Une pierre supplémentaire dans le jardin de Roger Dion, l’inventeur des consommateurs dans la chaîne du vin, depuis son ouvrage phare, l’Histoire de la vigne et du vin en France(Flammarion, 1959). Le vin toujours perçu comme une affaire de producteurs, toujours analysé comme le produit d’un sol et d’un climat et qui doit partir à la conquête des consommateurs, une fois mis en bouteille après le passage en barriques… Eh bien, tout est à revoir ! Les producteurs de vins rosés le savent : ce ne sont pas eux, producteurs, qui vont chercher les consommateurs, ce sont les consommateurs qui viennent à eux. Sur les années 1991-2006, le marché français du rosé est passé d’une part modeste de 8% à près d’un cinquième : 18,5%. Et la croissance s’accélère ! Selon Viniflhor, ce sont pas moins de 7,15 litres par an et par ménage qui sont bus en France, et dans des proportions croissantes dans tous les pays européens. Plus de 32 millions de Français boivent du rosé. Et 70% de la progression de ce marché est réalisée par des clients qui ne consommaient pas de vin avant. Ailleurs en Europe, la tendance est la même : la croissance prévisionnelle est de 25% aux Pays-Bas d’ici à 2010.

Comment expliquer le succès des rosés ?

Les atouts sont nombreux : voici des vins faciles à déguster. Ils correspondent à de nouvelles formes de consommation moins statutaires. Selon F. Bruguière, de Viniflhor, on peut les boire avec un glaçon sans être transgressif. Et encore, leur symbolique moderne, de fraîcheur et d’énergie est forte, surtout chez les nouveaux clients, femmes et jeunes, voire les novices. Le choix pour le consommateur est important et les prix sont accessibles. Les consommateurs aiment les vins peu tanniques et commencent à se détourner des vins trop alcoolisés. Peu boisés, et tirant leurs arômes sur le fruit plutôt que sur le bois, ces vins plaisent aux nouvelles classes urbaines qui n’ont pas forcément de cave, qui veulent entrer dans l’univers du vin sans avoir des codes très solides. Ils ne sont plus seulement associés aux vacances, puisque leur désaisonnalisation est forte comme en témoigne le niveau des ventes en grande distribution toute l’année.

M. Maffesoli, professeur de sociologie à Paris-V, établit un lien entre le rosé et les grandes tendances sociétales d’aujourd’hui. Le rosé est, pour lui, « un vin de l’instant, de partage, un vin social, sans compromis. Pas besoin de prendre rendez-vous pour le boire, ce qui le met en phase avec les envies de plaisir immédiats de notre société ». Voilà comment ce vin est promu comme « emblème de la post-modernité et d’une certaine féminitude » (Néorestauration,n° 444, 2007).

On trouve d’autres analyses similaires sur la décontraction par rapport à un univers stressant. Pas d’intellectualisation dans la dégustation de rosés, ce qui plaît aux néophytes, aux plus jeunes, voire aux femmes. D’autant que le rosé s’incruste en cuisine, chez les Italiens, en Asie et même dans le fast food. Les viticulteurs offrent des vins qu’ils élèvent avec soin et auxquels ils ne consacrent plus, comme par le passé, les mauvaises grappes. D’ailleurs, 47% du rosé est produit en AOC et, nouveau, 11% en vins de pays de qualité.

Entre le rouge et le blanc ?

Les rosés ont souvent été des vins du non choix, du fait d’une image de vin de soif, associée aux vacances et au soleil. Mais aujourd’hui, ils se positionnent facilement entre les rouges à l’image plus « sérieuse » et les blancs plus « sophistiqués ». « Ils prennent du corps et de la présence et s’affichent comme des vrais vins et non plus seulement des vins frais et légèrement acides » rappelle Virginie Morvan de chez Lavinia (ancienne sommelière au George-V). Les consommateurs cherchent les vins sans sulfite, faciles à boire, y compris en hiver.

Comment la couleur du vin pourrait refléter une tendance ? Annie Mollard-Desfour (CNRS, présidente du Centre français de la couleur), « le rose permet de jouer sur plusieurs registres et de s’adresser à une clientèle diversifiée qui va du féminin, avec un rose/rosé doux, romantique, candide, frais et sucré, au masculin avec un rose/rosé plus provocant, robuste et piquant. Le rose répondrait à un désir de douceur, de nostalgie, d’envie decocooning mais aussi de soif d’énergie, d’optimisme et de fête ». On retrouve ces arguments pour les champagnes rosés qui progressent de 15% depuis deux ans. Il n’y aurait donc plus de mauvaise réputation du rosé ? En tout cas moins, avec la chute des freins psychologiques.

Une géographie du rosé, en France

Difficile de faire une géographie du rosé en France où l’on connaît tous la Provence et ses Bandol de grande qualité, le Languedoc et ses vins de pays, voire les AOC. Plus nouveaux sont les rosés de Bordeaux, tels les Roses de Marie produits non loin de Pauillac, sur le terroir connu du Château Hourtin-Ducasse, cru du Médoc qui n’est ni un clairet, mais bel et bien un vin de table. Les viticulteurs le travaillent comme en Provence : le cabernet franc et le merlot peuvent changer en proportions selon les millésimes, mais le vin se boit tout de suite. Depuis 2005, les rosés de table « nature » désignent des vins peu ou pas sulfités, comme le José de Nice qui est un vin… de Loire. Issu d’un pineau d’Aunis, ce vin est macéré en grappes entières pendant dix jours, ce qui lui fait perdre son appellation de Touraine (où la loi la limite à trois jours). Olivier Lemasson est fier de son 0% de sulfite, avec un rouge léger sur une étiquette au carré rose avec une graphie imitant l’écriture scolaire. Goûtez ce vin aux notes poivrées, épicées, avec de petites touches de fraise qui lui valent d’être apprécié avec une viande blanche, un poisson et même un jambon comme n’hésitent pas à le proposer certains restaurants étrangers.

Si la France produit près du tiers des rosés mondiaux, la récolte est inégalement répartie entre le Rhône (10%), la Loire (2O%), le Bordelais et le Languedoc (chacun 10%), la Provence un peu plus de 40%. Ici, les trois-quarts des rosés sont en appellation d’origine (côtes-de-provence, côtes-de-provence-sainte-victoire, côtes-de-provence-fréjus pour la côte de l’Estérel, coteaux-d’aix-en-provence et coteaux-varois). Attention, pour beaucoup, les rosés ne vont pas avec tous les plats. On les recommande à l’entrée et selon le sommelier Jacques Boudin (Atelier des Compères, Paris), il se boira plutôt à midi, alors que le soir, on penchera pour des rosés plus foncés, des Corbières, qui se marient avec des viandes plus fortes. Il n’empêche. En Corse, on s’efforce d’en produire de bien typés, tout comme au Maroc. Mais la Provence revendique les rosés les plus limpides. La région les promeut depuis son centre de Vidauban où les œnologues ont obtenu avec Arc-International/Mikasa la création d’un verre de dégustation spécial rosé. Promotion estivale, salons, animation, tout est bon, y compris cette galéjade : « le rosé, c’est en Provence qu’il est né »…

Car en Egypte, du temps des pharaons, on en buvait déjà ! Faisons plaisir aux Provençaux…

Gilles Fumey

Pour en savoir plus :
La vinification des vins rosés : www.vinsdeprovence.com
La carte géographique des vins de Provence : http://www.vinsdeprovence.com/image…