Le populisme avance à marche forcée dans l’Occident développé, y compris sur des terres que l’on pensait allergiques aux discours des Le Pen, Trump et consorts. A la fois symptôme d’une détresse réelle et expression d’une illusion, il répond de façon simpliste et perverse aux difficultés des démocraties occidentales installées parfois depuis très longtemps en France, en Europe, aux États-Unis. Certains « experts » proclament déjà avec assurance que le XXe siècle a été le siècle des totalitarismes et que le XXIe siècle sera celui des populismes. Pourtant, il est encore temps de comprendre et de faire comprendre la nature profonde de ce phénomène politique qui assure vouloir sauver… la démocratie et les droits sociaux ! Dire la vérité en usant de raison et de pédagogie n’est-il pas le meilleur moyen de dissiper les artifices des faux-semblants populistes et ainsi dévoiler la réalité qui seule devrait déterminer les positionnements citoyens ?
Le populisme contemporain dans l’Occident développé
D’abord, tenter d’y voir clair dans l’émergence et la caractérisation du populisme en exploitant les travaux des historiens et des politistes. Concept vague et mouvant, le populisme a pris au cours de son histoire différents visages qui ont en commun l’exaltation du peuple. On ne s’attardera pas sur les premiers populismes apparus à la fin du XIXe siècle en Russie, en France et aux États-Unis. On se limitera à interroger le populisme contemporain des sociétés prospères d’Europe et d’Amérique du Nord, celui qui est incontestablement corrélé au dernier avatar de la mondialisation depuis les années 1980 et en plein essor depuis la crise de 2008.
Ce populisme contemporain est caractérisé par deux dimensions, l’une protestataire, l’autre identitaire. Comme le souligne le politiste Dominique Reynié[1], cette offre politique nouvelle entend exploiter une double inquiétude concernant à la fois le niveau de vie (globalement élevé) et le mode de vie des populations vivant dans les pays riches d’Occident, particulièrement en Europe. Ce double visage est clairement visible lorsqu’on regarde une carte de la répartition des suffrages obtenus récemment par le Front National (FN) en France. Les scores élevés du FN dans le Midi méditerranéen relèvent principalement de la dimension identitaire tandis que les scores élevés du FN dans le quart nord-est de la France sont à relier surtout au vote protestataire d’essence économique. Faire cohabiter politiquement cette double inquiétude (Marion Maréchal-Le Pen vs Florian Philippot) exige parfois des arbitrages délicats, tout en révélant l’inanité des prétendus intérêts communs du « peuple ».
L’émergence et le déploiement du populisme contemporain « résulte d’une transition historique (…) qui impacte d’une manière particulièrement violente les sociétés européennes »[2]. Une série de faits se conjugue pour expliquer cette « transition historique » : la mondialisation qui déstabilise l’économie des pays développés d’Europe (et d’Amérique du Nord, sans parler de la plupart des économies mondiales) ; le vieillissement démographique du continent qui induit différents comportements, tous de nature « conservatrice », et une recomposition ethnoculturelle liée à l’immigration ; la crise des dettes publiques qui remet en cause l’existence de l’État providence. Ajoutons à cela » le sentiment d’un épuisement des mécanismes de la démocratie représentative », le bouleversement du système médiatique et des réseaux sociaux, le tout dans le cadre historique d’un monde postcommuniste « où la contestation du capitalisme et de l’économie de marché peine à trouver un point d’appui idéologique et politique »[3].
Très concrètement dans les pays développés d’Europe et d’Amérique du Nord, d’un côté, les conflits économiques et sociaux se sont multipliés en lien avec le chômage et le pouvoir d’achat, les questions des retraites, du salaire des dirigeants, de la dette publique, etc., tandis que d’un autre côté, les controverses sociopolitiques se sont développées autour de l’islam et de l’intégration, et de l’essor du terrorisme lié au djihadisme. L’on comprend mieux pourquoi et comment les partis populistes ont pu tirer parti de ces deux types de conflits/controverses aux dépens des partis de gouvernement jugés incapables d’apporter des solutions pour d’importantes composantes de la population. Les populismes semblent avoir trouvé la recette magique du succès politique avec « la souveraineté contre la globalisation, l’ethno-différentialisme contre l’universalisme et la défense du peuple contre les élites »[4].
L’apport de la géographie à la compréhension du populisme
Parallèlement à l’audience croissante du phénomène populiste, la recherche en sciences sociales multiplie les analyses sur le sujet. Parmi les travaux récents les plus intéressants citons les articles du numéro de janvier/février 2012 de la revue Critique[5], les ouvrages d’Yves Mény et Yves Surel[6], Margaret Canovan[7] et Ghislain Waterlot[8]. Philosophes, sociologues, anthropologues, historiens, politistes, linguistes même, décortiquent les discours, étudient les pratiques, comparent les idéologies et les politiques, etc.
La géographie participe également au concert de ces réflexions et analyses mais sur le mode mineur, notamment ses composantes électorale et surtout sociale. Ainsi Jacques Lévy, commentant les résultats de la dernière élection présidentielle américaine, met en valeur l’existence de deux sociétés, de deux espaces et de deux peuples américains[9]. Mais c’est sans doute Christophe Guilluy qui a le plus étudié les dessous géographiques des populations et des territoires français convertis au « populisme », terme qu’il préfère écrire avec des guillemets. Cela fait maintenant plus de quinze ans que ce géographe travaille à une nouvelle géographie sociale de la France, précisément depuis la parution en 2004 de son Atlas des nouvelles fractures sociales en France[10]. Encore récemment il évoque « le crépuscule de la France d’en haut »[11] dans l’entretien qu’il vient d’accorder à l’hebdomadaire L’Express[12]. Ce qu’il appelle « nouvelles catégories populaires » (ouvriers, employés, petits indépendants, paysans, une partie des jeunes et des retraités issus de ces catégories, forment la majorité de la population française) résident dans la « France périphérique » :
« Pour la première fois dans l’histoire, la majorité de ces catégories ne vit pas là où se crée la richesse, mais à l’écart des métropoles, dans des petites et moyennes villes et des espaces ruraux : contrairement à feu la classe moyenne, elles ne font plus partie de l’histoire économique et presque plus de l’histoire culturelle du pays. Elles sont invisibles. (…) Tous les grands débats autour de « comment parler aux électeurs du FN » sont hors sol à partir du moment où l’on ne prend pas en compte l’essentiel, c’est-à-dire le système économique mondialisé. Un système qui, en divisant le travail à l’échelle internationale, a induit une sortie de la classe moyenne de presque tous ceux qui la constituaient auparavant. »[13]
Et d’enfoncer le clou :
« Oui, le FN est le parti de la fin de la classe moyenne. Comme Donald Trump aux États-Unis. Méfions-nous : ceux que l’on nomme « populistes » aujourd’hui sont souvent les responsables politiques qui ont intégré ce fait : une majorité des petites classes salariées est en train de sortir de l’histoire économique des pays développés. »[14]
Toujours dans cet entretien accordé à L’Express notre géographe égrène les mêmes idées qu’il développe dans ses derniers livres : les effets socialement différenciés de la mondialisation, la notion d' »insécurité culturelle » dans la « France périphérique », l’ascension sociale méconnue d’une partie des populations immigrées des banlieues, l’installation progressive de problématiques jusque-là cantonnées dans les grandes villes, etc. Ces analyses de Christophe Guilluy ont incontestablement donné de l’audience au rôle de la géographie pour réfléchir aux fondements du phénomène populiste, tout en suscitant des controverses au sein même de la discipline. En effet, plusieurs géographes universitaires (et des chercheurs en sociologie urbaine) ont dépensé beaucoup d’énergie pour dénoncer ce qui est pour eux une représentation faussée et politique du territoire et, surtout, de ceux qui le peuplent. Parmi les principaux points discutés : la polarisation des métropoles, la « contre-société » de la « France périphérique », la nature des territoires périurbains, la situation sociale des banlieues, les liens entre le vote FN et la question de l’immigration. Le 27 septembre 2016 le quotidien Libération aborde ces débats sous le titre Christophe Guilluy, cartographie d’une polémique, notamment avec l’article du géographe Antoine Grandclément sur les « découpages malheureux de la France périphérique » où l’auteur déclare que C. Guilluy soulève avec justesse le problème de définition des classes moyennes mais que sa géographie sociale repose sur des fondements empiriques plus que fragiles[15].
Les atouts incontestables de la littérature pour approcher le populisme
Dans son article Il les a Trumpés ![16] l’écrivain Pierre Assouline rend un bel hommage à la littérature, et particulièrement à la fiction, pour illustrer, dévoiler, déciller…ici, le populisme version Trump. Depuis quelques mois certains livres font un retour remarqué au sommet des listes des meilleures ventes aux Etats-Unis. Bien sûr, il s’agit des Américains qui lisent (encore), mais tout de même, il y a là une sorte de révélateur significatif des préoccupations de nombreux Américains désireux de comprendre ce qui leur arrive avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Deux genres littéraires sont actuellement plébiscités : la dystopie et l’uchronie. La dystopie pour désigner « un récit fictionnel où l’utopie vire au cauchemar », l’uchronie pour qualifier « un roman dans lequel l’histoire est réécrite après modification d’un événement notoire du passé »[17]. 1984 de George Orwell (dystopie publiée en 1949) et Le Complot contre l’Amérique de Philip Roth (uchronie parue en 2004) figurent aux premiers rangs des livres actuellement vendus aux États-Unis .
« Sinclair Lewis, George Orwell, Philip Roth ont annoncé l’avènement de Donald Trump. A défaut de les avoir entendus, il semble que désormais on les écoute. Ce qui est arrivé aux Américains est tellement inédit qu’ils cherchent dans la littérature passée un reflet de ce qui les attend demain. »[18]
Le monde de 1984 et l’Amérique d’aujourd’hui semblent illustrer le phénomène populiste de manière comparable : mensonges systématiques, fabrication de « faits alternatifs » (« fake news« ), brutal autoritarisme, etc. Dans le livre de George Orwell, « le langage est utilisé comme une arme politique et la vision du réel imposée par le pouvoir ». Rappelons le slogan de 1984 : « Qui contrôle le passé contrôle le futur; qui contrôle le présent contrôle le passé ». Dans le livre de Philip Roth, l’auteur imagine la victoire de Charles Lindbergh contre Franklin D. Roosevelt lors de l’élection présidentielle de 1940. Un Lindbergh conforme à ce qu’il était dans la réalité : antisémite, admirateur de l’Allemagne nazie, isolationniste prônant le slogan « American First« . Si le personnage peut faire penser à Trump sur certains points, il s’en distingue par son étoffe de héros populaire alors que Trump appartient à la catégorie des présidents des États-Unis sans aucune expérience politique, sans culture, aux réflexions le plus souvent simplistes et pourvus d’un vocabulaire très réduit, soit un cas unique dans l’histoire américaine.
Finalement, le roman, lui aussi au sommet des livres actuellement vendus aux États-Unis, qui imagine un leader populiste ressemblant le plus à Trump est sans doute celui de Sinclair Lewis, paru en 1935 sous le titre Can’t Happen Here It (traduit en français par Impossible ici[19]). Ce livre imagine l’arrivée à la tête des États-Unis d’un populiste se muant vite en dictateur, personnage inspiré d’un populiste qui a réellement existé, le sénateur démocrate Huey Pierce Long (1893-1935).
Dans son dernier grand roman Sinclair Lewis, premier écrivain américain à recevoir le prix Nobel de Littérature (en 1930), fait le portrait de Berzelius « Buzz » (tout un programme !) Windrip, « un leader politique charismatique qui affirme incarner les vraies valeurs traditionnelles américaines, défait des concurrents, dont Roosevelt, en promettant de lourdes réformes économiques afin de restaurer la grandeur du pays »[20].C’est une dystopie satirique qui permet à S. Lewis de régler « ses comptes avec le Ku Klux Klan, la prohibition, la mafia, les prédicateurs radicaux, le racisme, l’antisémitisme, le militarisme, les assassinats politiques, etc., qui gangrènent son pays et sont le terreau du populisme ». Dans les années 1930, c’est la Grande Dépression qui déferle aux États-Unis et s’étend dans le monde entier ; aujourd’hui, c’est la crise économique des subprimes de 2007 qui entraîne dans de nombreux pays occidentaux « une crispation identitaire aux risques totalitaires ». Et le préfacier français de citer dans sa conclusion les mots de Dorothy Thompson, épouse de Sinclair Lewis, journaliste américaine réussissant à interviewer en 1931 Adolf Hitler et premier reporter étranger expulsé (en 1934) par le nouveau chancelier allemand :
« Aucun peuple n’a jamais reconnu son dictateur à l’avance. Celui-ci ne se présente jamais à une élection sous la bannière de la dictature. Il se présente toujours comme l’instrument de la Volonté Nationale Constituée.« [21]
Conclusion
D’entrée nous évoquions la nécessité d’user de la raison et de la pédagogie pour dénoncer les folies du populisme contemporain qui se définit contre autrui sans être capable de proposer un projet crédible et applicable. Mais est-ce suffisant quand les manipulateurs du populisme exploitent l’angoisse et le désarroi des manipulés? Quant à ceux qui pointent du doigt les tares des partis de gouvernement et parfois les insuffisances de la démocratie représentative, il faut leur dire que ces reproches légitimes ne justifient pas d’ « essayer » un moment populiste qui se traduira inéluctablement par la catastrophe. Les sciences humaines et sociales, et même la littérature, sont des armes utiles, parfois indispensables, pour voir clair, convaincre et combattre !
Daniel Oster, mars 2017
[1] Dominique Reynié, Les nouveaux populismes, Fayard/Pluriel, 2013. Ce livre constitue l’édition revue et augmentée de l’ouvrage du même auteur paru chez Plon en 2011 sous le titre Populismes : la pente fatale.
[2] Dominique Reynié, op. cit., p. 34.
[3] Dominique Reynié, op. cit., p. 35-36.
[4] Jean-Yves Camus, Populismes et nationalismes dans le monde, Questions internationales n°83 Janvier-février 2017, La documentation française, 2017.
[5] Critique, n°776-777, janvier/février 2012.
[6] Yves Mény et Yves Surel, Par le Peuple, Pour le Peuple. Le populisme et les démocraties, Fayard, 2000.
[7] Margaret Canovan, Populism, Harcourt Brace Janovich, 1981.
[8] in La tentation populiste au cœur de l’Europe, La Découverte, 2003.
[9] Jacques Lévy et Ogier Maître, Les riches ont voté Trump, les villes Clinton, Le Monde, 16-11-2016.
[10] Christophe Guilluy et Christophe Noyé, Atlas des nouvelles fractures sociales en France, Éditions Autrement, 2004, réédité en 2006.
[11] Titre de son dernier ouvrage, paru chez Flammarion en septembre 2016.
[12] Entretien paru sous le titre « Le FN est le Parti de la fin de la classe moyenne », L’Express, 22-2-2017.
[13] Christophe Guilluy, L’Express, 22-2-2017.
[14] Christophe Guilluy, op. cit., p. 49
[15] Pour lire cet article, utiliser le lien ci-après : http://www.liberation.fr/debats/2016/09/29/les-decoupages-malheureux-de-la-france-peripherique_1514886
[16] Pierre Assouline, Il les a Trumpés !, article paru p. 12-14 dans Le Magazine Littéraire n°577, mars 2017.
[17] Pierre Assouline, op. cit., p.12.
[18] Pierre Assouline, op. cit., p.12.
[19] Sinclair Lewis, Impossible ici, traduit par Raymond Queneau, éditions de la Différence, 2016.
[20] Thierry Gillybœuf, préface à Impossible ici, éditions de La Différence, 2016.
[21] Dorothy Thompson, 1935, cité par Thierry Gillybœuf dans sa préface à Impossible ici, éditions de La Différence, 2016.
Merci Daniel pour cet article qui nous incite à de bonnes lectures et à garder raison contre les populismes.
Tu portes ainsi dignement la voix de notre association des Cafés géo.
Maryse Verfaillie