Cafés Géographiques de Montpellier,
Mardi 22 mars 2016
Présentation de l’intervenante :
Lucile Médina, Docteur en Géographie, Maître de Conférences à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, UMR ART-Dév. Elle se rend très souvent en Amérique centrale pour ses travaux de Recherche.
Le projet de grand canal interocéanique au Nicaragua est un projet de nouveau reporté qui suscite des interrogations. C’est un sujet d’actualité.
Les principaux ingrédients du projet :
- Daniel Ortega, président du Nicaragua, ancien chef de la révolution. Figure idolâtrée et controversée au Nicaragua
- Wang Jing, milliardaire chinois qui a créé le groupe HKND (Hong Kong Nicaragua Development). Aucune expérience dans la construction d’infrastructures.
- Financement pharaonique de 40 milliards de dollar.
- Nicaragua, un des pays les plus pauvres d’Amérique centrale avec Haïti.
- Chine en arrière plan.
Il y a différentes échelles d’analyse géographique à ce projet :
- Echelle de compréhension mondiale dans le contexte de l’adaptation des transports maritimes à l’augmentation des échanges maritimes mondiaux et à la révolution des transports : l’élargissement du Canal de Panama, l’élargissement du Canal de Suez, le projet de création de Canal en Thaïlande.
- Echelle régionale. Contexte de développement de corridors bi-océaniques sur le continent américain et de développement de méga-projets (grands barrages, mines, etc.) qui transforment visiblement le territoire et mettent le thème de l’extractivisme au cœur de la recherche actuelle en Amérique latine notamment.
- Echelle nationale du Nicaragua, le projet questionne sur le modèle de développement poursuivi et l’aménagement territorial.
I – Chronologie du projet actuel
Des projets ont émergé depuis la fin des années 1980. Dans la période des années 1990 il s’agissait d’un projet de canaux « secs », de type ferroviaires ou routiers.
Une Commission de travail créée en 1999 a publié une première étude sur un canal maritime en 2006 et a déclaré la viabilité du projet. A partir de 2008 les Russes y ont porté un intérêt.
En 2012, le Nicaragua fait voter la « loi 800 » qui déclare le canal comme priorité nationale. Elle a été annulée et remplacée par la « loi 840 » en 2013. Cette loi institue le contrat avec HKND. Le lendemain du vote le contrat est signé.
Quatre tracés possibles sont proposés, la route 4 sera choisie en 2014.
C’est un canal de 278 kilomètres, trois fois plus long que le canal de Panama. Il serait aussi plus large et permettrait de faire passer des navires de 18.000 conteneurs quand le canal de Panama élargi ne pourra faire passer qu’un bateau de 12.000 conteneurs. La traversée serait de trente heures.
Le 20 septembre 2014 : première marche de protestation contre le canal dans le pays.
Le 22 décembre 2014 : le chantier est inauguré. Il ne s’agit cependant que d’ouvrir un chemin pour l’accès des machines au futur chantier.
La fin des travaux était initialement prévue pour 2019-2020 (ce qui étonne par la courte durée envisagée des travaux).
En septembre 2015 les travaux ont été annoncés comme reportés, en raison de la nécessité de faire des études d’impact complémentaires.
Le 6 octobre 2016, la presse a annoncé que Wang Jing avait perdu 80% de sa fortune à la bourse chinoise. Cela pose évidemment des questions sur la faisabilité de ce canal au niveau financier.
Historique des projets de canal en Amérique centrale et au Nicaragua
- Quand les conquistadors espagnols arrivent en Amérique Centrale, ils n’ont eu de cesse de trouver une voie naturelle (l’« estrecho dudoso»). Quand il a été établi que cette ne voie ne pourrait être trouvée, un projet de construction d’une voie artificielle est apparu progressivement.
- Une fois l’indépendance des pays d’Amérique centrale acquise en 1821, certains projets ont continué à se monter. En 1848, la ruée vers l’or redouble la nécessité d’organiser une voie de transit rapide.
- 72 projets de canal par le Nicaragua ont été recensés par une récente étude de Jangeert Van Der Post (El largo y sinuoso camino, IHNCA, 2014).
Van Der Bilt organise une route du transit par bateaux (le long du fleuve San Juan et du grand lac Cocibolca) et diligences (l’isthme de Rivas) qui devait initialement se transformer en canal avant que le projet ne soit abandonné. Les Etats-Unis, l’Angleterre et la France sont les trois puissances qui se sont intéressées à un projet de canal, notamment Louis Napoléon Bonaparte qui avait signé un contrat avec le gouvernement nicaraguayen pour la construction de ce canal. Le français Felix Belly signe en 1858 un contrat avec le gouvernement du Nicaragua et du Costa Rica (Document conservé à la Bibliothèque Nationale de France). Cependant le projet n’a pas abouti.
Les Etats Unis reviennent dans la course au projet à la fin du XIX siècle (la dernière décennie du XIXe siècle constituant le sommet du scramble for the canal) mais finalement la préférence ira au Panama.
Le canal se retrouve cependant sur un billet de 20 Cordobas, premier billet émis par la banque centrale nicaraguayenne en 1940 après sa nationalisation. Cela montre l’importance du projet dans l’imaginaire national.
II – Des oppositions au projet actuel
L’opposition au projet s’organise autour de trois volets argumentaires :
- Argument écologique
Cet argument s’est développé à travers la presse internationale qui dénonce l’absence d’étude d’impact à la signature du contrat. Elle a été menée plus tard par ERM (britannique). Elle recommande de réaliser des études complémentaires notamment sismiques et sédimentaires dans le lac. Le Nicaragua en effet se trouve sur une cordillère, une zone à risque où passent trois failles. Par ailleurs, le projet affecterait la flore et la faune du bord de mer et de la forêt, les récifs coralliens, les poissons du lac, etc. Le lac fait 14 mètres de profondeur. Y faire passer le canal ferait courir un risque de pollution du lac important (dragage et passage des navires).
- Argument politique et social
24 septembre 2014, première réunion publique de concertation, ce qui est tardif. Ce projet n’a pas fait l’objet de débat dans le pays auparavant. Certains réclament un referendum, ce qui n’est pas du tout envisagé par le gouvernement sandiniste.
Il y a également la question des expropriations qui auront lieu sur la zone du canal. Des groupes indigènes ainsi que des milliers de paysans seraient déplacées. Le prix d’expropriation a été fixé par la loi au prix cadastral et non au prix de sa valeur agricole par exemple.
- Argument économique
Pour le gouvernement, le canal est la manière la plus rapide de sortir de la pauvreté. « Le Nicaragua n’investit rien, il fournit seulement le terrain ». Le gouvernement présente le canal comme le moyen de l’indépendance économique du pays.
En termes d’emplois, le projet offrirait de l’emploi le temps de la construction du canal pour environ 20.000 nicaraguayens.
Des craintes par ailleurs subsistent sur :
- le gigantisme du projet
- les conditions trop avantageuses faites au consortium chinois
- il est reproché de vendre la terre et la nation au chinois
- le risque écologique
- l’absence de retour sur investissement
La mobilisation qui s’organise autour de plusieurs types d’acteurs utilise divers registres d’action :
- Mener des actions en justice (32 recours déposés devant la cour suprême de justice nicaraguayenne, sans succès ; un recours devant le Tribunal Latino-américain de l’Eau ; un recours devant la Cour Centraméricaine des Droits de l’Homme).
- Manifestations (une cinquantaine de manifestations ont déjà eu lieu).
- Mobilisation des réseaux sociaux, de la société civile, des associations paysannes, du monde académique (création d’un hashtag #NoAlCanal, chaîne YouTube Zanja TV « El Canal contra el canal, pétition en ligne lancée par une association française… etc).
III – Les question en débats : intérêts du projet
La viabilité économique est mise en doute. Dans le contexte actuel, un deuxième canal américain est-il bien utile ? Ce projet nait dans un contexte où il y a plusieurs projets de corridors inter-océaniques. Aujourd’hui le Canal de Panama et le corridor terrestre nord américain fonctionnent déjà bien.
Pourquoi HKND aurait intérêt à investir autant d’argent ? Plusieurs hypothèses :
- Le gouvernement chinois serait derrière le projet et aurait intérêt à s’assurer la maitrise d’une route inter-océanique, à sécuriser ses approvisionnements et à avoir une route qui ne serait pas contrôlée par les Etats-Unis, vers le Venezuela et le Brésil qui sont des partenaires commerciaux importants
- La construction servirait à blanchir l’argent des mafias chinoises.
- Le but caché ne serait pas de construire un canal mais de réaliser les projets parallèles considérés dans la loi 840 (ports, zones franches, infrastructures touristiques… mais aussi on peut imaginer des surfaces pour plantations) et de pouvoir mener des expropriations discrétionnaires.
Ce modèle de développement apparait lié à un modèle de développement prédateur. On voit plus pour l’instant des effets déstructurants pour le territoire nicaraguayen comme par exemple la difficulté de communication qui va se poser entre les deux parties du pays divisées par le canal. Le groupe ne communique pas pour l’instant sur les ponts qui seront construits (et cela a tardé au Panama). Le projet divise le pays idéologiquement mais aussi physiquement.
Conclusion : ouverture autour de l’assassinat récent de Berta Cáceres, militante écologiste et indigène hondurienne a été assassinée chez elle dans la nuit au début du mois de mars 2016. Le gouvernement parle de voleurs tandis que sa famille accuse le gouvernement d’être responsable de sa mort. Ce drame rappelle qu’il est dangereux aujourd’hui de militer contre les mégaprojets en Amérique latine.
Questions et remarques pour l’intervenante :
Les Etats Unis sont-ils indifférents ? Quelle est leur position ?
Silence il est vrai apparent des Etats-Unis. Certains les soupçonnent d’agiter les militants écologistes pour renforcer l’opposition au projet, mais le gouvernement étasunien ne s’est pas exprimé directement sur le projet.
Le Costa Rica et le Panama sont plutôt opposés au projet, ce dernier étant visiblement perdant dans ce projet car 30% du trafic de ce dernier serait coupé.
Quel est la différence entre inter-océanique et bi-océanique ?
C’est indifférent.
Quelle est la position française ?
L’actuel ambassadeur français au Nicaragua, F. Basaguren, s’est positionné dans la presse nicaraguayenne comme intéressé pour que des entreprises françaises y participent. Des associations demandent cependant au gouvernement français de se positionner officiellement contre.
Quel pourrait être l’intérêt de ce projet qui ne serait pas une si grande déraison ? Quelles stratégies peuvent développer les pays d’Amérique centrale face aux multinationales ?
Pour le Nicaragua l’argument est aussi l’ambition de placer le pays sur la scène internationale, de valoriser la souveraineté nationale, de s’imposer en terme de puissance. Il ne s’agit donc pas forcément que d’un argument économique. Au niveau régional, il faut souligner de façon générale la difficulté des pays centraméricains à s’organiser et à adopter une réflexion commune (malgré l’existence d’un Marché commun centraméricain et d’un Système d’intégration centraméricain).
Le Mexique aussi tente de développer des corridors. Du point de vue de la Chine, il s’agirait d’avoir une route sécurisée pour ses marchandises.
Il y a eu une grande consultation publique au niveau national qui s’est résumée à de l’information. L’étude d’ERM parue fin 2015 demande sept études supplémentaires nécessaires pour que le projet puisse avancer.
Est-ce que dans l’ensemble des manifestations, une certaine unité apparait ? Comment se passe l’organisation de cette opposition ?
Au départ l’opposition est diverse : scientifiques, militants écologistes, paysans, indigènes… L’articulation se fait au niveau de plateformes qui créent une unité, comme les ONG. La plateforme qui s’est constituée autour de plusieurs associations nicaraguayennes s’appelle le Groupe Cocibolca. C’est surtout ce groupe qui organise l’opposition au niveau du Nicaragua. Ils développent des forums d’interactions où se réunissent des académiciens, comme des associations paysannes.
Il y a tout de même une partie du pays qui garde l’espoir que le pays investisse et grandisse économique. Votre exposé n’était-il pas trop pessimiste ?
La question est : n’y a t-il pas d’autres voies de développement pour ce pays ? Le pays va effectivement recevoir une rente annuelle qui pourrait servir dans les domaines de l’éducation ou de la santé, mais les retombées vont être sans doute moins importantes que ce que le gouvernement ne le laisse entendre. Et cet apport doit être mis dans la balance avec l’ensemble des risques et des impacts négatifs prouvés, ainsi que la façon dont le projet a été géré, sans consultation. A l’occasion des consultations et concertations, d’autres voies de développement pourraient être proposées.
Le grand lac du Nicaragua est-il constitué d’eau douce ou d’eau salé ? Faire passer un canal dans un lac d’eau douce entre deux océans composés d’eau salée ne serait-il pas trop risqué ?
Ce lac est un réservoir de poisson, et le principal réservoir d’eau douce d’Amérique Latine. Il y a tout un écosystème dans ce lac, notamment une espèce de requin qui vit seulement dans le lac du Nicaragua. Or le projet présente un grand risque de salinisation même si le lac se situe à une trentaine de mètres au-dessus de la mer. Un système d’écluses a été proposé avec des systèmes anti-remontée d’eau salée mais on sait que celle-ci peut s’infiltrer également par les nappes sous-terraines.
Le canal pourrait-il constituer un filtre ou une barrière physique au trafic de drogues et au passage des migrants ?
Par voie terrestre les contrôles se sont déjà renforcés. L’absence de tronçons de route n’a jamais empêché divers flux de se faire, notamment à la frontière sud du Panama où la route interaméricaine n’est pas achevée. On voit mal comment le canal pourrait constituer un effet barrière.
Fin du café géo à 20h38.
Compte-rendu relu par Lucile Medina.