Les excursions de géo sont en partie passées de mode. Jacques Lévy les avait critiquées dès les années 70 en contestant leur caractère « scientifique ». Mais elles continuent toutefois à être pratiquées et Roland Courtot témoigne ici de celles de la Commission de rurale (Thessalie, Grèce 2001). Le dessin d’excursion est réalisé à la hâte, lors d’un arrêt du groupe, au moment d’une explication. Difficulté supplémentaire : rendre compte de ce qu’on voit mais aussi de ce qu’on entend. Le dessin est aussi la traduction d’un discours. Le pastel et l’aquarelle demandent un peu de temps , dont on ne dispose pas toujours si on suit les commentaires des présentateurs. Il reste le rapide dessin au crayon, au roller, au stylo à bille, ou mieux au stylo tubulaire à encre de Chine qui permet, comme le bon vieux stylo à encre d’autrefois, de produire des traits au kilomètre tant que le réservoir n’est pas vide. Et cela avec une encre indélébile qui supportera les lavis et aquarelles si on veut passer ensuite à la couleur.. La plume et l’encrier ne sont pas recommandables dans ce cas, même si notre collègue Pierre Deffontaines s’est rendu célèbre dans le croquis aérien en utilisant les cure-dents du service à bord des avions (en bois ou en plume d’oiseau) et son fidèle encrier d’encre de Chine (gare aux taches !) lorsque l’occasion lui en était donnée (à une époque où les avions de ligne volaient à des altitudes plus basse qu’aujourd’hui): ses publications ont été souvent illustrées par des dessins au trait tout à fait caractéristiques de cette curieuse technique.
Le dessin d’excursion peut aussi changer d’échelle. Il vise à rendre compte d’un détail technique, mieux que la photo parce qu’il privilégie ce qu’il veut montrer. Ainsi le dessin du système de lavage des tapis et drapage des tissus, ou de serrage de leur trame. C’est ce que le dialecte local appelle dristela. On le verra ci-dessous (Thessalie, 2001)
Enfin le dessin d’excursion peut rendre compte sur un mode humoristique ou caricatural d’anecdotes du voyage. Certains de ces dessins sont destinés à ne pas sortir du carnet. Ils témoignent du rôle social des excursions pour la communauté géographique.
Ensemble de dessins , aquarelles et pastels réalisés en septembre 2001 lors de l’excursion de la commission de géographie rurale en Thessalie par Roland Courtot.
Une page de carnet : Source d’Anavra , halte de midi. Sur la route entre Volos et Lamia. Anavra est le village le plus élevé, dans la chaîne de l’Othrys qui culmine à 1800m. d’altitude.
Figure n°1 :
La page de gauche est centrée sur un détail technique : un système de lavage. A l’arrivée, plusieurs familles de bergers Sarakatsanes sont là, venues en camion pour nettoyer leurs tapis et leurs effets, à la redescente des pâturages de la montagne au terme de l’estivage. Ils profitent d’un curieux aménagement artisanal très astucieux : une sorte de lessiveuse énorme, faite d’un grand bassin métallique ou en bois, où tourne la « lessive », en recevant, sous pression d’une mini « conduite forcée », une partie de l’eau détournée de la source par une martelière… L’eau tourbillonne en un mouvement circulaire et s’échappe par des orifices proches de la surface : c’est la dristela ou nerotrivio. On jette dans la dristela soit un tapis de haute laine soit un manteau de berger et on le laisse pendant une dizaine d’heures pour feutrer le tapis ou le tissu en poil de chèvre. Les installations de ce type étaient nombreuses dans le Pinde. Elles ont connu une période de grande prospérité dans la décennie 1970 avec la vogue en Europe occidentale des tapis dits flocatis qui en Grèce sont utilisés comme couvertures.
La partie droite de l’image n°1 sera remplie quelques instants plus tard, lorsque le car traversera la montagne, en descendant vers le fossé de Domokos et Xiniada. Elle montre en haut un détail géologique noté au passage: « un noyau calcaire dans les pélites » En dessous la vallée de Xiniada où s’étalait un lac , asséché dans les années cinquante à l’occasion d’une politique de bonification des marécages et lacs dans le but d’étendre les surfaces cultivées.
Figure N°2 :
Le dessin de la figure n°2 est une feuille détachée qui se situe encore à la source d’Anavra, qui est entourée de quelques gradins de pierre comme un lieu de réunion, de convivialité, et où les géographes se sont installés pour le pique-nique. Celui-ci se déroule dans l’atmosphère décontractée de la fin d’une grande semaine de découvertes, de visites, de débats sur le terrain de thèse de Michel Sivignon. Le crayon est alors simplement un moyen mémoriel de fixer ce moment, ce cénacle improvisé après le repas sous les grands arbres qui accompagnent ce lieu de ruralité.
Figure n°3 : Les géographes ruralistes prennent des notes pendant un exposé. On peut reconnaître l’un d’entre eux.
Figure n°4 : La halte au café peut être l’occasion d’une entrevue avec un responsable local et de débats géographiques. Ici dans le village de Gefiria.
D’autres images glanées en chemin au cours de la même excursion…
Figure n°5 : A Paléomylos, entre Farsala et Volos, derrière les maisonnettes du village, où des villageois se désaltèrent à l’ombre d’une treille, on aperçoit la maison en ruines d’un ancien grand propriétaire. Les tchifliks ou latifundia datent de l’Empire Ottoman. Lors de l’annexion de la Thessalie à la Grèce, la plupart ont été repris par de nouveaux propriétaires grecs. Ils ont été expropriés lors de la réforme agraire dirigée par Venizélos dans les débuts du XX° siècle. Signe d’une grande propriété honnie par les villageois, à cause des liens sociaux qui s’y attachent, la demeure tombe en ruines. Ces dessins en seront bientôt le seul témoignage. Ci-dessous la même ruine derrière les maisons des villageois d’aujourd’hui
FIgure n°6 : Sur la route de Farsala à Volos les tomates sont ramassées et les cageots encore sur le champ. Au premier plan un champ sur lequel les fanes d’une récolte de tomates ont été brûlées pour fournir de la cendre, donc de la potasse pour les prochains labours.
Figure n°7 : Remarquable église à 13 coupoles dans un site très isolé du Pinde vers 1000m d’altitude. Sur un affluent du haut Acheloos
Figure n°8 : Le géographe s’intéresse aussi à l’activité du port de Volos, où se trouve « l’hôtel de base » de la semaine d’excursion
La Commission de géographie rurale du Comité national de Géographie organise chaque année des voyages d’études pour ses membres en France et à l’étranger, qui sont l’occasion d’enquêtes de terrain. C’est dans ces occasions que j’ai relégué au second plan l’appareil photographique, comme instrument de la mise en images du réel géographique, au bénéfice du carnet de croquis de terrain. Le dessin oblige à « regarder » ce qu’on ne fait souvent que « voir ». Et de ce fait celui-ci est plus â même d’enregistrer les éléments signifiants du paysage observé, par les choix que le géographe-dessinateur doit faire pour construire une représentation du réel qu’il observe. Alors que l’objectif de l’appareil photographique enregistre sans nuance tout ce qui se présente dans son « champ » au moment de la prise de vue, le croquis n’enregistre que les éléments sélectionnés par l’œil comme pouvant participer à l’explicitation du paysage regardé. Celui-ci peut faire alors, après une observation plus complète (à partir d’un site d’observation panoramique, d’un cheminement) l’objet d’une schématisation généralisante à partir des éléments qui constituent le paysage : le croquis devient un résumé schématique d’une forme d’organisation de l’espace, qu’il faut ensuite expliciter par les autres outils de la recherche géographique.
Roland Courtot et Michel Sivignon, juin 2020