « superpuissance » allemande, puis il en a livré une analyse critique avant de détailler différentes formes d’inégalité en Allemagne.
Cette « superpuissance » est révélatrice à divers égards.
Par exemple, l’annonce de l’accueil des migrants par la chancelière allemande renforce l’image d’Eldorado attribuée à l’Allemagne. C’est un pays qui s’enrichit, qui est capable de présenter des avantages pour sa population, où les universités sont gratuites, etc. Autant de signes de puissance à l’échelle européenne et mondiale dans un contexte de morosité économique. Des évènements internationaux, comme la victoire de l’Allemagne lors de la coupe du monde de football en 2014, sont des emblèmes de la réussite du pays. Berlin est aussi une métropole puissante d’un point de vue diplomatique et géopolitique : aujourd’hui, la capitale allemande accueille ainsi 160 ambassades et elle a dépassé Paris à cet égard.
Une construction progressive de la puissance allemande et un rayonnement qui s’affirme
Après guerre, l’Allemagne n’a pas de capacité diplomatique propre, elle est une « Allemagne objet qui devient Allemagne sujet » au fur et à mesure de la seconde moitié du 20ème siècle. L’armée nationale avait un rôle cantonné au territoire national avant de commencer à opérer à l’étranger après 1990.
Avec la réunification, l’Allemagne s’est défaite de tous les traités qui liaient son destin territorial aux alliés. Les négociations « 2 + 4 » entre les deux Etats allemands et les quatre vainqueurs de 1945 à propos de l’unité allemande ont permis à l’Allemagne réunifiée de déterminer librement ses alliances. Avec la réunification, Berlin redevient la capitale de l’Allemagne. Le pays s’est progressivement investi dans nombre de dossiers internationaux, par exemple dans celui du nucléaire iranien (bien que n’étant pas une puissance nucléaire), ou aujourd’hui dans les crises ukrainienne et des réfugiés. Obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU est aussi un sujet récurrent soulignant les ambitions géopolitiques allemandes actuelles. L’intérêt médiatique rend compte du renforcement de la diplomatie, et ainsi le nombre d’articles de presse à ce propos est dorénavant plus important à Berlin qu’à Londres dans certains titres de la presse française.
Une affirmation économique passant par différentes phases
La première, qui succède immédiatement à la réunification, est une euphorie sur les capacités de l’Allemagne à devenir la première puissance économique européenne avec un PIB aussi important que la France ou la Grande Bretagne. A l’inverse, du côté français et britannique, la crainte qu’elle dépasse les autres pays d’Europe est réelle et à l’époque certains analystes évoquaient la refonte d’un quatrième Reich. Néanmoins, la réunification ne fut pas si aisée au niveau économique et social en raison de l’obsolescence de l’appareil industriel est-allemand et de son incapacité à maintenir un niveau de production égal à celui de l’Ouest.
Au tournant des années 1990 et 2000, l’Allemagne connaît une période de marasme économique très dur marqué par un chômage élevé. En outre, à cette période la dette allemande a beaucoup augmenté, en particulier à partir de 1995, avec de fortes dépenses liées à la restauration des villes, des infrastructures routières et ferroviaires… C’est alors un des premiers pays à ne pas avoir respecté la barre des 3% du déficit budgétaire imposé par Maastricht.
À partir du milieu des années 2000, le chômage baisse, des réformes sur le plan industriel ont été faites pour moderniser l’appareil productif et le rendre ainsi plus compétitif, notamment en cherchant à limiter la masse salariale des entreprises. L’Allemagne paraît donc assez forte au moment où la crise de 2008 éclate et, dès 2009, le pays connaît une croissance qui semble indécente aux yeux de nombreux autres pays européens. Depuis 2012 sa dette diminue, ses capacités bancaires se renforcent, son chômage baisse toujours et sa population recommence à augmenter.
Aujourd’hui l’Allemagne semble donc forte de nombreux atouts, elle a indéniablement développé ses capacités économiques et géopolitiques. En contrepartie, elle peut renvoyer une forme d’arrogance, de fermeté envers ses voisins européens, notamment ceux du Sud du continent. Ce sentiment de fierté est en partie assumé en raison des obstacles que la société allemande a franchis pour en arriver là, et que les Etats européens pourraient tout autant surpasser d’après la plupart des Allemands. Une telle analyse comporte nombre de préjugés et exprime des situations parfois contradictoires. Par exemple, la Pologne est un pays où l’on apprend beaucoup l’allemand mais où les idées reçues péjoratives sur l’Allemagne sont aussi nombreuses.
Cette surpuissance allemande apparaît cependant comme un « colosse aux pieds d’argile »
La récente « affaire Volkswagen » le montre bien. Le groupe automobile allemand est suspecté d’avoir fraudé sur les normes environnementales des voitures vendues sur les marchés nord-américains. Pourtant, la firme est le premier groupe mondial allemand, il est réputé pour la qualité de ses marques, de ses produits et de son savoir-faire, et il symbolise la puissance de l’industrie allemande dans le monde. A l’image d’autres grandes entreprises, Volkswagen a aussi un poids prépondérant en Allemagne, au niveau économique bien sûr, mais aussi dans le domaine politique. En effet, le groupe participe chaque année au financement des partis politiques pour s’assurer que les futurs législateurs, quel que soit leur couleur politique, soient compréhensifs envers les intérêts de l’entreprise. Cette forme de lobbying peut surprendre l’observateur français mais elle est entièrement légale et transparente en Allemagne. Les liens forts entre l’Etat allemand et le secteur automobile se retrouvent au sein de la société. L’attachement à la voiture et à ses valeurs se manifeste de diverses manières : nombre de consommateurs allemands choisissent de se déplacer directement à l’usine pour récupérer leur nouveau véhicule, les autoroutes ne comportent pas de limitation de vitesse sur certains tronçons hors agglomérations, etc.
Cette « affaire Volkswagen » révèle également que le modèle économique allemand est fortement fondé sur un modèle d’exportation. Ainsi, dans les années 2000, l’Allemagne est le premier exportateur mondial, offrant au pays une balance commerciale excédentaire qui fait la force de son économie. De nombreux pays en cours d’industrialisation se tournent vers les firmes allemandes pour acheter leurs machines-outils, un secteur stratégique et lucratif pour ces exportateurs allemands. Cependant, à trop se concentrer sur les marchés extérieurs, le dynamisme de la consommation intérieure est en berne. D’ailleurs l’Etat allemand a peu investi dans certaines infrastructures qui sont aujourd’hui vieillissantes à l’intérieur du pays ou qui peuvent faire défaut, telles les autoroutes dans certains Länder. Ce constat est également vrai pour les Allemands eux-mêmes qui n’ont, pour beaucoup, pas vu leurs salaires augmenter et dont les conditions sociales se détériorent. Le pouvoir d’achat d’une partie importante de la population stagne voire décline, les réformes des lois chômage se succèdent dans les années 2000 et le développement ces dernières années des « mini-jobs » (des emplois sans cotisations sociales et faiblement rémunérés, à hauteur d’environ 500 € mensuels maximum) traduisent une précarité grandissante dans la société allemande.
De plus en plus d’inégalités sociales et régionales en Allemagne
Les inégalités sont visibles parce que 25 ans après la réunification, il y a toujours une forme de division Est/Ouest en Allemagne à travers plusieurs critères socio-économiques. Le taux de chômage, le niveau de salaire, la fiscalité diffère ainsi entre les Länder de l’Ouest et ceux de l’Est. Par contre, les différences en matière de droit du travail ont été abolies à la fin des années 2000.
Le modèle social allemand est fondé sur une entente à trois entre les syndicats, le patronat et l’Etat (qui n’intervient pas ou très peu dans l’économie), et aujourd’hui son fondement semble fragilisé. Avec les évolutions socio-économiques actuelles et l’accentuation des inégalités spatiales en Allemagne, se pose la question de la mise en place d’un salaire minimum indépendant des secteurs d’activités. Dans un contexte où la question salariale est considérée par branche ou par groupe, la réforme du salaire minimum, effective depuis le 1er janvier 2015, est un changement majeur. Depuis cette instauration, le salaire minimum mensuel allemand est désormais plus élevé en Allemagne qu’en France, bien que le salaire minimum horaire, lui, reste plus faible.
Le maintien dans le tableau socio-économique de l’Allemagne d’une partition Est/Ouest héritée de la géopolitique du XXe siècle doit toutefois être nuancé. En effet, aujourd’hui un gradient Nord/Sud se dessine de plus en plus fortement avec une partie septentrionale du pays plus rurale, moins industrielle, moins dense. Par exemple, en Basse-Saxe certains espaces sont plus en difficultés que d’autres régions d’ex-RDA. Brême est ainsi une ville sinistrée actuellement à cause de la pauvreté et de la désindustrialisation. Elle est même plus endettée que Berlin. A l’inverse, de petites villes d’Allemagne méridionale voit s’implanter de grands groupes industriels, leaders européens et mondiaux dans leurs domaines respectifs. L’économie locale en est fortement dynamisée.
Le contraste socio-économique entre le Nord et le Sud de l’Allemagne transparaît également au niveau paysager : les plaines du Nord semblent moins attractives que les dynamiques régions du couloir rhénan, des plateaux bavarois, de Forêt noire ou des Alpes. Ces derniers connaissent un fort développement territorial et de hauts niveaux de croissance.
Le fédéralisme peut aussi être considéré comme une source de pérennisation des inégalités socio-spatiales. En effet, l’Allemagne est fédérale, démocratique et sociale contrairement à la France qui est « Une et indivisible ». Les Etats fédérés en association constituent et forgent la nation allemande. La logique est ascendante et non pas descendante. Des tensions politiques découlent de ce fédéralisme car les Länder ont chacun des intérêts divergents les uns par rapport aux autres. Un système de péréquation permet donc aux Länder les plus pauvres de bénéficier de la solidarité des plus riches. Quatre Länder « riches » donnent ainsi à douze Länder pauvres pour leur permettre de rester légitime et de ne pas connaître une contestation de leur pouvoir régional. Ce mode de fonctionnement est utilisé par l’Allemagne lorsqu’elle traite avec ses voisins au niveau européen. Par exemple, l’Allemagne a proposé la mise en place de quotas pour chaque pays européen en ce qui concerne l’accueil des migrants. Des identités régionales dans chaque Land sont aussi présentes, par exemple en matière de religion. Alors que la Saxe, le Bade-Wurtemberg, la Rhénanie et la Bavière sont majoritairement catholiques, les Länder du Nord et du l’Est sont principalement protestants. Cette composante religieuse va influencer la vie politique allemande et parfois elle peut même devenir un facteur fondamental.
Il existe aussi des inégalités en termes d’éducation puisque l’Abitur (le « baccalauréat allemand ») diffère selon les Länder et n’aura pas la même valeur aux yeux des employeurs. Ainsi, sur le marché du travail, les personnes en recherche d’emploi provenant des Länder riches sont privilégiées par rapport à celles originaires des Länder moins riches.
Les différences peuvent aussi être d’ordre culturel. Par exemple, les carnavals ou les journaux télévisés sont les symboles de cette culture allemande qui se décline à l’échelle des Länder.
Pour de plus amples informations, nous vous invitons à retrouver un article très complet d’Antoine Laporte sur le site de Géoconfluences. Antoine Laporte vient également de publier De Bonn à Berlin. Le transfert d’une capitale (1990-2010) aux Presses Universitaires du Midi.
Compte-rendu d’Amélie Pradeau et Quentin Favre