III. L’un des derniers rideaux de fer de la planète.
MERCREDI 14 JUILLET 2004 : De Samarcande à Termez.

En ce 14 juillet, le départ est fixé à 7h30. Notre bus ne pouvant pas franchir les montagnes par la route acrobatique avec un col à 1788 m., nous partons vers le Sud en longeant la chaîne du Zeravchan. Le paysage se lit facilement. Au premier plan, se déploie un plateau de lœss non irrigué sur lequel les cultures pluviales sont possibles (200 mm/an). De nombreux bovins y pâturent et ont l’air d’y prospérer davantage que ceux que nous avions vu précédemment. Au second plan, nous apercevons un glacis d’accumulation de lœss sous la forme de collines érodées par les pluies. Sur ce glacis, la végétation est rare. Au pied du glacis, au débouché des rus, se développent des oasis sur les cônes de déjection avec une implantation humaine en petit village groupé. A l’arrière plan, les montagnes culminent, dans cette extrémité occidentale de la chaîne du Zeravchan à 2200 m. Cette chaîne est un batholite de granit porté en altitude et érodé, sur lequel il y a peu de végétation. Pour entamer cette longue journée de route, Pierre Gentelle tient, dans le bus, le micro sur les nomades et les sédentaires.


Vers 10h30, nous arrivons à Sharisabsz pour visiter le palais de Tamerlan, Ak Saraï (le palais blanc), enfin plutôt ce qui l’en reste : deux tours formant l’ancienne entrée, et visiter le complexe religieux (mosquée et medersa) de Dorout Tilovat (érigé par Ouloug Beg) et la nécropole dynastique de Dorous Siadat (mausolée de Jehangir, fils préféré de Tamerlan mort en 1375). Nous déjeunons dans une famille ouzbèque, avant de reprendre la route, vers 13h30, vers le Sud. Nous traversons alors une nouvelle plaine de lœss sèche, où paissent de nombreux troupeaux d’ovins ou de caprins guidés par des bergers avec des ânes. Certains de ces troupeaux divergent à partir d’un point d’eau. Dans cette plaine, des cellules anticycloniques locales créent des colonnes ascendantes et tourbillonnantes d’air et de poussière. Puis nous entrons dans une zone plus montagneuse.
Dans le bus, Pierre Gentelle se lance dans un nouveau cours de géomorphologie sur les roches métamorphiques et sédimentaires. Ici, le calcaire du secondaire a été porté en altitude et basculé du Sud vers le Nord par la poussée volcanique du Pamir. La région continue de monter de 4 à 6 cm/an, par la subduction de la plaque Inde sous la plaque Asie. En contrebas, c’est un relief tabulaire avec des marnes grises du tertiaire. Après avoir passé le poste frontière de la région de Termez, une nouvelle végétation apparaît, formée de genévriers sur les versants marneux et désertiques. C’est le seul arbre capable de pousser dans ces conditions hostiles. Le relief présente une stratigraphie particulière : les calcaires du secondaire, durs, sont au sommet sur les marnes tertiaires tendres, en système monoclinal classique. Les marnes sont colorées (rouge, violet, gris vert) et ravinées par une érosion hydrographique néogène.
Toutes les zones traversées présentent le même type d’habitat : de petits villages groupés formés de maisons en pisée aux toits de paille autour desquelles ont été construites de nouvelles maisons en briques avec des fenêtres sur rue.
Nous arrivons aux Portes de fer. Elles sont formées de deux anticlinaux, l’un calcaire, l’autre quartzite, séparés par une gorge profonde creusée par la rivière dans les marnes comprimées du néogène. Cette zone est un passage connu et emprunté dès l’Antiquité. Une grande muraille y fut érigée avant les Timourides. Entre 1385 et 1402, Tamerlan fait reconstruire la muraille. Les Portes de fer séparaient deux grands empires : au Nord la Bactriane, au Sud, la Sogdiane. Les caravaniers passaient par là car la route y était entretenue et les oasis étaient gardées par les soldats. Pierre Gentelle nous entraîne dans une ascension qui nous conduit aux pieds de la muraille mise à jour par les fouilles archéologiques. La muraille date des Achéménides et formait frontière entre deux satrapies, sur le parcours des grandes routes des steppes du Nord (avec Samarcande et au delà la Russie) à l’Inde. L’une des routes passait par la montagne vers Tchaganian dans la vallée du Souran Daria, l’autre passait le long du Tcherabat Daria vers Termez, puis la Chine par l’Amou Daria ou Bactres et l’Afghanistan vers l’Inde à l’Est ou la Turkménie, l’Iran, Palmyre et la Méditerranée à l’Ouest. La muraille était percée de deux portes (pour l’instant ce sont les deux seules mises à jour) qui ne fonctionnaient pas en même temps selon les époques. Les Portes de fer étaient donc un enjeu stratégique important pour les communications des civilisations. Les Soviétiques ont installé une nouvelle route qui perce l’un des anticlinaux et a démoli en partie la muraille.
Après les Portes de fer, le relief est toujours aussi marqué, mais cette fois, il s’agit de chevauchements mélangeant les strates, du primaire au tertiaire. Sonia Jedidi, à la demande du groupe, tient une conférence sur les modalités de passage des frontières de la région. La sortie de la montagne s’effectue par deux cluses séparées par une vallée, la première cluse passe à travers une barre calcaire aux couches verticales ou basculées vers le Nord. Nous entrons alors dans une plaine habitée, cultivée et irriguée depuis plus de 5 000 ans. A la tombée de la nuit, nos yeux n’ayant plus à s’émerveiller des paysages traversés, le car prend des allures de colonie de vacances, Christophe Terrier aux chants, Pascal Boyries aux blagues. Nous arrivons, tard, vers 22 heures, à Termez, après 380 km de route et après avoir passé cinq barrages policiers ou militaires contrôlant l’accès à la ville. La zone est placée sous haute surveillance. Nous sommes logés dans une Datcha de l’ancien gouverneur soviétique, gardée par des hommes en armes qui patrouillent dans le parc.

JEUDI 15 JUILLET 2004 : Termez.

Termez marque la frontière entre l’Ouzbékistan et l’Afghanistan, le long de l’Amou Daria. Malgré la présence du « Pont de l’Amitié » qui relie les deux rives, la frontière est fermée et très surveillée. C’est l’un des derniers rideaux de fer de la planète, sous contrôle de l’Ouzbékistan et de l’ONU. Le rideau de fer est d’abord physique : une double rangée de fils de fer électrifiés court au bord du fleuve, tandis que les miradors édifiés à distance régulière ponctuent la campagne. La zone est de plus militarisée : les militaires sont omniprésents dans le paysage et une station mobile d’écoute et de radars est implantée entre les deux sites antiques bouddhistes de Kara Tepe et Ayaz Tepe. Enfin, les postes de contrôle militaires se multiplient sur la route entre la ville et le pont de l’Amitié qui enjambe l’Amou Daria. Dans toute cette partie frontalière, les photographies sont interdites, tandis qu’une paire de jumelles n’est jamais très loin pour surveiller les moindres faits et gestes. La vie à Termez est ainsi assujettie à la vie de la frontière.
Pourtant la ville de Termez est intéressante à plus d’un titre. Elle présente la même juxtaposition urbaine dans le temps et dans l’espace que les autres villes ouzbèques. La ville antique dans ses remparts est dominée par la citadelle d’Alexandre le Grand (impossible à atteindre du fait de sa situation dans la zone militarisée), au bord de l’Amou Daria. La ville médiévale avec ses trois murailles successives et des implantations bouddhistes en son sein peut être atteinte par les touristes pour la visite du mausolée soufi de Hakkim al-Termezi. La ville moderne, alliant quartiers tsaristes et soviétiques, est plus éloignée du fleuve. Des citadelles des IXème -XIème siècles entourent la ville. Nous visitons la citadelle des « 40 Jeunes Filles » (Kyrk Kyz), bien conservée, qui permet de se faire une idée du mode de vie à l’intérieur. La citadelle est un ensemble construit de forme carrée avec de lourds murs externes (55 m. de long) percés de quatre portes. Chaque entrée comporte plusieurs portes successives séparées par des sas. A chaque coin, une tour a été montée de façon proéminente par rapport aux murs d’enceinte pour assurer la défense des remparts. A l’intérieur de la citadelle, de petites ruelles, divergentes à partir d’une place centrale, desservent des bâtiments ne comprenant que deux étages et ne possédant que de petites ouvertures sur les ruelles. De vastes salles apparaissent à l’intérieur de ces bâtiments. Nous achevons la visite des sites par la nécropole de Sultan Saodat qui compte pas moins de 17 mausolées de la dynastie termézienne des Sayyides (XIIIème -XIVème siècles) et une mosquée du XVème siècle.
Nous déjeunons en plein air, à la terrasse d’une tchaïkhana, sous les platanes, mais par une chaleur torride. Termez est la ville la plus méridionale de notre périple et cela se ressent sur les températures qui frôlent allègrement les 40°C. Après s’être repus de salades de tomates, concombres et herbes (aneth, persil), nous sommes servis d’une soupe de raviolis, spécialité de la maison, puis de brochettes, aux choux crus, préparées sous nos yeux. Les fruits, pastèques et melons, tentent d’achever de nous rafraîchir. Les toilettes du bistrot, situées plus loin dans la rue, semblent servir à tout le quartier et ressemblent à toutes celles déjà fréquentées précédemment. Vers 16h45, nous arrivons à l’aéroport, pour un vol prévu à 18h30. A l’enregistrement, on nous annonce que le vol est surbooké et que seule une partie du groupe pourra prendre l’avion, l’autre partie devant prendre un vol le lendemain matin. Notre guide ouzbèque est obligé de négocier. L’aéroport est gardé par des hommes en armes. L’embarquement s’effectue après la fouille, par des douaniers à la mine patibulaire, de 7 de nos bagages choisis au hasard. Sur le tarmac, nous constatons la présence de plusieurs avions militaires allemands, qui indiquent la venue des forces de l’OTAN. Une fois à bord, dans un avion quelque peu vieilli, nous nous rendons compte que l’avion n’est pas du tout plein. Au fond, est assis sur la dernière rangée un militaire armé. Est-ce pour notre protection ? notre surveillance ? ou un simple voyageur comme les autres ? Quoiqu’il en soit, Termez n’est pas une destination touristique classique, il n’y a que deux à trois bus de touristes qui s’y aventurent par mois durant la saison touristique (printemps et automne). Nous atterrissons vers 20h30 à Tachkent où nous sommes pris en charge par un nouveau bus qui nous conduit à l’hôtel
Vers 21h30, nous sommes installés au fond de la salle du « restaurant traditionnel Afrosiab » de Tachkent. La salle est presque vide. Les lumières ont été baissées afin que nous puissions assister au spectacle folklorique de chants et de danses. Bien peu nombreux sont les membres du groupe qui en profitent : la musique est forte ce qui limite les discussions avec ses voisins, la luminosité empêche de voir ce que l’on mange, quant au décor, il relève d’un kitch caricatural qui n’a rien de « traditionnel ». Le clou de la soirée est la danse du ventre effectuée par de jeunes danseuses qui viennent se placer aux deux extrémités de notre table, dans l’indifférence de certaines personnes du groupe qui ne les remarquent pas…

VENDREDI 16 JUILLET 2004 : Tachkent et vol retour pour Paris.

Le programme de notre dernière journée en Ouzbékistan, qui comprenait une fois de plus la visite de medersas, mosquées et mausolées, a été modifié du fait du risque d’attentats. Le groupe est de plus amputé de 6 personnes, trop fatiguées ou malades qui restent à l’hôtel. La mise en route est lente. Ce n’est que vers 10 heures que le groupe amoindri part faire un tour en bus de la ville avant de visiter le métro de Tachkent et enfin un centre d’artisans pour effectuer les dernières emplettes avant de rentrer en France.
Au déjeuner, certains membres du groupe entonnent un chant de leur composition résumant et concluant sur une note d’humour le voyage. Après le déjeuner, le groupe au complet est conduit à l’aéroport international de Tachkent afin de prendre l’avion pour Paris.

Chant des Cafés Géo (sur l’air de « Aux Champs Elysées ») :

1er couplet :
On se baladait sur la muraille
que Pierre Gentelle avait fouillé.
Il nous contait toutes les trouvailles
qui l’ont marqué.
Depuis le départ de Khiva
jusqu’à la frontière de Termez
très savamment il nous guida et nous informa.

Refrain n°1 :
En Ouzbékistan… en Ouzbékistan…
le soleil, la vodka, les marchés et puis la soie
on deviendrait tous commerçants en Ouzbékistan.

2ème couplet :
Et le discours finement ciselé
de notre guide très inspiré
sur la fameuse « route de la soie »
mène son troupeau, quoi
« Mesdames, Messieurs et Mesdemoiselles
v’nez visiter mes citadelles
dix par là et onze par ci »
et c’est parti.

Refrain n°1.

3ème couplet :
Pour les Français disciplinés
le voyage est organisé.
C’est une équipe hurluberlue
qui est venue.
Une secte bien structurée,
des géographes illuminés,
de chenaux anastomosés
ils se shootaient.

Refrain n°1.

4ème couplet :
Et le combat a commencé
entre deux très très grands guerriers

entre Timour et Immodium
qui va gagner ?
Les ennemis se sont jaugés.
C’est Olivier qui a trinqué
on a même été obligé de le perfuser.

Refrain n°2 :
En Ouzbékistan…en Ouzbékistan …
l’Ercefuril et l’Immodium
l’aspirine et l’Motilium
on s’échange nos médicaments en Ouzbékistan.

5ème couplet :
Et l’ami Gilles a insisté
pour les spectacles organisés
pour lui le folklore il est vrai
c’est pas la panacée.
Et nous étions tous sidérés
devant ses yeux émerveillés
quand les danseuses se mouvaient
avec volupté.

Refrain n°1.

6ème couplet :
Ce n’est pas celui des Lilas,
mais des petits trous Dieu qu’il en a
creusés dans tout l’Ouzbékistan
depuis longtemps.
Avec patience il a montré
tous les vestiges qu’il a trouvés
et par sa grande simplicité
nous a tous bluffés.

Refrain n°3 :
Oh Pierre notre maître… Oh Pierre notre maître,
en histoire, en géo, en vodka, en archéo
jusqu’en Chine on pourrait aller
pour t’écouter.

Compte-rendu rédigé par Alexandra MONOT, avec l’aide de Edith BOMATI, Marie-Hélène GASSEND, Gilles FUMEY, Pierre GENTELLE et Olivier MILHAUD. Août 2004