Présentation par Mark BAILONI et Thibault COURCELLE, Maîtres de conférences, respectivement à l’Université de Lorraine et à l’I.N.U Champollion d’Albi.
Ce Café Géo a eu lieu le mardi 13 décembre 2016 au Saint-James, Place du Vigan à Albi à partir de 18h30.
Présentation problématique :
Les résultats du référendum du 23 juin 2016 sur l’appartenance du R-U à l’Union européenne, organisé par David Cameron, ont surpris nombre de sondeurs, commentateurs et hommes politiques britanniques et européens. Plus de la moitié des Britanniques, 51,9%, a choisi de quitter l’UE, avec une participation massive à ce scrutin (72%). Les conséquences de ce choix sont énormes. Quarante-trois ans après son intégration au sein de la Communauté européenne, le R-U et les institutions européennes préparent donc le Brexit et cherchent à fixer les modalités de nouveaux accords entre ce pays et l’UE.
Ce résultat est-il vraiment si surprenant ? Comment comprendre ce vote à partir d’une analyse géographique et géopolitique du vote ? Quelles peuvent-être les conséquences internes et externes de ce vote pour le R-U ?
Pour y répondre, nous nous attacherons à expliquer la place singulière du R-U dans la CEE, puis l’UE, ainsi que l’ancienneté et la persistance de l’euroscepticisme britannique. Nous rappellerons que ce Brexit s’inscrit également dans un contexte géopolitique européen de défiance largement partagée dans de nombreux pays vis-à-vis des institutions européennes. Nous reviendrons ensuite sur le contexte géopolitique de ce référendum et expliquerons le résultat par une analyse géographique et sociale du vote à partir de plusieurs études de cas montrant une société profondément clivée et un territoire morcelé, pour enfin aborder les conséquences de ce Brexit pour le R-U et pour les relation entre ce pays et les autres pays de l’UE.
Compte-rendu :
Compte-rendu réalisé par Claire PERROTTE et Guillaume CHABANNE, étudiants en deuxième de Licence de sociologie et d’histoire, repris et corrigé par Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs, co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.
Eléments de la présentation :
Mark Bailoni est maître de conférences à l’université de Lorraine, membre du laboratoire LOTERR et spécialiste de géopolitique interne au R-U. Thibault Courcelle est maître de conférences à l’Institut national universitaire Jean-François Champollion d’Albi, membre du laboratoire LISST-CIEU et il étudie la géopolitique des institutions européennes de manière générale.
En plus de quarante années au sein de la Communauté européenne, le R-U (R-U) n’a jamais été un membre pleinement intégré de cette institution. Il ne fait pas partie de la zone euro, il ne fait pas partie de l’espace Schengen. Il est donc resté un peu en retrait, dans cette intégration européenne. Thibault Courcelle va traiter des raisons de cet euroscepticisme britannique sur le temps long. D’abord, existe-t-il réellement et comment peut-on le mesurer ? Mark Bailoni, dans une seconde partie, va aborder plus en profondeur le vote du Brexit à travers une analyse géopolitique et géographique.
Thibault Courcelle introduit son propos en rappelant que les Britanniques sont souvent considérés comme étant eurosceptiques, même caricaturés comme étant majoritairement très eurosceptiques. Le terme « d’eurosceptique » est défini simplement dans le dictionnaire par « une personne qui doute de la viabilité, de l’utilité de la construction européenne ».
Il y a eu, avant le Brexit, un précédent dont on a assez peu parlé dans cette campagne, illustré par une caricature de Plantu, parue dans le journal Le Monde le 5 juin 1975.
En 1973, le R-U, l’Irlande et le Danemark ont rejoint la Communauté européenne, et en 1975, seulement deux ans après cette adhésion, il y eut déjà une première possibilité de « Brexit », avec un vote sur le maintien ou non du R-U dans la Communauté européenne. La caricature de Plantu est exagérée puisque le taux de participation avait été assez fort pour ce premier référendum britannique : plus de 65 % d’électeurs s’étaient mobilisés à cette époque et le « oui » – le « remain » – l’avait emporté à 67%.
Ce référendum était en quelque sorte « l’arbre qui cache la forêt » de l’euroscepticisme britannique. Cette large adhésion en faveur du maintien du R-U dans la Communauté européenne a en réalité fait suite à toute une série de sondages dans lesquels les Britanniques rejetaient l’entrée, puis le maintien dans la Communauté européenne. À cette époque, c’est le premier ministre Harold Wilson qui avait réussi à inverser la tendance, notamment en obtenant quelques concessions des partenaires européens. Cependant, les sondages réalisés après le référendum, dès 1976, montraient encore souvent que les Britanniques étaient pour le retrait de leur pays de la Communauté européenne.
Nous bénéficions depuis 1973 de nombreux sondages de l’Eurobaromètre sur les thématiques européennes. L’Eurobaromètre est un organe indépendant qui a été créé par la Commission européenne pour mesurer l’opinion publique au sein des différents États membres. C’est pratique car cet institut de sondage européen a été créé l’année même de l’entrée du R-U au sein de la CEE. On a donc pour cet Etat un suivi de l’opinion publique britannique sur toute la durée de son appartenance à l’Europe instituée, de la CEE à l’UE.
A la question posée sur le sentiment d’européanité lors d’un sondage réalisé en 2010 : « Est-ce que vous vous sentez personnellement européen ? », les Britanniques, comparés à la population de l’ensemble des 24 autres membres à l’époque en 2006, sont ceux qui ont répondu le moins se sentir européen : 48 % d’entre eux seulement contre 74 % pour la moyenne des Européens. L’Irlande se situe près de la moyenne européenne, à 68%. Ainsi, l’insularité britannique ne semble pas être un élément explicatif à elle seule de cette spécificité.
En 1998, le R-U apparaît en dernière position des quinze États membres de l’époque quant à la satisfaction de la population vis-à-vis de l’appartenance de leur pays à l’UE. Le politologue allemand Oskar Niedermayer évalue la question sur le « bénéfice retiré de l’appartenance de son pays à l’Union européenne » comme la seule interprétable sans ambiguïtés. Or, là encore, les Britanniques, sont en dernière position. Un autre type de sondage plus récent, toujours de l’Eurobaromètre en 2011, évalue le sentiment de confiance de la population vis-à-vis des institutions avec notamment cette question : « Avez-vous plutôt confiance ou plutôt pas confiance en l’Union européenne ? ». Là encore, sur l’ensemble des 27 pays membres, les Britanniques sont les moins nombreux, avec 24 % des répondants, à avoir plutôt confiance dans l’UE, contre 63 % qui n’ont pas confiance et 13 % qui ne se prononcent pas. Ce manque de confiance est ici est comparable à celui de la Turquie, pays candidat à l’accession à l’UE, puisque les Turcs expriment un taux de confiance de 22% en l’UE.
Un an avant le Brexit, en 2015, à la question : « Est-ce que votre pays pourrait mieux faire face au futur s’il était en dehors de l’Union européenne ? » 43 % des Britanniques, ne sont pas d’accord avec cette assertion, ce qui les place tout en bas du classement. A une autre question portant sur la vérification du périmètre géographique de l’UE : « L’Union européenne est composée de 28 États membres, est-ce que selon vous, c’est vrai ou faux ? », une courte majorité de Britanniques, 53 %, affirme que c’est vrai. Il n’en reste pas moins qu’ils sont encore en dernière position par rapport aux autres pays membres.
Toutes les statistiques indiquent donc clairement que l’euroscepticisme de l’opinion publique britannique n’est pas un mythe. En effet, on constate que sur les questions européennes, le R-U se détache clairement des autres pays européens et emporte à chaque fois « la palme » du bas du classement de l’Eurobaromètre.
Quelles sont les raisons de cet euroscepticisme latent ?
On l’explique souvent par l’insularité : le déterminisme géographique en quelque sorte ; mais cette représentation est fausse. Ainsi, les Irlandais qui sont tout aussi insulaires sont beaucoup plus pro-européens. De plus, les Britanniques sont parmi les Européens les plus mobiles, ainsi, ils franchissent la Manche très régulièrement, que ce soit pour les vacances, pour les affaires, la finance etc. Beaucoup de Britanniques ont des maisons secondaires en France ou en Espagne, ce qui génère de fait des échanges permanents et des liens forts. Il est important de prendre en compte l’ensemble des raisons, historiques et politiques, pour mieux expliquer cet euroscepticisme.
Beaucoup de nostalgie émerge dans le discours eurosceptique britannique. Cette nostalgie se base sur la représentation d’un pays, le R-U, qui est souvent encore perçu comme une ancienne grande puissance économique et commerciale. L’image d’une grande nation invaincue pendant la Seconde Guerre mondiale, et suite à la perte des colonies, c’est la nostalgie de l’époque impériale, et les représentations sur le déclin britannique, qui se généralise. Tout cela va, dès le début de la construction européenne, nourrir le discours eurosceptique. Celui-ci va s’articuler autour de cette nostalgie du R-U, puissance économique et commerciale, modèle de démocratie parlementaire, État-Nation souverain impérial. Ce discours eurosceptique véhicule une peur généralisée du déclin britannique qu’entraînerait une pleine participation du R-U à la construction européenne. Ce discours eurosceptique, analysé notamment par Agnès-Alexandre Collier, se décline en plusieurs degrés d’intensité. Il s’agit d’abord de la crainte que le pays puisse perdre ses avantages économiques et être dépossédé de ses attributs démocratiques. Ensuite, il y a une inquiétude liée à l’idée de la perte de la souveraineté nationale, l’angoisse d’une sorte de dilution nationale, mais qui est aussi liée à l’idée d’être envahi par les étrangers. La crainte porte donc sur la possible altération de l’identité britannique, qui pourrait petit à petit disparaître ou se modifier au contact ou à partir de l’autre.
D’autres raisons à cet euroscepticisme tiennent au positionnement intergouvernemental du gouvernement britannique et des principaux médias. En effet, la ligne fixée en 1946 par Churchill définissait trois cercles de politique étrangère. Ainsi, la priorité, c’étaient de renforcer les liens avec le reste de l’empire, qui deviendra le Commonwealth. Le deuxième cercle de priorité, c’étaient de développer les liens avec les États-Unis. Les liens avec l’Europe constituant seulement le troisième et dernier cercle dans l’ordre des préoccupations. Churchill soutenait l’idée de créer une institution européenne, mais pas forcément en y incluant le R-U : c’était plutôt avec le soutien du R-U mais sans participation directe. Les Britanniques participent toutefois à la création du Conseil de l’Europe, première organisation politique européenne en 1949, mais ils imposent aux autres Etats membres une organisation purement intergouvernementale en en limitant beaucoup les compétences et le budget. Ainsi, les Britanniques ne vont pas s’impliquer dans le premier projet d’Europe intégrée, celui de la CECA en 1951, pas plus que lors du traité de Rome en 1957, instituant les Communautés européennes.
Le rôle des médias, et notamment de la presse écrite, est aussi très important. Les caricatures diffusées par la presse britannique à différentes périodes de la construction européenne influencent aussi l’opinion publique. De nombreuses caricatures vont montrer, dès les années 1960, l’empire britannique qui s’effondre, sous forme d’un navire en train de prendre l’eau, et les Britanniques qui vont essayer de se sauver en allant faire l’Europe. Les institutions européennes sont donc vraiment considérées comme un choix par défaut. A partir des années 1970, cette même caricature va être reprise, mais à la place de l’empire, on va avoir le Commonwealth qui prend l’eau, et donc finalement ce premier cercle défini par Churchill qui ne fonctionne pas bien.
Par défaut, les Britanniques, dès 1961, deux ans après leur tentative de créer l’Association européenne de libre-échange (AELE) pour contrer et concurrencer la Communauté économique européenne (CEE), vont demander leur adhésion à la CEE. Ils devront finalement attendre, après plusieurs vétos du général de Gaulle, jusqu’au début des années 1970.
Un grand nombre de caricatures, dans les années 1980, présentent le plan Delors – qui prévoyait l’union économique monétaire, avec la création d’une banque centrale européenne, la création d’une monnaie unique, l’euro – comme un poison pour le R-U, entrainant la perte de sa souveraineté étatique.
Donc la question européenne constitue, au niveau britannique, un facteur de dissension très fort intrapartisan : au sein du parti conservateur comme au sein du parti travailliste, il y a des lignes de clivage très fortes qu’on peut analyser. Au début des années 1970, le parti conservateur apparaissait comme le plus pro-européen alors que le parti travailliste était beaucoup plus divisé sur la question de l’intégration européenne ; beaucoup de membres du parti travailliste étaient à l’époque hostiles à l’Europe. Ces tendances vont se croiser au début des années 1980 avec la montée de l’euroscepticisme au sein du parti conservateur, en partie portée par Margaret Thatcher. Elle reproche en effet aux États de maintenir trop de protectionnisme au sein du marché unique, et s’oppose aux volontés de donner plus de pouvoir politique à l’Europe.
La presse contribue à la construction des représentations, qui sont importantes comme vecteurs d’idées, d’idéologie. A ce titre, le rôle de la presse dans la construction de la représentation au R-U est primordial. Les principaux quotidiens de qualité, très orientés à droite, reprennent beaucoup les positions eurosceptiques du parti conservateur, comme le Times et le Daily Telegraph, qui ont un tirage de plusieurs centaines de milliers d’exemplaires par jour alors que les quotidiens plus proches des travaillistes ou des centristes, qui sont un peu plus pro-européens, comme le Guardian ou The Independent, ont des tirages plus limités, quelques dizaines de milliers d’exemplaires par jour seulement. Ce déséquilibre que l’on retrouve au niveau des grands quotidiens, se retrouve encore plus au niveau des tabloïds. Ainsi, cinq des six principaux titres sont conservateurs et totalisent entre 6 et 7 millions d’exemplaires vendus par jour, comme le Daily Express, le Houston, le Daily Mail, le Daily Star par exemple. Le seul tabloïd d’obédience travailliste, le Daily Mirror, tire à environ un million d’exemplaires par jour. La plupart de ces journaux qui véhiculent souvent des informations, des représentations, n’ont pas de correspondants à Bruxelles et, de ce fait, ne mettent pas les moyens de vérifier leurs informations, souvent de seconde main. Du fait même de la concurrence entre tabloïds, leur but n’est pas d’informer les lecteurs mais de chercher à faire sensation.
La Commission européenne a lancé un site « Info-intox » pour apporter son éclairages face aux fausses informations diffusées par les principaux médias en Europe, et en particulier, dans les tabloïds britanniques. Mais la tâche est difficile pour la Commission, puisque les institutions européennes sont largement discréditées auprès d’une bonne partie de l’opinion publique britannique.
Il convient cependant de relativiser cet euroscepticisme britannique en prenant, par exemple, en compte les taux de participation aux élections européennes depuis la première élection au suffrage universel en 1979. Pendant plusieurs décennies, des années 1970/1980 jusqu’à la fin des années 1990, les Britanniques étaient toujours « champions » du faible taux de participation aux élections européennes avec seulement un tiers de la population qui se déplace pour cette élection (et même seulement un quart en 1999), bien en deçà de la moyenne des autres pays européens. Cependant, à partir de 2004 et des élargissements de l’UE à l’Europe centrale et orientale, on rencontre dans ces pays des taux de participation beaucoup moins importants qu’au R-U, en raison notamment d’une importante déception des populations de ces pays vis-à-vis de l’UE. Au R-U, alors que beaucoup de pays voient leur taux de participation baisser, le taux de participation reste assez stable.
Au-delà du taux de participation, on peut aussi relativiser l’euroscepticisme britannique par la comparaison de certains résultats lors des dernières élections européennes de 2014. On constate que les partis d’extrême-droite ou bien les partis ouvertement europhobes ont fait un « carton » lors de ces élections dans plusieurs pays européens. La montée en puissance de ces partis n’est pas propre au R-U où le parti UKIP (United Kingdom Independance Party) est arrivé en première position, mais se retrouve dans d’autres Etats comme la France où le Front National est arrivé en première position, et comme l’Italie où le Danemark. Ce vote protestataire et de défiance vis-à-vis de la construction européenne est très perceptible depuis la crise de 2008.
Mark Bailoni rappelle que l’on peut replacer le Brexit dans une longue tradition de l’euroscepticisme au R-U. En ce qui concerne les représentations en géopolitique, l’Europe est construite sur des relations politiques sur des temps relativement longs. Il y a également des représentations beaucoup plus courtes et beaucoup plus récentes pour montrer que ce vote pour le Brexit, c’est aussi une forme de vote de protestation, un vote de colère d’une partie de l’électorat britannique. On est dans un contexte caractérisé par un vote protestataire au R-U. C’est un vote pour le rejet d’une certaine partie des élites politiques classiques, le rejet d’une certaine partie des responsables politiques traditionnels.
En quoi peut-on replacer ce vote pour le Brexit comme un vote avant tout protestataire ?
Ce contexte de vote protestataire, peut être vu au R-U sous différentes formes. Il existe des parallèles entre les deux votes, celui pour le UKIP et le Brexit. Le UKIP est un parti que l’on peut classer comme étant quasiment d’extrême-droite, un parti populiste très marqué à droite et profondément eurosceptique. Un autre élément doit être pris en compte, car on est aussi dans le cadre d’un vote de « colère », même s’il n’y a pas de lien idéologique, c’est l’arrivée à la tête des travaillistes de Jeremy Corbyn.
Il y a trois partis traditionnels au R-U, le parti travailliste (le Labour), le parti libéral-démocrate, que l’on appelle les « Libdems » et le parti conservateur. Le parti travailliste est le grand parti de gauche, le parti conservateur est le grand parti de droite et les Libdems, est un parti centriste. A la différence de la France, le parti travailliste est un parti qui est très large au niveau idéologique, qui regroupe toutes les tendances de la gauche, avec des différences très profondes à l’intérieur de ce même parti. Si depuis les années 1990 et les années Blair, les dirigeants du Labour et la majorité de ses députés étaient issus de l’aile droite du parti, la base des militants a élu Jeremy Corbyn en 2015 contre l’avis des dirigeants sortants. En effet, Jeremy Corbyn est issu de l’aile très à gauche du Labour. Ce vote de la base militante peut donc s’apparenter à une forme de vote de protestation, on vote contre l’avis des grands dirigeants du parti, et contre, on pourrait dire, la ligne officielle du parti travailliste.
Un autre élément à prendre en compte, même s’il n’a pas lui non plus de lien idéologique, est la montée du nationalisme écossais. Pourquoi le percevoir comme un vote contestataire ? En 2014, a eu lieu un référendum sur l’indépendance de l’Écosse. Ce référendum a été critiqué par ceux qui préconisent le maintien de l’Écosse au sein du R-U. Il a été gagné par « seulement » 55 % des voix. Le désir d’indépendance des Écossais n’a jamais été aussi fort. Pourquoi ? Et pourquoi peut-on considérer ce vote pour le nationalisme écossais comme un vote protestataire ? En premier lieu, parce que la grande majorité de ceux qui ont voté pour l’indépendance lors de ce référendum sont des gens issus des classes les plus populaires, qui ont peu de formation, avec des niveaux de revenus assez bas, et beaucoup de jeunes. En second lieu, parce que le principal parti du nationalisme écossais, le Scottish National Party (SNP), est un parti qui a fortement progressé depuis le début des années 2000. Historiquement, l’Écosse est un territoire dirigé par le parti travailliste ; mais depuis le début des années 2000, le parti travailliste s’effondre radicalement en Écosse et c’est aujourd’hui le SNP qui est devenu le premier parti en Écosse. Le SNP, qui se considère idéologiquement comme un parti de centre-gauche, tient un discours d’alternance face à cette longue fraction du vote travailliste en Écosse et une forme aussi de contestation face à ce qui est mis en place en termes de politique interne au R-U, notamment face à la politique d’austérité mise en place par le gouvernement Cameron, un gouvernement conservateur. En effet depuis 2010, le R-U est entré dans une politique d’austérité extrêmement forte, dans un contexte de crise économique. Le SNP s’est présenté comme un parti de rejet de cette politique d’austérité ; voter pour le SNP, c’est aussi voter contre la politique d’austérité du gouvernement britannique. Nous nous trouvons bien dans une forme de protestation.
Tous les résultats ne sont pas comparables du point de vue idéologique et n’ont pas les mêmes conséquences géopolitiques. On se trouve finalement dans une forme de discours protestataire à chaque fois : le vote protestataire contre les institutions, contre les grands partis, contre les forces politiques traditionnelles ; il s’inscrit dans un contexte un petit peu plus large, dans un contexte européen, voire même au-delà si on parle de l’élection américaine, dans un contexte européen de vote protestataire, de vote antisystème. Dans certains pays européens, cela se traduit par l’arrivée au pouvoir d’un parti très à gauche, on pense à la Grèce avec Syriza. Mais dans d’autres pays, cela se traduit plutôt la montée des partis d’extrême-droite. C’est le cas en Europe du Nord, en Europe de l’Est, c’est le cas au R-U, avec la montée du UKIP.
Deuxième question, pourquoi ces votes protestataires en Europe et spécifiquement au R-U ?
Il y a plusieurs éléments ; le principal élément est le contexte de crise économique et de ses conséquences que l’Europe connaît depuis la fin des années 2000. C’est aussi le contrecoup des politiques qui ont été mises en place pour répondre à ce contexte de crise économiqueAu R-U, en parallèle au sauvetage massif de certaines banques en difficulté par des fonds publics, le gouvernement Cameron a mis en place une politique d’austérité extrêmement forte avec la réduction de beaucoup de dépenses en matière d’aides sociales ou de politique culturelle. Le gouvernement a aussi réformé le code du travail, avec par exemple la mise en place d’un contrat à zéro heure, sans garantie minimum de temps de travail.
Beaucoup de partis protestataires en Europe se présentent comme des forces politiques antisystème. Dans leurs discours, on retrouve très souvent des mêmes constats, des mêmes raccourcis. En fonction de leurs bases idéologiques, ces partis jouent ainsi sur plusieurs types de ressentiments et de colères : un sentiment de déclassement de la population, , la dénonciation de formes d’immigration non maîtrisées, une immigration qui serait coupable de plomber l’emploi et les comptes publics, la dénonciation des institutions politiques internationalisées, qui peuvent se rapporter de près ou de loin à la mondialisation, le rejet de tout ce qui est force politique traditionnelle et aussi le rejet des institutions politiques européennes. Donc l’euroscepticisme apparaît comme étant un élément moteur de ces discours populistes à travers toute l’Europe. A cela s’ajoutent d’autres crises, actuellement la crise des migrants en Europe, donc autant de tensions, autant d’inquiétudes sur lesquelles les partis populistes s’appuient sans aucun complexe. Donc on retrouve tous ses ingrédients au R-U, et notamment pour expliquer le vote en faveur du Brexit.
Le UKIP veut dire « le parti de l’indépendance du R-U ». C’est un parti né dans les années 1990 sur un discours assez simple, qui s’est imposé comme l’une des principales forces politiques du pays. Son discours c’est la sortie du R-U de l’Union européenne et l’indépendance du R-U. Il a été fondé par des dissidents de l’aile droite du parti conservateurAlors, dès l’origine, c’est un parti europhobe, eurosceptique avec une base idéologique très à droite.
A partir du début des années 2000, il y a eu une évolution dans le discours du UKIP, autour de deux axes très forts. D’une part, si le parti garde une base idéologique et économique ultra-libérale, son programme propose des mesures de plus en plus destinées aux classes les plus populaires, notamment aux populations les plus pauvres du pays. Il propose de supprimer l’impôt sur le revenu pour les populations les plus pauvres. Il propose aussi la suppression des aides publiques internationales et de reverser l’argent qui serait ainsi économisé vers les investissements dans les services publics, notamment les services de santé.
Et d’autre part, il développe à partir du début des années 2000 un discours radicalement anti-immigration.
Le UKIP se présente comme un parti qui est là pour défendre les intérêts de la working-class blanche, des petits patrons de P.M.E, des artisans et des retraités britanniques. Il s’agit-là de la fibre électorale du UKIP. C’est un parti qui se déclare et qui se revendique ouvertement populiste. C’est un terme qu’il accepte et qu’il défend car il entend répondre aux « vraies préoccupations des vrais gens » et il appelle ses partisans : « l’armée du peuple ». C’est l’idée-même du populisme. Il dit vouloir rendre la démocratie au peuple ; ceux qui auraient ôté cette démocratie sont les partis traditionnels et Bruxelles. Les leaders du UKIP dénoncent le système « Lib, Lab, Con », les libéraux-démocrates, le Labour et les conservateurs. C’est l’équivalent britannique de « l’UMPS » français. Il dénonce aussi le système « OxBridge ». C’est une contraction entre « Oxford » et « Cambridge », c’est-à-dire les deux principales et plus prestigieuses universités britanniques. Ainsi, dénoncer « Oxbridge », reviendrait en France à dénoncer la prépondérance des énarques au sein des dirigeants politiques et des hauts-fonctionnaires en France. On voit que le UKIP se présente comme une alternative au bipartisme.
Dans son discours, l’immigration est devenue le point focal de toutes les autres grandes thématiques de ce parti. En effet, selon le UKIP, l’Europe est responsable de l’immigration qui touche le pays. Il faut rappeler que si le R-U ne fait pas partie de l’espace Schengen, le principe de libre-circulation des travailleurs européens s’applique au pays. Le R-U a justement connu une forte immigration de travailleurs venus des pays d’Europe de l’Est après l’intégration de ces États en 2004. Le recensement de 2010 a montré que le polonais est devenu la seconde langue la plus parlée au R-U avant la principale langue celte : le gallois. Ces ressortissants en provenance des pays d’Europe de l’Est occupent principalement des postes demandant peu de qualification, notamment dans le bâtiment, la restauration, le secteur agricole, et ils sont perçus comme étant peu exigeants au niveau salarial ainsi qu’en ce qui concerne les conditions de travail. Ils sont donc accusés par les Britanniques les plus modestes de prendre leur travail. On retrouve un argumentaire commun aux partis européens anti-immigration : les immigrés profitent des aides sociales et coûtent très cher à la communauté britannique.
Ainsi, les affiches électorales du UKIP, montrent qui, selon lui, dirige vraiment le Parlement britannique : c’est Bruxelles, c’est l’Europe et c’est à cause de l’Europe que le RU connait une forte immigration est-européenne ; un escalator escalade les falaises de Douvres, symbolisant la porte ouverte à tous les travailleurs européens.
Une autre affiche montre que les dirigeants des trois grands partis, conservateur, travailliste et libéral-démocrate, sont bâillonnés par Bruxelles, le seul qui puisse s’exprimer est Nigel Farage, le dirigeant du UKIP. Une dernière dénonce l’immigration comme étant la principale cause du chômage en EuropeCes affiches ont été produites lors des élections européennes de 2014. Les élections européennes sont le meilleur terrain jeu du UKIP compte-tenu de son « ADN politique ». C’est lors des élections européennes que le parti réalise ses meilleurs scores.
Aux élections européennes de 1999, le UKIP était le quatrième parti au R-U. En 2004, c’est le troisième, dépassant les libéraux-démocrates. En 2009, il est arrivé deuxième, derrière les conservateurs, et devant les travaillistes. En 2014, il est arrivé premier
Il faut toujours un peu mesurer les conclusions des résultats de ces élections européennes, qui sont parfois des élections « défouloir », où les gens ne votent pas forcément comme ils votent aux autres élections, notamment aux élections nationales. Cependant, le UKIP est passé de 2,5 à 4 millions de voix entre 2009 et 2014, et est donc vraiment dans une phase de progression électorale très forte. Aux élections générales, c’est-à-dire aux élections législatives, il est plus compliqué pour le parti de se faire élire à cause d’un mode de scrutin à majorité relative à un seul tour : c’est-à-dire que le candidat arrivé en tête remporte le siège. Cela pousse à ce que l’on appelle parfois en France un « vote utile », c’est-à-dire éviter de se disperser vers des petits partis au premier tour pour ensuite se concentrer sur un vote jugé plus « sérieux » au second tour. Ce sont des comportements électoraux tout à fait différents. Ainsi, peu d’électeurs vont voter pour le UKIP aux élections législatives au R-U, d’autant plus que les grands partis jouent sur ce mode de scrutin.
Ainsi, le UKIP n’a remporté aux dernières élections législatives de 2015 qu’un seul siège sur les 650 du Parlement au R-U, le siège de Clacton. Il avait tout de même remporté 12.7% des voix. Il est donc compliqué pour le UKIP de faire élire des députés au Parlement britannique. Toutefois, s’il est compliqué pour lui d’accéder à des postes politiques, à des postes d’élus, il arrive néanmoins à faire passer ses idées. C’est-à-dire qu’avec ce mode de scrutin très particulier, chaque voix est très précieuse : pour un grand parti, il vaut mieux éviter qu’il y ait une trop grande dispersion des voix vers des petits partis. Ainsi, le parti conservateur comme le parti travailliste vont chercher à s’adresser aux électeurs qui pourraient être tentés d’aller voter pour des petits partis. De cette façon, pour essayer de rattraper des électeurs potentiellement tentés par un vote UKIP, le parti conservateur a renforcé son discours eurosceptique, mais aussi tout un discours très ferme au sujet de la lutte contre l’immigration. C’est dans ce contexte-là que David Cameron a fait une proposition qui, peut-être, lui sera reprochée par l’histoire : celle de faire un référendum sur le Brexit s’il était réélu à la tête du pays.
De cette façon, si le UKIP ne réussit pas à accéder au pouvoir, il a tout de même réussi à faire passer son principal message et est arrivé à ses fins : la sortie du R-U de l’Union européenne.
En analysant les résultats du UKIP et ceux du le Brexit, nous pouvons trouver un certain nombre de similitudes. Il faut cependant rester prudent : les individus ayant voté pour le Brexit ne sont pas tous des électeurs du UKIP. Ils proviennent de familles politiques très diverses. L’euroscepticisme est un courant extrêmement large, nous pouvons aussi le trouver à l’extrême gauche comme en France. C’est un courant transpartisan, ancré historiquement au R-U. L’électorat du Brexit n’est donc pas forcément le même que celui du UKIP, mais nous y retrouvons des similitudes, à deux niveaux.
D’une part, en terme de profil sociologique : beaucoup d’études ont analysé à la fois l’électorat du UKIP et l’électorat du Leave (pro-Brexit), et nous trouvons finalement des caractéristiques assez proches. Dans l’électorat du UKIP par exemple, nous voyons une surreprésentation des retraités, une surreprésentation des gens avec peu de qualifications, une surreprésentation de personnes qui sont issus de foyers qui gagnent moins de 20 milles livres par an, donc des foyers les plus populaires. A l’inverse, au sein de l’électorat du UKIP, les personnes issues d’une minorité ethnique, les étudiants, les mieux diplômés, les moins de 35 ans, et les femmes sont sous-représentées.
Parmi les principales préoccupations des sympathisants et électeurs du UKIP, on retrouve deux points très forts, que ce soit pour l’ensemble du pays ou au sein du foyer, qui sont l’immigration (largement, en termes de préoccupation, devant la moyenne britannique) et la question européenne. Ce sont les deux grands piliers du discours du UKIP : le vote contre l’Europe mais aussi le vote contre l’immigration. Nous retrouvons aussi l’économie comme l’une des principales préoccupations au sein des foyers comme pour l’ensemble du pays, mais nous voyons que finalement, dans l’électorat du UKIP, l’économie apparaît moins importante que pour l’ensemble de l’électorat britannique. Finalement il est nécessaire de noter que l’élargissement du discours du UKIP vers un discours clairement anti-immigration fonctionne très bien en terme électoral.
En regardant à présent la structure du vote du référendum sur le Brexit, on retrouve finalement à peu près le même profil général, c’est-à-dire que ceux qui ont voté pour le Leave sont plutôt des gens qui ont peu de revenus, un faible niveau de qualifications, et issus de classes d’âge supérieures. A l’inverse, ceux qui ont voté pour le Remain ont plutôt des revenus moyens ou élevés et un niveau de formation élevé. Les jeunes ont aussi très majoritairement voté pour le Remain. La différence hommes/femmes est cependant moins marquée. En termes d’appartenance politique, 95% des électeurs du UKIP ont voté pour le Leave, mais aussi une majorité de conservateurs a voté pour le Leave (de l’ordre de 60%). Un tiers de l’électorat travailliste a voté pour le Leave, alors qu’officiellement ce parti était pour le Remain. Plus surprenant, un tiers de l’électorat du Parti Nationaliste écossais a voté pour le Leave alors qu’historiquement le parti nationaliste écossais est un parti clairement pro-européen, qui revendique l’indépendance de l’Ecosse au sein de l’Union européenne. Il peut alors s’agir d’un vote tactique pour certains électeurs nationalistes écossais afin d’essayer de favoriser la sortie de l’Ecosse du R-U.
Comme le montrent les enquêtes d’opinion, plusieurs raisons ont poussé les électeurs à voter pour le Leave. La principale raison, qui concerne à peu près la moitié de l’électorat, est pour que les décisions qui concernent le R-U soient prises au R-U. La deuxième raison, pour à peu près un tiers de l’électorat, c’est pour que le R-U reprenne le contrôle de l’immigration, de ses frontières. Cela montre donc très clairementl’ancrage des thématiques du UKIP dans le vote pour le Brexit.
Pour le référendum, ,deux grandes campagnes ont dirigé le discours pour le Leave. D’une part, « Vote Leave », la campagne dite « officielle » était menée par un grand nombre d’élus conservateurs et quelques élus travaillistes. L’un des arguments qui a été le plus relayé est que quitter l’Union Européenne permettrait d’économiser 350 millions de livres au budget britannique par semaine, qui pourraient être ainsi injectées dans le système de santé. Cet argument s’est révélé être tout à fait faux, comme cela fut annoncé juste après le vote. Comme le montre l’affiche ci-dessous, cette campagne a aussi joué sur la peur de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, alors que celle-ci est de plus en plus improbable.
La seconde campagne, « Leave.EU » était mené indirectement par le UKIP. Le discours était alors beaucoup plus radical. Leave.EU n’a pas hésité à publier des affiches choc, par exemple avec des hordes de migrants qui prendraient la route vers le R-U. Ses dirigeants jouèrent sans aucun complexe sur la peur de l’Etat Islamique en n’hésitant pas à instrumentaliser l’attentat d’Orlando pour dire que voter pour la sortie de l’Union européenne permettrait de prévenir le R-U des attentats.
Nous pouvons aussi comparer le vote UKIP et le vote Leave au niveau territorial. Nous retrouvons à peu près les mêmes zones de force pour le UKIP que pour les votes Leave. Il y a également des divisions nationales majeures au R-U : les Ecossais ont voté très largement pour le Remain, alors que les Anglais ont majoritairement voté pour le Leave, donc nous avons des divisions très fortes entre les différentes nations qui composent le RU. Le UKIP est clairement un parti nationaliste anglais – et non britannique. En effet, il n’y a aucun élu du UKIP en Ecosse, et dans certains territoires écossais, le UKIP n’arrive même pas à présenter de candidat..
Il existe plusieurs types de territoires ayant voté pour le UKIP ou pour le Leave. Premièrement, nous trouvons les vieux territoires industriels périphériques, qui se situent dans le Nord du Pays (Yorkshire…) ou dans les vallées du Sud du pays de Galles, les vieux territoires de l’industrie textile ou des mines restés à l’écart de tout réel renouveau. C’est vrai également dans la grande périphérie de Birmingham, où nous trouvons un vote très fort à la fois pour le UKIP et pour le Leave lors du référendum de juin dernier. On trouve aussi toute une frange de votes massifs pour le Leave sur la périphérie Est du R-U.
Par contre, les territoires centraux ont moins voté pour le Leave, , et votent aussi très peu pour le UKIP. C’est le cas pour le centre de Londres, aussi pour Manchester, Liverpool, Newcastle, Cardiff. C’est vrai aussi pour certaines villes universitaires : Oxford, Cambridge, ou York qui ont voté très majoritairement pour le Remain.
Nous avons vraiment ici un clivage, qui peut apparaître comme un clivage social : les territoires les plus pauvres ont plutôt voté pour le Leave alors que les territoires les plus favorisés ont plutôt voté pour le Remain. Cette constatation doit bien sûr être nuancée, il n’y a pas une correspondance stricte : il y a des territoires, comme au centre du R-U, qui ont voté massivement pour le UKIP alors que ce sont des territoires relativement favorisés. Nous rentrons alors dans les vieilles perspectives d’un euroscepticisme ancien et très ancré.
Nous allons faire une analyse un petit peu plus précise en zoomant sur plusieurs territoires. Dans un premier temps, sur le territoire de Clacton où le UKIP a fait élire son député. A partir des statistiques ethniques britanniques, nous pouvons constater que dans toute la zone de force du UKIP, les minorités ethniques sont très largement sous-représentées. Ce qui joue fortement ici, ce n’est donc pas la présence de populations issues de minorités ethniques et de confrontations intercommunautaires conflictuelles. Par contre, ce qui explique le vote pour le UKIP, c’est le taux de chômage très fort dans ces territoires, notamment à Clacton. C’est donc un vote social, sur un territoire particulièrement vieilli en terme démographique : c’est la deuxième circonscription où le taux des plus de 65 ans est le plus important du R-U, classe d’âge qui est surreprésentée dans l’électorat du UKIP.
Clacton, pour faire une brève présentation de ce territoire, est une vieille station balnéaire qui est tombée totalement en désuétude : il s’agit du schéma un peu cliché de la station balnéaire britannique, qui finalement ne plaît plus du tout aux Britanniques, qui préfèrent les plages espagnoles, grecques ou chypriotes accessibles par vote low-cost. Clacton, comme d’autres stations balnéaires britanniques, se trouve ainsi en plein déclin.
Il existe un indice de précarité chez les Britanniques, qui permet de se rendre compte que le UKIP réalise de très bons scores dans les territoires marqués par une forte pauvreté . En zoomant encore plus, on peut prendre l’exemple du quartier de Jaywick. C’est un ancien village vacances construit dans les années 1930, tombé complètement à l’abandon, où les bungalows qui servaient pour les congés de familles d’ouvriers ont été revendus à des marchands de sommeil ou à des populations avec des revenus très bas. Aujourd’hui Jaywick est devenu le quartier le plus pauvre de toute l’Angleterre.
Autre exemple, le territoire de Boston dans le Lancashire, a, quant à lui, une autre particularité : c’est là où le Leave a réalisé son plus gros score : 75.6% des voix. Les trois quarts des gens de Boston ont ainsi voté pour le Leave. C’est un territoire très rural, très agricole. L’agriculture fonctionne très bien, et les activités agricoles ne sont absolument pas menacées. Alors pourquoi un vote si fort pour le Leave ? Cela s’explique par la très forte immigration qu’a connu le R-U des pays d’Europe de l’Est. A Boston, la population entre le recensement de 2001 et le recensement de 2011 a augmenté d’environ 10 000 personnes (de 55 000 à 65 000). Sur ces 10 000 personnes, 6 500 personnes sont originaires d’un pays de l’Est. Ces Européens de l’Est représentent donc environ 10% de la population de Boston. C’est le taux le plus important de tout le R-U. Nous avons donc ici une très forte immigration de travailleurs issus d’Europe de l’Est sur une période très courte, qui a complètement bouleversé Boston. Ce sont essentiellement des Polonais ou des Baltes, qui viennent travailler dans les exploitations agricoles et dans les industries agroalimentaires.
Le vote du Leave à Boston se révèle être très paradoxal, puisque les industries agroalimentaires de Boston sont fortement liées à l’Union européenne. C’est-à-dire que nombre de produits agricoles européens arrivent à Boston pour y être transformés, puis sont revendus dans l’Union européenne. Voter pour le Leave dans cette ville peut alors paraître surprenant, mais exprime ici une forme de protestation contre cette arrivée très forte de travailleurs est-européens. Il faut ajouter à cela que ces 6 500 personnes, qui se sont déclarées pour le recensement, sont des gens qui vivent à Boston, il faudrait donc aussi compter tous les gens qui viennent en tant que saisonniers, sous contrat, etc… La présence de ces travailleurs est-européens est donc encore plus forte que ces 10 % recensés. D’après les statistiques, dans certains quartiers de Boston, 67 % de la population parle une langue d’Europe de l’Est.
D’autres types de territoires ont voté très massivement pour le Leave : les vieux territoires industriels périphériques, où nous avons un vote qui ressemble très sensiblement au vote Front National dans certains anciens territoires industriels en France.
Pour contrebalancer certains discours et certaines analyses du vote pour le Leave et du vote pour le UKIP comme étant essentiellement sociaux, il faut noter que le vote pour le Leave est aussi un vote identitaire. L’euroscepticisme traduit une fierté de la nation britannique, ancrée dans certains territoires où l’on vote pour le Leave parce que l’on estime que le R-U a plus à gagner en dehors de l’Union européenne qu’à l’intérieur. Et puis, finalement, ce sont les territoires qui ont reçu le plus d’aides de l’Union européenne au R-U qui ont le plus voté pour le Leave. L’exemple le plus frappant est celui de Sunderland : petite ville du Nord Est de l’Angleterre, au Nord de Newcastle, qui est un territoire qui vote beaucoup pour le UKIP, et qui a voté à 61% pour le Leave. Le premier employeur de Sunderland est l’usine automobile Nissan. Ce territoire regroupe aussi tous les sous-traitants, les emplois indirects. Cette usine est très symbolique : créée dans les années 1980, Nissan cherchait ici un point d’attache, un pied dans l’Union européenne en installant son usine à Sunderland. La raison d’être de Nissan à Sunderland est donc justement le fait que le R-U soit dans l’Union européenne, afin produire des voitures à l’intérieur du marché européen, et pouvoir les vendre sans taxes à l’intérieur du territoire européen. C’est aussi très symbolique puisque dès sa création, cette usine venue palier le déclin industriel très fort à Sunderland a toujours été une sorte de référent. En effet, à chacun des débats sur l’Union européenne ou sur la question de l’euro, le président de Nissan est interrogé sur sa perception des choses. Il était d’ailleursradicalement opposé au Leave. Pourtant, ce territoire, si dépendant de cette usine, a voté à plus de 61% pour le Leave, simplement parce que nous trouvons ici un vote très identitaire.
Eléments du débat :
Beaucoup d’analyses disaient que le vote pour le « Leave » exprimait un rejet des politiques libérales menées en parallèle avec l’Union européenne, et auparavant avec Margaret Thatcher, qu’en pensez-vous ?
Mark Bailoni : C’est l’un des éléments explicatifs. On ne peut pas dire pour autant que tous les gens qui ont voté pour le Brexit sont des gens qui sont contre ces politiques-là et loin de là. Vous parlez de Margaret Thatcher, mais les conservateurs et tous ceux qui se revendiquent de Margaret Thatcher sont des gens qui ont toujours été opposés à l’Union européenne. Je pense que si l’on avait posé la question à Margaret Thatcher, elle aurait décidé que le Royaume-Uni quitte l’Union européenne. Mais d’un autre côté, c’est vrai, une partie de l’électorat, qui, idéologiquement, est plutôt placée à gauche ou même à l’extrême gauche, a voté contre cette Europe trop libérale, et qui se dit qu’il vaut mieux la quitter qu’y rester. Cela représente sans doute une part assez minoritaire des votes pour le Brexit. Le rejet de la politique d’austérité qui a pu être mise en place par David Cameron reste très fort, mais cela n’a pas eu beaucoup d’impact dans le vote sur le Brexit.
Thibault Courcelle : Margaret Thatcher a quand même beaucoup évolué entre les années 1970 et les années 1980, parce qu’en 1975, j’ai souvenir qu’elle s’était engagée en faveur du maintien du Royaume-Uni au sein des communautés européennes. Il y a même une photo où elle avait enfilé un pull avec les drapeaux des différents pays européens membres de la CEE. Le terme d’euroscepticisme reflétait plus « l’anti-marché », contre l’idée de marché commun, or Margaret Thatcher était en accord avec cette idée de marché commun, c’est plus au niveau politique qu’elle a contesté le projet européen.
Est-ce qu’il y a beaucoup d’adhérents aux partis politiques au R-U par rapport à la France ?
Mark Bailoni : C’est comme en France : combien y a-t-il d’adhérents aux partis politiques ? On ne sait pas vraiment, il y a des différences très fortes entre ce que disent les partis politiques et la réalité… et c’est assez compliqué d’avoir des chiffres fiables là-dessus.
Par rapport au Brexit, y aura-t-il des conséquences économiques pour le R-U ?
Mark Bailoni : C’est très compliqué à dire. Nous ne sommes pas voyants pour vraiment mesurer les conséquences économiques… Personne ne peut le dire encore aujourd’hui. Tous ceux qui disent que, finalement, il n’y aura pas de grandes conséquences n’en savent pas grand-chose… Nous sommes sur un marché ouvert, sur des échanges, ce sont des choses qui ne sont pas du tout prévisibles. Actuellement, l’économie britannique se porte mieux. En regardant un peu les chiffres du chômage, la croissance britannique se porte plutôt bien. Depuis le vote pour le Brexit, il y a eu une légère panique juste après le vote, mais finalement, cela a été bon pour le pays : avec une livre un peu moins forte face à l’euro, les produits britanniques sont plutôt compétitifs sur la scène européenne et mondiale, donc cela a permis de soutenir l’économie britannique. De ce fait, sur un temps très court, il n’y a pas vraiment de conséquences économiques. Il y a une expression qu’on retrouve assez souvent dans les articles qui parlent de cette période post-Brexit au R-U, celle d’être dans une « drôle de guerre », c’est-à-dire que nous savons que nous sommes en guerre, mais pour le moment nous ne voyons rien. Il n’y a pas vraiment de conséquences directes, nous vivons comme si nous n’étions pas en guerre, mais nous savons qu’un jour ou l’autre, la tempête va arriver. Là où ça peut être inquiétant pour l’économie britannique, c’est que beaucoup d’entreprises et d’investisseurs semblent avoir ralenti leurs investissements au R-U. Le R-U est un pays qui vit beaucoup des investissements étrangers, et pour le moment face à cette incertitude il y a beaucoup de grandes compagnies étrangères qui, soit retardent, soit reportent, soit ne font pas leurs investissements prévus aux R-U pour le moment, et préfèrent investir sur d’autres sites européens. Peut-être que ce manque d’investissements étrangers dans une économie qui en est aussi dépendante pourra jouer négativement, à terme, pour le R-U. Mais tout va dépendre des accords, des négociations, de leur contexte et de leur nature entre les entreprises, les dirigeants européens et les dirigeants britanniques. Pour le moment, nous restons dans l’incertitude.
Thibault Courcelle : J’ajouterai juste qu’effectivement, nous sommes dans l’incertitude car le Brexit est aujourd’hui plus virtuel que réel, puisque malgré le référendum qui a eu lieu il y a six mois, cela prendra sans doute encore entre une et deux années pour qu’il devienne vraiment une réalité. Pour le moment le R-U est toujours membre de l’Union européenne, il fait toujours partie et dépend toujours de ce marché commun. Evidemment, ce qui est en jeu en ce moment, ce sont les conditions du divorce – un divorce est souvent très douloureux – et évidemment, le R-U essaie de tirer son épingle du jeu, d’avoir les meilleures conditions, le meilleur accès au marché commun, et il y a d’ailleurs un consensus politique assez fort au R-U entre les partis pour essayer d’obtenir les meilleures conditions possibles. En face, nous avons la volonté chez les dirigeants des autres Etats membres de faire un divorce un peu dur, qui servirait d’exemple, pour éviter ensuite la possibilité d’un « Nexit », d’un « Frexit », etc., enfin, pour ne pas que d’autres pays soient tentés de partir aussi. Il est certain que nous n’avons pas eu la catastrophe attendue par certains lors des débats sur le référendum, qui pensaient que dès le vote, il y aurait une catastrophe économique. Cependant, évidemment, les effets ne se ressentiront qu’à partir du moment où le Brexit sera effectif. Pour le moment, l’article 50 du traité de Lisbonne n’a même pas encore été activé, il le sera vraisemblablement en mars. D’ailleurs, j’ai vu qu’il y avait une interview amusante dans Libération au sujet de l’homme qui a rédigé cet article : un Lord écossais, John Kerr, qui expliquait comment il l’avait rédigé sur un coin de table de sa cuisine, sans imaginer du tout qu’un jour, ce qui peut paraitre surprenant, il puisse être activé, et encore moins par son propre pays. Cela mettait un peu d’humanité derrière tous ces textes.
Pouvons-nous peut-être rappeler ce que disaient les sondages sur le Brexit ? Est-ce que l’Angleterre a eu la gueule de bois au lendemain du vote, ou est-ce que, finalement, on s’y attendait ?
Mark Bailoni : Non, les Britanniques ont eu clairement la gueule de bois. Les sondages ont beaucoup fluctué, mais dans les dernières semaines, il semblait que le Remain était assez nettement devant : la tendance voulait plutôt que ce soit le Remain qui gagne. Il y a eu aussi une incertitude sur la question de la mobilisation électorale. La mobilisation n’a pas été assez forte dans certains territoires : des territoires comme l’Ecosse ou Londres majoritairement pour le Remain ont moins voté proportionnellement à ce référendum qu’aux élections générales. A l’inverse, les territoires qui ont massivement voté pour le Leave sont des territoires qui, habituellement, avaient un taux d’abstention très fort. Ainsi, les territoires pro-Remain ont moins voté qu’à leur habitude, et inversement. Cela peut jouer et expliquer pourquoi les sondages se sont trompés.
Est-ce que vous pouvez nous rappeler le taux d’abstention qu’il y a eu, et est-ce qu’il y a un possible retour en arrière, dans un futur proche ou lointain ?
Mark Bailoni : Le taux d’abstention était de 28%, et au R-U, il y a toujours un taux d’abstention très fort. Ainsi, aux élections générales il y a généralement un taux de participation de l’ordre de 65%. En France pour les élections présidentielles et même législatives il est plus fort. Pour le retour en arrière, politiquement, je pense que c’est impossible. Pour le moment il y a ce fameux article 50 qui doit être déclenché, et théoriquement, il faut que le Parlement soit d’accord. Le Parlement peut encore bloquer, au R-U, c’est un principe fort : c’est le Parlement qui décide de tout et qui doit tout contrôler, nous sommes vraiment sur un parlementarisme qui est extrêmement fort. Le Parlement britannique aurait donc le pouvoir de décider de ne pas valider le déclenchement de l’article 50 et de ne pas valider ce qui ressort de ce référendum. Ce référendum n’a, constitutionnellement, qu’une valeur indicative. C’est une indication de ce que désirent les Britanniques, ça n’a pas une valeur souveraine et ce n’est pas un acte constitutionnel. Donc constitutionnellement oui, un retour en arrière est possible, mais il est très peu probable que le Parlement aille à l’encontre du désir de la majorité de la population. Dans tout le débat qui a lieu jusqu’au déclenchement de l’article 50, il est question d’organiser ou pas des élections législatives avant pour avoir un Parlement qui soit élu après ce référendum, donc, qui ait vraiment toutes les cartes en main pour ensuite décider où il pourrait aller. Mais tout cela reste encore très flou, nous sommes toujours ici dans cette période d’attente, sans trop savoir à quoi elle peut aboutir, mais un retour en arrière me parait assez compliqué.
Thibault Courcelle : Les retours en arrière, cela s’est déjà vu en Europe. Il y a notamment le refus des Français à 55 % d’adopter le Traité constitutionnel européen en 2005, traité qui est repassé en force sous une forme très semblable avec le Traité de Lisbonne négocié par le gouvernement Sarkozy en 2007, et finalement voté par le parlement français. Le gouvernement ne s’était pas risqué à refaire un référendum auprès de la population. Mais là, je pense qu’au niveau tactique, symbolique, cela est très différent. Pour le traité constitutionnel, il s’agissait d’un traité, il ne s’agissait pas de l’appartenance d’un Etat à un ensemble, à une institution, et du coup, cela serait symboliquement beaucoup plus fort aussi si le parlement britannique déconstruisait ce que le vote populaire britannique a décidé. Il y aurait des conséquences assez graves électoralement et je ne pense pas que les parlementaires s’y risqueraient.
La reine peut-elle contester l’avis du parlement britannique ?
Mark Bailoni : Non, la reine n’a que quelques pouvoirs très théoriques, et là, concrètement, elle ne peut pas s’opposer au Brexit… Si le parlement va dans le sens du Brexit, la Reine ne peut pas freiner ça. Si elle prenait une telle initiative, ce serait la fin de la monarchie britannique. Ce serait encore moins possible qu’un revirement du parlement.
Au moment des résultats, nous avons eu l’impression qu’une partie de la population découvrait les conséquences du vote Leave. Est-ce que la population était suffisamment renseignée ? J’ai vu des petits livrets qui passaient dans les rues de Londres au mois d’avril, mais est-ce que des sondages vont dans ce sens : à savoir, évaluer le niveau de connaissance, peut-être, des conséquences de ce vote ?
Mark Bailoni : Alors, en termes de sondages chiffrés, nous n’avons pas grand-chose à vous donner. Vous avez certainement vu passer l’information que ce qui a été le plus recherché après le vote sur le Brexit sur Google est « A quoi sert l’Union Européenne au R-U ? ». Nous voyons donc que, peut-être, une grande partie de la population n’était pas réellement informée, mais c’est quelque chose qui, je pense, n’a rien de britannique. En France, nous sommes à peu près dans la même situation, les derniers résultats aux élections européennes montrent que nous avons toujours un décalage, que ce soit en France ou au R-U, entre le vote pour les élections européennes et les votes législatifs, nationaux etc. Il n’y a pas du tout les mêmes partis qui ressortent. Au niveau européen, nous avons plutôt des partis de protestation, ou des petits partis : soit l’extrême droite, soit l’extrême gauche, mais cela peut aussi être des partis écologistes, qui font de bien meilleurs scores aux élections européennes que ce qu’ils font aux élections nationales ou locales en France ou au R-U. Nous pouvons expliquer cela aussi par le fait que les gens mesurent assez mal le poids réel du Parlement européen, de ce qu’il peut mettre en place. La méconnaissance des institutions européennes est très claire au R-U, comme elle est très claire dans beaucoup de pays de l’Union européenne. Après, accuser les gens d’avoir voté sans connaissance de cause serait un peu injuste. S’il y a cette méconnaissance, c’est aussi qu’il y a un problème quelque part : peut-être y a-t-il quelque chose à faire dans l’enseignement, l’enseignement civique ou par les médias, par nos hommes politiques qui devraient peut être avoir un discours plus clair sur l’Europe, sur ce qu’est l’Europe, ce que peut faire ou ce que ne peut pas faire l’Europe.
Justement, le Parlement européen ne s’est-il pas un peu remis en question, demandé pourquoi ils en sont arrivés là ? Ne s’est-il pas interrogé sur cette incompréhension, peut-être, des Britanniques sur comment fonctionne l’Europe ? Dans ce sens-là, personne ne s’est remis en question ?
Thibault Courcelle : Il faut savoir que la remise en question se fait plus au niveau national qu’au niveau européen, parce que le Parlement européen n’est pas composé de partis politiques véritablement structurés. Ce sont des regroupements parfois assez disparates de partis politiques nationaux. Je n’ai pas senti une réelle remise en question, ils se sont déjà bien rendus compte de l’augmentation des votes protestataires lors des élections européennes. La prise de conscience y est oui, mais il n’y a pas de véritable changement à attendre. Il faudra voir après le Brexit, une fois qu’il sera vraiment effectif. Il ne faut pas, de plus, oublier que ce sont les Etats qui restent les principaux décideurs…