Couverture de l’ouvrage reprenant un dessin de Régine Laurenson : l’exode sur la route de Paris à Fontainebleau (Seine et Marne), 13 juin 1940.

     

Les éditions Taillandier ont publié en 2003 un remarquable ouvrage intitulé « Dessins d’exode » (142 p., 29 euros). Cet ouvrage centré sur les dessins des élèves, est accompagné de textes très éclairants de Yves Gaulupeau, Directeur du Musée National de l’Education à Rouen, et d’Antoine Prost, comme lui historien.

La couverture reproduit un dessin de Régine Laurenson intitulé « L’exode sur la route de Paris à Fontainebleau (Seine et Marne) 13 Juin 1940 ». C’est un recueil de dessins tout-à-fait inhabituels réalisés par des élèves d’une classe féminine de primaire supérieur dans la période 1936-1940, sous l’égide de leur professeur de dessin, qui était en même temps un peintre de grande qualité, Adrienne Jouclard.

Les élèves de primaire supérieur suivaient une formation de type professionnel : il s’agissait en particulier des métiers de la couture. Pourtant ce livre nous offre tout autre chose : Adrienne Jouclard  a incité ses élèves à dessiner des épisodes vécus par elles. De ce point de vue, Yves Gaulupeau souligne dans une introduction la différence avec les dessins correspondants de la guerre de 14-18 : ces derniers sont imaginés par les élèves à partir de récits des « poilus ». Ceux de notre période ont pour base le vécu personnel des jeunes élèves.

A cette occasion, un texte d’Antoine Prost éclaire utilement les conditions de cette production artistique.  Si l’on possède un nombre considérable de témoignages sur le vécu de la Première Guerre Mondiale, ceux de la Seconde sont concentrés sur l’Occupation, la Shoah, la Libération. L’effondrement de mai 40, traumatisme majeur de la nation, est passé sous silence. Aucun peuple ne fête volontiers ses défaites. On sera sans doute surpris de trouver l’évocation très patriotique du 11 Novembre 1936. Antoine Prost souligne que, contrairement au discours contemporain, on observe après 1938 une recrudescence du patriotisme, à partir du moment où la société française se convainc que la guerre est inévitable. Ces dessins sont ainsi l’occasion de remettre en cause un récit historique convenu.

Les dessins sont regroupés selon un plan chronologique et thématique : le patriotisme retrouvé (1936-1938) ; l’entrée en guerre (1938-1940) ; l’exode (mai-juin 1940) ; le retour (juillet-octobre 1940) ; les files d’attente (septembre-octobre 1940) ; la journée d’une mère de famille (janvier 1941). Pour une part il s’agit d’évènements commémoratifs, mais la part des dessins issus de l’expérience directe des élèves est la plus intéressante. Elle est liée à l’exode : la cohue le long des routes, le passage de la ligne de démarcation, les bombardements des files de civils, puis les contrôles allemands dans Paris occupé. D’une façon complémentaire, l’attente patiente devant les magasins d’alimentation, la descente aux abris au moment des bombardements, les soucis de la ménagère.

Pour ce qui de la thématique des documents, on peut les classer selon deux types : les dessins de scènes extérieures (essentiellement pour l’exode de 1940) et les pages documentaires illustrant par le texte et le dessin les problèmes de la vie quotidienne liés aux restrictions (chauffage, nourriture, tickets de rationnement) : ces dernières ressemblent aux carnets de dessins quotidiens qu’on incite les enfants d’aujourd’hui à réaliser (le bullit journal)

La technique graphique montre une certaine uniformité dans les méthodes et les pratiques du dessin et de la couleur par ces jeunes filles de première supérieure. Le caractère normatif de l’enseignement des écoles normales y est certainement pour quelque chose, ainsi que l’influence d’une enseignante par ailleurs peintre reconnue pour ses paysages lorrains réalistes et colorés. On note une homogénéité dans les perspectives frontales redressées, et l’aspect un peu stéréotypé de la figuration des personnages, au point qu’on peut se demander quelle est la part du dessin d’observation directe et du dessin de composition. Quoiqu’il en soit, ces œuvres ont un caractère naïf, encore enfantin par certains côtés, qui leur donne une puissance évocatrice évidente pour la gravité des sujets qui sont traités.

Mais, dira-t-on, où se trouve la géographie là-dedans ?

Je crois qu’elle se situe dans un très vif souci des localisations et de l’importance de ce qui est saisi sur le vif, les géographes diraient « sur le terrain ». Il en résulte une forte émotion, celle de voir par l’intermédiaire du coup de crayon de ces adolescentes ce qu’a pu être le spectacle de la rue, un espace vécu des contemporains. Et puis quel savoir- faire pédagogique d’Adrienne Jouclard et combien il faut regretter que l’apprentissage du dessin n’ait que rarement figuré dans la formation des géographes !

 

Mlle Chomelon . File d’attente devant une crémerie, octobre 1940

 

Le fascicule Exode que nous évoquons prend place dans un ensemble vaste d’illustrations où le dessin occupe une grande importance et dont voici un exemple :

(p. 134).Renée Fer. Hier/Aujourd’hui : « Janvier 1941. Hier, avant la guerre, on trouvait couramment le beurre, le savon, le café, l’huile et le chocolat. Les Français étaient heureux. Aujourd’hui, la disette a (rem)placé l’abondance d’avant-guerre ; les cartes d’alimentation ont fait leur apparition ; la margarine remplace le beurre ; on vend l’orge, les rutabagas, les nouilles fraîches. Les cartes de chaussures et de vêtements viennent de paraître. »

 

Roland Courtot et Michel Sivignon 17 mars 2020

 

 

Annexe : En contrepoint, quelques œuvres de la promotrice de ces œuvres scolaires, Adrienne Jouclard (1882-1972). A rapprocher du dessin du géographe n° 64 : “Géographie et pédagogie dans les préaux des écoles”.

Née en Lorraine, elle est formée au dessin et à la peinture, et à leur enseignement, à Paris (Arts Déco et Beaux-Arts). Ses tableaux colorés et fortement expressifs intéressent le géographe ruraliste dans la mesure où ils traitent abondamment les « travaux des champs » et les paysages ruraux de la Lorraine de son temps dans les côtes de Moelle du nord et dans la Woëvre essentiellement : labours, fenaisons, moissons, vendanges… souvent très ensoleillées et colorées sont l’expression d’un regard familier et d’une peinture vigoureuse. L’exemple de Rosa Bonheur a été évoqué à son propos : Adrienne Jouclard en a gagné le prix en 1914.

 

Le « pays » natal d’Adrienne Jouclard en hiver (DR) Source : http://onville.fr/actualites/adrienne-jouclard/

 

Adrienne Jouclard : Scène d’hersage et de labour (localisation de l’œuvre et du site représenté inconnues) (DR)

 

Adrienne Jouclard : La meule à Villuey. Huile sur toile, signée en bas à droite. 50 x 65 cm. Source : Gazette de la galerie Drouot (DR)

 

Le nom de la commune dans le titre n’existe pas, mais il s’agit certainement de la vallée du Rupt de Madon, affluent obséquent de la Moselle près de Metz. La construction de la meule a lieu dans un champ au pied de la côte de Moselle dont le front est boisé.