Musée d’Orsay
22 mars-17 juillet 2016-05-22

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Prenant pour thème « l’innocence archaïque du peintre », la très belle exposition organisée par le musée d’Orsay et la Fondazione Musei Civici di Venezia, replace les œuvres de Rousseau entre ses sources d’inspiration académiques et les influences qu’il exerça sur les avant-gardes du début du XX ème siècle. Delaunay, Léger, Picasso, Kandinsky, lui doivent beaucoup.

Bizarre, l’œuvre du Douanier Rousseau ? Naïve ? Primitive ? Allez vite, déguster comme un bonbon, acide ou sucré, une œuvre non conforme qui libère et qui fait rêver.

Henri Rousseau, homme et peintre singulier

Une vie difficile (1844- 1910)

Il naît et grandit à Laval dans un milieu modeste. Sur les bords de la Mayenne, il observe la lumière et dans les églises, les chapiteaux et leur bestiaire.

Après des études de droit, il s’engage dans l’armée, puis trouve un poste à l’octroi de Paris (douane sur la Seine). Toute sa vie sera une vie immobile, sédentaire, même s’il affirmera avoir voyagé jusqu’au Mexique.

Alors qu’il n’est jamais allé dans une école d’art, il se met à peindre et obtient une carte de copiste au musée du Louvre. Ce n’est qu’à 49 ans qu’il quitte son métier de douanier pour vivre (ou tenter de vivre) de son art.

Marié, veuf, remarié, à nouveau veuf, père de nombreux enfants dont un seul lui survivra, Rousseau doit aussi endurer des échecs comme artiste peintre.

Pendant vingt ans il expose au Salon des Indépendants, parfois considéré comme celui des « peintres du dimanche », parce qu’il n’y a ni prix, ni jury. Il doit essuyer les moqueries de nombreux visiteurs et la critique acerbe d’un journaliste : « Monsieur Rousseau peint avec ses pieds, les yeux fermés ».

Mais il s’obstine et se prétend le plus fort de son temps (avec Picasso). Il n’est reconnu que pendant sa dernière décennie d’artiste, mais par les plus grands peintres de l’avant-garde de son temps : Il fascine Delaunay, Léger, Picasso, Kandinsky, qui lui achètent des toiles.

Il vit comme une apothéose de sa vie artistique le banquet organisé en son honneur en 1908 par Picasso et ses amis dans l’atelier du Bateau-Lavoir.

Une œuvre à part, celle d’un autodidacte fantastique

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Moi-même, portrait-paysage 1890 –huile sur toile – 113 x 146 cm
Narodny Galerie à Prague (République tchèque).

C’est un monde hors de la réalité misérable qu’il nous propose, mais avec un aplomb déconcertant à tous égards. Cette toile contient déjà tous les éléments qui assurent sa singularité. D’abord, elle est de grand format, ce qui est rare chez un peintre autodidacte ou alors seulement à la fin de son parcours.

Ensuite, elle mélange les genres : le portrait et le paysage. Il renouvellera souvent cette pratique, s’en affirmant même l’inventeur.

Enfin, il a déjà « un style » inimitable, dont il ne changera jamais. Avec lui, ce n’est pas la peine de chercher une chronologie, des époques avec des influences multiples. Singulier, il est et singulier il restera. Il bouscule allègrement toutes les conventions et d’abord celle de la perspective. Parfois on affirme que c’est parce qu’il ne savait pas peindre, parfois on affirme que c’est parce qu’il choisit une perspective hiérarchique.

Si nous regardons attentivement le portrait sur cette toile et seulement lui on retiendra qu’il fait son autoportrait en peintre alors qu’il n’est encore que douanier. Il se peint en pied, alors que le plus souvent seul le buste ou même la tête sont représentés. Et surtout il se peint en géant ! Il est d’ailleurs persuadé d’être un génie ! Vêtu d’un habit noir, une couleur qu’il affectionne, il arbore un pinceau dans la main droite et une palette dans la main gauche. Sur la palette figurent le nom de Clémence puis de Joséphine, ses deux épouses successives.

Supprimez le géant, qui flotte presque dans le ciel et observez le paysage. Il y affirme tous les marqueurs de la modernité. Dans un ciel presque réel vogue une montgolfière. Sur le quai de la Seine se promènent de minuscules silhouettes, devant un bateau pavoisé de multiples drapeaux : ce sont ceux des pays invités à l’Exposition universelle de 1889. Derrière le mât apparaît la tour Eiffel, toute nouvelle et encore très décriée. Le pont sur la Seine est métallique et la rive à gauche est constellée de cheminées d’usines.

Ce tableau est une ode au progrès. Le Douanier Rousseau est à la fois hors de son temps puisqu’il transgresse toutes les conventions et de son temps. C’est un moderne.

Des sources d’inspiration peu communes

Voyageur immobile dans un royaume imaginaire, le Douanier Rousseau produit une œuvre à la fois transgressive et populaire.

Il n’a guère quitté Paris, mais il a constamment visité le musée du Louvre. Il y a admiré les primitifs italiens mais aussi les Delacroix. Il affirme avoir été encouragé par le peintre Gérôme, membre de l’Institut et ennemi juré de l’impressionnisme. Il admire aussi Bouguereau.

Mais ce qu’il affectionne le plus se sont les illustrations populaires, celles qu’il achète aux Galeries Lafayette. Il s’y procure l’album Bêtes sauvages, publié en 1900, qui offre « deux cents illustrations amusantes de la vie des animaux ». Il lui fut plus utile que les savants traités écrits sur la faune et la flore au plus fort de cette période coloniale. Toujours de son temps, il collectionne les cartes postales et les photographies à partir desquelles il produit des agrandissements sur ses toiles de très grand format, rappelons le.

Enfin, il se promène sur les quais de la Seine, son lieu de travail, mais aussi au Jardin des Plantes et au Jardin d’Acclimatation.

On retiendra cette affirmation d’Henri Rousseau : « Quand je vais à la campagne et vois partout le soleil, de la verdure et des fleurs, je me dis : tout m’appartient, vraiment ».

Parcours de l’exposition Henri Rousseau et ses contemporains

L’exposition permet de revisiter l’œuvre d’un artiste inclassable mais dont le travail s’inscrit bel et bien dans son époque. Œuvre aussi étrange que variée, elle s’autorise tous les genres, du grand genre à celui de la nature. Faussement naïve, faussement innocente, elle sera admirée par des poètes et des artistes puis influencera bien des mouvements avant-gardistes.

Les toiles sont disposées par genres : portraits, natures mortes, paysages, allégories, jungles. La chronologie est ici sans intérêt puisque pendant un quart de siècle Rousseau n’a eu qu’un style, en toute liberté, le sien.

La Muse inspirant le poète, 1908-09 Musée d’Etat des Beaux Arts Pouchkine – Moscou

La Muse inspirant le poète, 1908-09

Musée d’Etat des Beaux Arts Pouchkine – Moscou

Apollinaire, en habit noir, est représenté avec les attributs du poète. A ses côtés, Marie Laurencin, sa compagne, est représentée en muse inspirée par le ciel. Marie est un peintre reconnu, récemment exposé à Paris, au travail tout en finesse. Guillaume Apollinaire et Marie Laurencin ont posé de très nombreuses fois pour ce tableau et on peut se demander : tout ça pour ça ?

Cette toile très dérangeante est symptomatique des portraits de Rousseau : des personnages de face, figés comme sur une photo, aux traits grossiers et plus ou moins difformes. Ils sont cernés par une végétation inquiétante à l’arrière et précédés par une ridicule rangée de fleurs.

La carriole du père Junier, 1906 - Musée de l’Orangerie, Paris

La carriole du père Junier, 1906 – Musée de l’Orangerie, Paris

Henri Rousseau s’inspire d’une photo prise lors d’une promenade avec la famille Junier dont le père tient une épicerie. Le peintre doit de l’argent à l’épicier et il le rembourse en lui offrant cette toile. Ici encore les perspectives sont tronquées et les disproportions créent des effets de surprise, particulièrement entre les deux chiens. Le clou du spectacle, si l’on ose dire, c’est le cheval, dont le père Junier était très fier ! Comme toujours, Rousseau est fidèle à son imagination et non à la réalité.

Pour fêter bébé, 1903 - Wintherthur, Kunstmuseum

Pour fêter bébé, 1903 – Wintherthur, Kunstmuseum

Enfances cruelles est le nom de la salle de l’exposition du musée d’Orsay où figure cette oeuvre. Les portraits d’enfants sont plus que troublants, inquiétants ou concentrés. Jamais joyeux ou insouciants. La « perspective hiérarchique » de Rousseau suscite le malaise.

Le bébé est en fait un petit enfant, difforme, posé sur des jambes trop grosses. Il a cueilli et posé des fleurs dans sa robe blanche et tient dans ses mains une marionnette énorme. Il nous fixe, dans un décor végétal. Etrange dialogue entre l’enfant, la marionnette et la nature : qui domine ou qui menace l’autre ? Ce tableau a inspiré de nombreux artistes dont Picasso dans son tableau Maya à la poupée de 1938.

Bouquet de fleurs, 1910, Collection particulière

Bouquet de fleurs, 1910, Collection particulière

Rousseau s’est attaqué à tous les genres de la peinture, y compris à celui des natures mortes. Cette composition florale, soigneusement arrangée, a une valeur décorative manifeste sur un fond de couleurs bleues rafraîchissantes. Les aplats de couleurs prouvent que Rousseau, à défaut d’être un dessinateur, est un coloriste de talent. Ici, il consent même à tracer une ombre au pied du vase pour créer une légère perspective. Entre Chardin et Morandi, il y a de la place pour ce talent là.

Une autre salle du musée est consacrée aux paysages de Rousseau, thème essentiel de l’artiste. On peut ici retenir deux exemples.

Les pêcheurs à la ligne, 1908-1909 - Musée de l’Orangerie, Paris

Les pêcheurs à la ligne, 1908-1909 – Musée de l’Orangerie, Paris

Paysage immobile, peuplé de personnages anonymes, il échappe à toutes les lois de la perspective. Une succession de plans horizontaux superpose l’eau de la rivière, une sorte de plage blonde, un alignement de maisons blanches aux volets clos, séparées par un chemin à peine esquissé. Une cheminée d’usine se détache dans un ciel clair séparé des maisons par un écran forestier et dans lequel plane un avion. Tout est étrangement calme. Mais l’aéroplane qui survole la banlieue parisienne n’est pas n’importe quel avion ! C’est celui de Wilbur Wright qui a effectué ses premiers vols en France en 1908. Les pêcheurs à la ligne sont des spectateurs silencieux des mutations économiques de leur temps et Rousseau est bien un peintre de la modernité.

Vue du pont de Sèvres et des collines de Clamart et de Bellevue, 1908  Musée d’Etat des Beaux Arts Pouchkine – Moscou

Vue du pont de Sèvres et des collines de Clamart et de Bellevue, 1908

Musée d’Etat des Beaux Arts Pouchkine – Moscou

Ce tableau dit la même chose : c’est tout à la fois un hymne à la nature, sa véritable maîtresse, et un hymne au progrès. Ici le ciel est même surchargé d’objets « fous volants », une montgolfière, un dirigeable, un avion qui heurte presque une gigantesque cheminée d’usine.

Toute une harmonie du vivre ensemble, dans les couleurs chaudes de l’automne. Quel enthousiasme !

Pour rassembler autant d’éléments dans une même scène, Rousseau a utilisé le cadrage photographique du grand angle. Dans son sujet comme dans sa technique, il fait l’éloge des innovations de son temps.

La guerre, dit aussi La chevauchée de la discorde, vers 1894 – Musée d’Orsay, Paris

La guerre, dit aussi La chevauchée de la discorde, vers 1894 –
Musée d’Orsay, Paris

Rousseau a écrit une légende pour ce tableau exceptionnel dans son œuvre : « Elle passe effrayante, laissant partout le désespoir, les pleurs, la ruine ».

Avec ce tableau, le Douanier pense faire son entrée dans « le grand genre de la peinture d’histoire ». C’est la première œuvre qu’il réalise après avoir pris sa retraite de l’octroi de Paris en 1893, pour se consacrer pleinement à son art. Mais La Guerre est loin de susciter le succès escompté par l’artiste. En effet, il met à bas par ses aplats de couleur, la stylisation et l’aplatissement des formes, l’absence de perspective réaliste et d’ombres illusionnistes, toutes les règles esthétiques de l’époque. Seul Alfred Jarry le défend.

Et pourtant il s’agit d’une allégorie puissante, réalisée dans un format très grand (114 x 195 cm), au lendemain de la guerre de 1870-71 opposant la France et la Prusse et s’achevant par la défaite française. Rousseau ne parle pas d’une guerre en particulier, mais de ce qu’est la guerre en général : un cauchemar.

La femme-enfant en robe blanche déchirée, aux cheveux hérissés, porte comme la déesse romaine de la guerre, Bellone, une torche enflammée et un glaive.

Le cheval, tout aussi hérissé, découpe le tableau en plans horizontaux et survole un charnier de chairs meurtries, tandis que des corbeaux s’attellent déjà à leur sinistre besogne.

Le paysage, fait de branches cassées, de feuilles noires est atypique dans son œuvre.

Toutes les couleurs choisies par Rousseau représentent l’horreur : le noir du cheval, des arbres, le rouge des nuages, sont les couleurs du deuil et du sang.

Un seul peintre a produit une œuvre sur les horreurs de la guerre aussi puissante et qui à l’évidence s’en inspire, c’est son ami Picasso, dans son Guernica.

Surpris ! Ou jungle dans la forêt tropicale, 1891 National Gallery, Londres

Surpris ! Ou jungle dans la forêt tropicale, 1891
National Gallery, Londres

Ce tableau, de grand format (129 x 161 cm) est présenté au 7ème Salon des Indépendants en 1891. Jusqu’alors il n’avait peint que des paysages ou des vues sur Paris. Il surprend tout le monde avec cette composition exotique. Félix Vallotton est le premier séduit : « Son tigre surprenant une proie est à voir, c’est l’alpha et l’oméga de la peinture. Cette jungle est la première d’une série qui a fait sa renommée.

Même s’il ne l’a jamais vue, l’artiste a un vrai talent pour rendre la jungle dense et impénétrable. Il superpose les feuilles les unes sur les autres et cadre des animaux dans de hautes herbes aux proportions gigantesques. Les mille nuances de vert confirment son talent de coloriste. Le plus étrange c’est le tigre : a-t-il peur de la tempête qui se déchaîne ? Va-t-il bondir sur un explorateur… ou sur le spectateur ?

Mais, sachez-le, Rousseau s’est contenté de se promener dans les jardins parisiens ou de recopier des animaux dans des livres : tel est le cas de ce tigre qui va peupler votre imaginaire.

Il écrit : « Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais quand je pénètre dans ces serres et que je vois ces plantes étranges des pays exotiques, il me semble que j’entre dans un rêve ».

Le rêve, 1910 - Museum of Modern Art, New York

Le rêve, 1910 – Museum of Modern Art, New York

C’est le dernier grand tableau présenté par Rousseau au Salon des Indépendants. Il clôt la série des jungles. Voici le poème qu’il écrit avant qu’il ne commence son tableau :

Yadwigha dans un beau rêve,
S’étant endormie doucement,
Entendait le son d’une musette,
Dont jouait le charmeur bien pensant,
Pendant que la lune se reflète,
Sur les fleurs, les arbres verdoyants,
Aux airs gais de l’instrument.

Vision onirique et intemporelle, ce tableau est l’ultime hommage de Rousseau à un paradis perdu qui a toujours hanté ses rêves. Il a inspiré Magritte, Max Ernst, Delvaux, André Breton enfin, le « pape » du surréalisme.

Ce tableau est son premier et dernier succès puisqu’il meurt en septembre 1910 d’une gangrène à la jambe. Mort en pauvreté, il est enterré dans une fosse commune au cimetière de Bagneux. Sa sépulture a été ensuite transférée à Laval, en 1947, grâce à une souscription de ses intimes. Une épitaphe d’Apollinaire est gravée sur sa tombe ainsi qu’une sculpture de Brancusi.

Son premier biographe, Wilhem Uhde, écrit en 1911 : « Rousseau est en face de la nature comme un enfant. Pour lui, elle est chaque jour un événement nouveau dont il ignore les lois. Il y a à ses yeux derrière les phénomènes quelque chose d’invisible qui en est pour ainsi dire l’essentiel. Guillaume Apollinaire, également en 1911 le résume ainsi : « C’est le plus étrange, le plus audacieux et le plus charmant des peintres de l’exotisme ».

Innocent ? Archaïque ? Naïf ? Précurseur de modernité ? Seul l’art permet de survivre à sa propre disparition. Sacré Douanier, quel qu’il soit, il nous procure un pur moment de bonheur.

Maryse Verfaillie – mai 2016-

Bibliographie :

Hazan, 2016, Le Douanier Rousseau, Album de l’exposition au musée d’Orsay. Béatrice Avanzi et Claire Bernardi.