Café géographique, Strasbourg,
Philippe Pelletier : Le Japon après Fukushima
Mercredi 10 octobre 2012

En ce qui concerne l’énergie nucléaire qui assurait avant 2011 un peu plus du quart de l’approvisionnement électrique du Japon, Philippe Pelletier parle de la “guerre de Fukushima”. Pour comprendre cette expression, il faut revenir à l’explosion des bombes de Hiroshima et de Nagasaki, et comprendre quel peut être le lien entre cet événement de 1945 qui conclut une guerre et les événements actuels. Le lien existe déjà par les formes : la guerre de Fukushima est une bataille contre un ennemi invisible, la radioactivité. Elle est sensible actuellement à Fukushima même, à travers la zone interdite de 20 kilomètres, l’existence de zones de refuge, les paysages ravagés par le tsunami, de même qu’à travers l’Opération Tomadashi par laquelle les Etats-Unis sont venus apporter leur aide avec des soldats après le tsunami. Pour certains Japonais, le comportement suicidaire d’un gouvernement, qui est allé à une guerre perdue d’avance avec les Etats-Unis, ne ressemblerait-il pas à son choix de construire des centrales nucléaires dans un pays aussi sismique ?

Pour répondre à une telle question, il faut faire un retour d’un demi-siècle. En 1953, le président Eisenhower propose dans un discours le programme “Atoms for peace” : une énergie accessible pour tous les secteurs et pour tous les pays, servant notamment les intérêts de General Electric, l’entreprise qui construisit Fukushima I. Le Japon était notamment visé : le pays pouvait devenir un laboratoire grandeur nature ; mais il fallait convaincre le peuple, très opposé à la suite du drame d’Hiroshima. En 1954, les essais nucléaires états-uniens de Bikini ont eu des retombées sur un thonier japonais, sous la forme de cendres radioactives : le gouvernement américain a versé des indemnisations au gouvernement japonais… et le programme nucléaire civil a été accéléré. L’année suivante, en décembre 1955, les partis de gauche comme de droite votent à la Diète la loi sur le nucléaire civil. Un consensus national est acquis grâce à la politique des “Trois non” entérinée en 1967 : non à la fabrication de l’arme atomique, non à son stockage, non à son transit.

Deux hommes ont joué un rôle de premier plan dans cette politique du nucléaire civil : Nakasone Yasuhiro, jeune député, futur Premier ministre, farouche partisan du nucléaire ; Sholiki Matsutarô, ministre du nucléaire, directeur d’un journal important, directeur d’une chaîne de télévision privée. Ce dernier, à la tête du lobby nucléaire, avait été très engagé auparavant dans des groupes d’extrême droite ; emprisonné par les Etats-Uniens en 1945, il avait été libéré un an et demi plus tard : on retrouve la connexion avec la guerre.

En 2011, a eu lieu un colloque sur la question des radiations. Le docteur Yamashita Shun.ichi, radio épidémiologiste, doté d’une responsabilité importante durant ce colloque, s’est entrepris de minimiser les effets de la catastrophe. Ses travaux, notamment à Tchernobyl, dont il minimise les dégâts radioactifs, sont subventionnés par la Nippon Foundation, qui a été fondée par autre emprisonné comme criminel de guerre, Sasakawa Ryô.ichi. La question de la radioactivité au Japon après l’accident de Fukushima suscite des débats. Les normes de radioactivité employées au Japon sont basées sur l’expérience de Hiroshima et de Nagasaki, non pas sur celles de Tchernobyl. Elles sont donc fondées sur une explosion de bombe atomique, et non sur un accident nucléaire dont le degré d’effets est différent. En outre, les données recueillies auprès des atomisés de Hiroshima et Nagasaki ont surtout été effectuées et traitées par des anciens membres de l’Unité 731, unité de l’armée japonaise qui s’était illustrée pendant la guerre par des expériences atroces (chimiques, bactériologiques, vivisections…) sur des prisonniers de guerre. Les membres de cette unité ont été exfiltrés par les occupants américains en échange de leurs résultats. On peut donc douter du niveau d’humanisme et d’honnêteté de ces personnages-là.

Questions

Ce que vous avez présenté est-il de notoriété publique ?

Une démarche d’interrogation et de déconstruction commence sur le processus qui a mené le peuple japonais de l’allergie à l’atome à une attitude accueillante à celui-ci. Elle est le fait d’intellectuels et de journalistes. Sur la question de “la guerre de Fukushima”, c’est plus compliqué. Après la guerre mondiale, le Japon n’a pas connu de réévaluation en profondeur de sa politique. L’empereur a été exonéré. Aujourd’hui, les jeunes sont ignorants de ce qui s’est réellement passé. Toutefois, les événements de Mandchourie commencent à être connus.

Y a t-il au Japon un désir d’armement nucléaire ?

L’hypothèse de l’armement nucléaire a resurgi au Japon dans les années 1990, mais elle a existé dès les années 1960. La question était de savoir s’il était envisageable de réviser la Constitution pacifiste du pays. En adoptant l’arme nucléaire, le Japon perdrait la protection états-unienne. Mais il existe aussi au Japon l’idée de quitter l’alliance avec les Etats-Unis. L’anti-américanisme qui était à gauche semble revenir à droite.

Quelles sont les solutions envisagées au Japon pour éviter un nouveau désastre ?

La question se pose de la poursuite ou de l’arrêt du programme nucléaire. Les groupes de pression sont à l’œuvre. La réflexion se fait aussi par rapport aux analyses des experts géophysiciens sur la possibilité d’un Big One sismique.

Que pense de la question la communauté scientifique ?

Dans ce milieu, il y a de tout. Sur l’origine de l’accident, il y a encore des désaccords : est-il le fait du séisme, ou celui du tsunami, ou une conjonction des deux ? L’hypothèse du tsunami permettrait le classement en catastrophe naturelle (5 mètres manquaient à la hauteur des digues) ; c’est la solution préconisée par Tepco, l’opérateur de la centrale.

Combien de centrales nucléaires au Japon, et combien de type Fukushima ?

Il y a 54 réacteurs nucléaires, dont dix du type Fukushima dai-ichi, sur une quinzaine de sites.

On fait souvent un parallèle entre la France et le Japon au sujet du nucléaire. Mais le Japon a réussi à supprimer le nucléaire. Peut-on tirer des conclusions pour la France ?

Le Japon a relancé les centrales thermiques. De plus, il a réduit de 20 % sa consommation, alors que le projet n’était que de 15 %. Il y a une prise de conscience collective sur le mode de production. Notamment chez les jeunes, qui ont été à l’origine des premières manifestations contre le nucléaire. Ainsi, des mesures de la radioactivité sont mises sur des sites web.

Y a t-il un lobby nucléaire dans les milieux économiques ?

Le Japon comprend deux grandes entreprises en ce domaine, Mitsubishi et Tôshiba, toutes deux liées au secteur de l’armement. Ces entreprises collaborent avec General Electric et avec Areva. Peu d’informations sur la question ; mais quand Areva a voulu importer le Mox à Fukushima, le Gouverneur du département a démissionné, ce qui prouve l’existence de tensions.

Des entreprises chinoises très réactives installent des parcs éoliens et photovoltaïques au Japon.

Oui, les entreprises chinoises démarchent les petites communes.

Y a t-il une discussion sur le modèle économique japonais ? Y a t-il un débat public ?

Il y a eu des documentaires sur le nucléaire sur une chaîne publique. Mais le débat a été minimisé par le fait que la région touchée, celle de Fukushima, est en quelque sorte la province un peu paumée. La centrale nucléaire de Fukushima a été parachutée par l’Etat, au profit d’une société, Tepco, qui n’était pas localisée là dans sa zone d’affectation.

Qu’en pensent les services internationaux de sûreté nucléaire ?

Ce sont des services dans lesquels il y a beaucoup de Japonais. Ainsi, l’AIEA.

Quelles vont être les conséquences économiques du tsunami ? Quel va être le coût économique ?

Il y a deux discours, soit de dire que la catastrophe va plomber l’économie, soit de dire qu’elle va relancer l’économie. On note actuellement un peu de croissance ; mais le conférencier est sceptique. Il y a une tendance à délocaliser, en Chine et en Asie du sud-est. Mais il y a aussi l’idée que si l’on sécurise, on peut se réinstaller.

A t-on identifié des conséquences sur la santé ?

On ne connaît pas encore précisément les effets des faibles radiations  sur place. Un chercheur a observé des mutations génétiques sur une espèce de papillon. En ce qui concerne les effets sur les ouvriers qui travaillaient dans la centrale, le problème est que 85 à 90 % d’entre eux sont des intérimaires (mais pas des étrangers), mal suivis, et qu’il y a des tricheries sur les opérations de mesure.

Les Japonais sont-ils sensibilisés aux catastrophes nucléaires ?

Oui, déjà depuis Tchernobyl et d’autres accidents survenus au Japon, et surtout maintenant, et de tout temps pour les tsunamis dans les régions concernées. La question, très politique, est de savoir si l’entraînement est de même nature contre les risques de tsunami et contre les risques du nucléaire.

Voir aussi : Philippe Pelletier, 2012 : La guerre de Fukushima. Hérodote, 146-147.

Prise de notes : Jean-Luc Piermay