Les étudiants de Paris-Sorbonne (association Urbams), Vincent Marcilhac et Gilles Fumey (organisateurs des dégustations) avaient invité Sylvain Détoc, enseignant la littérature à l’Université Paris-IV Sorbonne.

« Buveurs très illustres… » C’est par ces mots d’une délicieuse insolence que François Rabelais apostrophait en 1534 les lecteurs de Gargantua. Quelques lignes plus loin, à la fin du prologue, Rabelais avouait avoir écrit lui-même les aventures de son célèbre géant sous l’influence du vin. Les toutes premières pages de ce livre carnavalesque plaçaient donc la littérature sous le signe d’une franche ébriété, rassemblant auteur, lecteurs et buveurs en une seule communauté et invitant chacun d’entre eux à une dégustation d’une drôle de nature : une fête bachique qui permettrait en quelque sorte de passer gaiement du vin aux écrivains, et vice versa.

Du vin, soit. Mais quel vin ? Ce petit vin blanc d’Anjou dont parle Rabelais à plusieurs reprises dans l’ensemble de son œuvre ? Ou bien le vin énigmatique de la « dive bouteille », après laquelle court Panurge dans Le Cinquième Livre ?

D’autres amateurs de vin – parfaitement réels, ceux-là – se sont mis en quête des bouteilles indiquées dans les plus belles pages de la littérature. De leurs recherches sont nés des ouvrages souvent volumineux, qui ressemblent tous peu ou prou à des anthologies ou à des dictionnaires des citations sur le vin.

Mais rares sont ceux qui font de la lecture l’occasion d’une dégustation. Or du livre au verre, il n’y a qu’un pas, et nous allons le franchir. Les écrivains sont en effet des hommes et des femmes qui savent, mieux que d’autres, trouver les mots pour convertir une vision du monde, réel ou imaginaire, en paroles. Ces paroles, ils les fixent sur la page blanche dans une fine couche d’encre, où se déposent en même temps des idées, des sentiments, des émotions, des sensations. Et quand romanciers, poètes et dramaturges apprécient le fruit alcoolisé de la vigne, il leur arrive de décanter dans l’encre, à la faveur d’une alchimie verbale parfois très subtile, les différentes saveurs du vin. Tous les sens sont alors sollicités. Comme au cours d’une dégustation, la vue, l’odorat, les papilles sont mis à contribution. Mais un nouvel organe entre dans cette danse sensorielle : c’est l’oreille – même si elle est seulement mentale quand la lecture ne se fait pas à voix haute -, qui recueille les mots auxquels la plume des écrivains associe le vin. Comme le voulait Baudelaire, avec ses fameuses correspondances, un ballet de sensations naît alors des phrases couchées sur les pages du livre et investit la conscience du lecteur : des images, des goûts, des odeurs le traversent.

Pourquoi se priver, dès lors, de ce que certains appellent avec beaucoup d’esprit « les travaux pratiques » ? Inversement, il est possible de partir des vins eux-mêmes pour convoquer les textes et prolonger la dégustation en déroulant le réseau d’images et de symboles que l’imagination fertile des auteurs a rassemblés autour de certains crus.

La dégustation (littéraire) proposée ici suit le déroulement d’un repas classique. Vous pourrez servir le champagne en apéritif, le vin blanc avec une entrée de poisson, le rouge sur une viande saignante et le vin moelleux pour accompagner un fromage ou un dessert. Vous ne manquerez pas d’épingler çà et là quelques références littéraires : vous trouverez dans ces lignes de quoi surprendre agréablement vos convives et vous faire une jolie réputation d’œnophile cultivé !

Champagne !

Champagne. Un nom aérien, qui respire la légèreté et la joie de vivre. Dans les bulles foisonnantes qu’évoquent ces deux syllabes devenues mythiques, pétille joyeusement toute l’énergie d’une vie qui ne laisse pas le dernier mot aux maux de la vie !

Faut-il préciser ici qu’aux yeux de bien des œnophiles, le champagne – ou plutôt le vin de Champagne, pour parler comme dans le grand monde, aux xviiie et xixe siècles – n’est pas à proprement parler du vin ? De la levure ! Du sucre ! Des mélanges ! Il n’en faut pas tant pour faire de cet assemblage un intrus dans la noble liste des vins de France !

Or le champagne est de loin le vin le plus cité dans l’ensemble de la littérature française. Les outils mis à notre disposition par les informaticiens ne laissent aucun doute à ce sujet : à titre d’exemple, on trouve trois fois plus d’occurrences du mot « champagne » que du mot « bordeaux », et environ treize fois plus que du mot « bourgogne », dans toute l’œuvre romanesque de Balzac.

Dans l’univers balzacien, précisément, le champagne est lié à la fête. Il délie les langues, égaye, fait tourner la tête. On le boit souvent avec des huîtres. Un siècle plus tôt, dans « Le Mondain » (1736), Voltaire célébrait déjà le panache de cette boisson miracle qu’il faudrait assurément faire boire à tous les esprits chagrins :

Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers, la danse et la musique,
L’art de tromper les yeux par les couleurs,
L’art plus heureux de séduire les cœurs,
De cent plaisirs font un plaisir unique.
Il va siffler quelque opéra nouveau,
Ou, malgré lui, court admirer Rameau.
Allons souper. Que ces brillants services,
Que ces ragoûts ont pour moi de délices !
Qu’un cuisinier est un mortel divin !
Chloris, Eglé, me versant de leur main
D’un vin d’Aï dont la mousse pressée,
De la bouteille avec force élancée,
Comme un éclair fait voler le bouchon ;
Il part, on rit ; il frappe le plafond.
De ce vin frais l’écume pétillante
De nos Français est l’image brillante.
Le lendemain donne d’autres désirs,
D’autres soupers et de nouveaux plaisirs.

Quoi de plus pétillant, en effet, qu’une sortie au théâtre ou à l’opéra suivie d’un bon souper arrosé au vin d’Aï, l’ancien nom du vin de Champagne ? Le bouchon, avec ce bruit sec si caractéristique de la fête, saute sans qu’on puisse le retenir, et la mousse se déverse en un jet puissant qui n’a rien de raisonnable. Le vin libère ses bulles dansantes et accentue la gaieté de toute la compagnie. Vive la plume enlevée de Voltaire, et vive la France !

L’ennui, c’est que la France, sur un point d’une importance sans aucun doute capitale, est divisée… Dans quoi faut-il boire le champagne ? Dans des coupes, disent les uns, croyant sans doute à cette charmante anecdote selon laquelle ce type de verre aurait été moulé par un artisan de la manufacture de Sèvres sur l’un des seins de Marie-Antoinette et voulant absolument respirer l’odeur du vin. Dans des flûtes, rétorquent les autres, alléguant la verticalité nécessaire à la diffusion des bulles qui fait la joie des yeux avant de faire celle du palais. Barbey d’Aurévilly était sûrement de ceux-là. Dans Le Plus Bel Amour de Don Juan, l’une de ses Diaboliques (1874), voici ce qu’il écrivait :

Et il leva sa coupe de champagne, qui n’était pas la coupe bête et païenne par laquelle on l’a remplacée, mais le verre élancé et svelte de nos ancêtres, qui est le vrai verre de champagne, – celui-là qu’on appelle une flûte, peut-être à cause des célestes mélodies qu’il nous verse souvent au cœur.

Plaisir des yeux ou plaisir des narines ? Nul doute que ce débat n’est pas fini de diviser les buveurs de champagne ! Pour ce qui est de la couleur, en revanche, tout le monde s’accorde : c’est l’or qui domine. Colette a pu ainsi écrire ces belles lignes dans lesquelles elle exploite la magie de la littérature – Rimbaud dirait l’« Alchimie du Verbe » – pour tirer de l’obscurité et de l’indigence du sol, et notamment des plaines calcaires sur lesquelles poussent les vignes de Champagne, les beautés mystérieuses du vin :

La vigne, le vin, sont de grands mystères. Seule, dans le règne végétal, la vigne nous rend intelligible ce qu’est la véritable saveur de la terre. Quelle fidélité dans la traduction ! Elle ressent, exprime par la grappe les secrets du sol. Le silex, par elle, nous fait connaître qu’il est vivant, fusible, nourricier. La craie ingrate pleure, en vin, des larmes d’or.

Cette page appartient au roman intitulé Chéri (1920). C’est un livre qui raconte une relation peu conformiste entre une courtisane d’une cinquantaine d’années, Léa, et un jeune homme, Frédéric, que cette croqueuse d’hommes appelle d’une manière toute significative « Chéri ». L’ivresse, que le champagne communique si rapidement, fait partie de cet univers troublé par les vapeurs de l’adultère. Ailleurs, il est question du champagne de Pommery, un vin que Colette semble avoir apprécié entre tous, car elle le mentionnera aussi dans Le Blé en herbe(1923) :

– Tu bois quoi, depuis que tu es marié ? demanda Desmond. De la camomille ?
– Du Pommery, dit Chéri.
– Avant le Pommery ?
– Du Pommery, avant et après !
Et il humait dans son souvenir, en ouvrant les narines, le pétillement à odeur de roses d’un vieux champagne de mil huit cent quatre-vingts-neuf que Léa gardait pour lui seul…

Célestes mélodies, larmes d’or, parfum de rose, esprit français… Ne vous offusquez pas si vos invités ne décèlent pas tout cela dans la jolie flûte de champagne que vous leur aurez servie pour accompagner les canapés de l’apéritif. Ces associations métaphoriques ne relèvent pas d’un regard parfaitement objectif. Elles ressortissent à une mise en littérature d’un produit devenu avec le temps l’un des fleurons de notre industrie du luxe. Mais c’est aussi par ce biais-là, n’est-ce pas, que se dessine la notion de terroir.

Le vin blanc, dans les pas de Lamartine

Après que les bulles se seront dissipées, conviez vos amis à une ballade romantique. Installez-les confortablement devant une assiette garnie de poissons d’eau douce, par exemple. Cela vous permettra de glisser astucieusement vers l’imaginaire du lac, celui qu’a stigmatisé dans les esprits de tant d’écoliers le poète Alphonse de Lamartine.

Lamartine est l’auteur de vers un peu vieillis qui font régulièrement partie des réjouissances du programme de français au baccalauréat (« Ô temps suspends ton vol… », etc., etc.). Mais cet écrivain, qui fut aussi ministre des Affaires étrangères, n’est pas qu’un poète démodé suscité par le xixe siècle romantique pour gâcher les vacances des lycéens à l’approche de l’été. L’homme possédait trois domaines viticoles près de Mâcon, en Bourgogne : Milly, appelé aujourd’hui Milly-Lamartine, Monceau et Saint-Point. C’est dans les deux premières propriétés, surtout, qu’il produisait fièrement un vin qui, il faut bien le dire, n’était pas toujours à la hauteur de la réputation du poète. En réalité, la passion des vignes avait coûté cher à Lamartine. Celui-ci avait dû contracter bien des dettes pour s’offrir et faire fonctionner ces vignobles qui engloutissaient ses droits d’auteur, et ce n’est que contraint par des soucis matériels qu’il dut se séparer de Milly en 1860. Voilà qui explique pourquoi la production du vigneron n’était pas toujours d’aussi bonne qualité que celle de l’homme de lettres. Le besoin constant d’argent, comme le montre sa correspondance, le conduisait à mettre davantage l’accent sur la quantité : il espérait que le nombre de bouteilles vendues permettrait au moins d’équilibrer son bilan financier.

Le vin de Mâcon n’était pas toujours médiocre, loin s’en faut. Une autre grande figure du romantisme l’appréciait. Elle s’appelait George Sand ; elle faisait de longs séjours à Nohant, dans l’Indre, et c’est de là qu’elle écrivait, un jour d’août 1848, à un fournisseur :

Monsieur, je vous accuse réception de votre lettre ainsi que des deux barriques de vin de Mâcon. Il m’a paru d’aussi bonne qualité que l’autre.

Lamartine ne parle guère du vin de Mâcon dans ses poèmes. Le poète a plutôt immortalisé la thématique de l’eau dans les plus célèbres de ses vers (notamment dans les Méditations poétiques, publiées en 1820). On trouve néanmoins – et cela devrait faire plaisir aux géographes – plus d’une évocation du vignoble dans son œuvre poétique, comme dans ces strophes de « La vigne et la maison » :

Suis-moi du cœur pour voir encore,
Sur la pente douce au midi,
La vigne qui nous fit éclore
Ramper sur le roc attiédi.

Contemple la maison de pierre,
Dont nos pas usèrent le seuil :
Vois-la se vêtir de son lierre
Comme d’un vêtement de deuil.

Écoute le cri des vendanges
Qui monte du pressoir voisin,
Vois les sentiers rocheux des granges _Rougis par le sang du raisin.

Regarde au pied du toit qui croule :
Voilà, près du figuier séché,
Le cep vivace qui s’enroule
À l’angle du mur ébréché !

L’hiver noircit sa rude écorce ;
Autour du banc rongé du ver,
Il contourne sa branche torse
Comme un serpent frappé du fer.

Autrefois, ses pampres sans nombre
S’entrelaçaient autour du puits,
Père et mère goûtaient son ombre,
Enfants, oiseaux, rongeaient ses fruits.

Il grimpait jusqu’à la fenêtre,
Il s’arrondissait en arceau ;
Il semble encor nous reconnaître
Comme un chien gardien d’un berceau.

Sur cette mousse des allées
Où rougit son pampre vermeil,
Un bouquet de feuilles gelées
Nous abrite encor du soleil.

Lamartine est aussi l’auteur d’un roman, qui demeure aujourd’hui dans l’ombre de sa poésie. Ce livre s’intitule Le Tailleur de pierres de Saint-Point ; il a paru pour la première fois en 1851. L’auteur y raconte l’histoire d’un tailleur de pierres mâconnais. La première page décrit les vignobles du coin, qui ressemblaient sûrement au domaine mentionné dans le titre :

Quand on sort de la jolie petite ville de Mâcon en se dirigeant du côté des montagnes où le soleil se couche, on suit d’abord pendant plusieurs heures une grande route bordée de vignes, qui monte et descend avec les ondulations du sol comme la route d’un vaisseau sur une mer douce à larges lames. De nombreux villages, aux toits de tuiles rouges et aux murs blanchis par la chaux et tapissés de pampres au-dessus de la porte, s’élèvent au penchant de tous les coteaux et fument au fond de toutes les gorges. Des prés les entourent ; les cours sinueux des petites rivières qui abreuvent ces prés sont tracés par des rangées de saules tondus tous les trois ans par la faux. Leur chevelure, flexible au moindre vent qui retourne les feuilles et qui semble les glacer d’argent, est juste assez longue et assez touffue pour donner un peu d’ombre aux enfants gardiens des vaches, et pour prêter un asile, souvent découvert, aux nids des rossignols et des martins-pêcheurs. De lourds clochers en pierre de taille, tachés par la pluie et revêtus de la mousse grisâtre des siècles, dominent ces villages en forme de pyramide allongée. L’œil du voyageur passe continuellement de l’un de ces clochers à l’autre, comme s’il comptait, à droite et à gauche, les bornes d’une voie romaine sur la route de cette populeuse contrée. À l’ombre de ces pyramides à jour, d’où retentit pour chaque habitant, au branle de la cloche, la voix de la naissance ou de la mort, on voit venir les mauves des cimetières. C’est là seulement que se reposent les laborieux vignerons de ces coteaux, après avoir changé pendant soixante ou quatre-vingts ans leur sueur en vin pour nourrir leurs femmes et leurs filles.

Lirez-vous dans le vin blanc de Mâcon les images qu’a déployées le poète et romancier de Milly ? Peut-être pas. Mais en vous souvenant de ces vers et de ces lignes, vous donnerez au moins à votre dîner un peu de relief culturel !

Le Cahors : un vin « aux sombres feux »

Avec le vin rouge, changement de décor. De la doucereuse mélancolie de Lamartine, vous passerez à l’imaginaire homérique en versant ce que le plus vieux poète de la littérature européenne appelle, dans l’Iliade et l’Odyssée (viiie siècle av. J.-C. ?), un aithops oinos. Expression que Victor Bérard, qui fut un grand connaisseur d’Homère, traduit joliment de la manière suivante : un « vin aux sombres feux ».

En Grèce ancienne, en effet, le vin était une boisson puissante et, à proprement parler,ardente (l’adjectif aithops signifie littéralement « qui est couleur de feu », d’où « brûlant », voire « furieux », « violent »). Si ardente et épaisse, de fait, qu’il était nécessaire de la couper avec de l’eau pour que les convives ne sombrent pas rapidement dans un obscur coma éthylique. Le mélange s’effectuait dans un grand vase appelé cratère. Ce puissant narcotique devenait alors un vin « de miel » (c’est une autre expression homérique) qu’on servait ensuite généreusement. Au fond des coupes en terre cuite, une tête de Gorgone – cette figure mythologique inquiétante porte aussi le nom de Méduse – déroulait souvent les anneaux de ses serpents capillaires pour repousser loin des buveurs l’influence néfaste d’une ébriété trop prononcée.

En France, le savoir-faire des viticulteurs bordelais et bourguignons a permis au vin rouge de s’assouplir et de se draper dans des robes de velours. Mais avant que ces crus prestigieux ne s’imposent un peu partout dans notre pays ainsi qu’à l’étranger, un autre vin faisait les délices de la cour. Ce vin, le vin de Cahors, était produit sur les rives du Lot. C’était un vin vigoureux, comme le sont les tempéraments du sud-ouest ; on l’appelait « vin noir », en raison de la densité impressionnante de sa couleur.

À la fin du xixe siècle, la production du vin de Cahors déclina au profit de celle des vins de Bordeaux. Le dépeuplement de la région et le phylloxéra y furent pour beaucoup. Mais les vignobles de Cahors étaient bien antérieurs à leurs nobles successeurs. Les archéologues savent qu’on les cultivait avant même l’époque de la conquête romaine. Ce fut le vin qu’utilisa le pape Jean XXII – né à Cahors en 1245 – quand il présida la messe en Avignon en 1325 ; et c’est toujours le vin qu’utilisent les communautés orthodoxes grecques pour la célébration de l’Eucharistie, peut-être pour signifier quelque chose du mystère qui flamboie dans ce sacrement où les chrétiens reconnaissent la présence réelle du Christ. Le roi François Ier l’appréciait particulièrement ; il le fit même planter des ceps de Cahors à Fontainebleau.

Ce succès a naturellement laissé des traces dans la littérature. Mais qui mieux qu’un poète né dans la région pouvait célébrer les flammes de ce vin ? Ce poète, c’est Clément Marot ; il vécut dans la première moitié du xvie siècle, et c’est à lui que le vin de Cahors doit ces vers :

Vers le midi les hauts dieux m’ont fait naître,
Où le soleil non trop excessif est,
Par quoi la terre avec honneur s’y vêt,
De mille fruits, de maintes fleurs et plantes ;
Bacchus aussi sa bonne vigne y plante,
Par art subtil, sur montagnes pierreuses,
Rendant liqueurs fortes et savoureuses.
Mainte fontaine y murmure et ondoie,
Et en tout temps le laurier y verdoie
Près de la vigne, ainsi comme dessus
Le double mont des Muses, Parnassus ;
Dont s’ébahit la mienne fantaisie
Que plus d’esprits de noble poésie
N’en sont issus. Au lieu que je déclaire,
Le fleuve Lot coule son eau peu claire
Qui maints rochers traverse et environne,
Pour s’aller joindre au droit fil de Garonne.
A bref parler, c’est Cahors en Quercy.

Après avoir lu ces vers, on n’est pas étonné d’apprendre que Marot appelle ailleurs le vin de Cahors « liqueur de feu ». Association vieille comme Homère que reprendra Baudelaire dans un poème bien connu des Fleurs du Mal : « L’âme du vin » (première publication du recueil en 1857) :

Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :
« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
Un chant plein de lumière et de fraternité !

Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme ;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,

Car j’éprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.

Entends-tu retentir les refrains des dimanches
Et l’espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
Tu me glorifieras et tu seras content ;

J’allumerai les yeux de ta femme ravie ;
A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
Et serai pour le frêle athlète de la vie
L’huile qui raffermit les muscles des lutteurs.

En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! »

Huile des athlètes, ambroisie : le vocabulaire utilisé par Baudelaire fait clairement signe vers l’Antiquité grecque, et une étude détaillée du poème ferait ressortir l’imaginaire solaire qui sous-tend ces quatrains. On retrouverait ainsi d’une certaine manière le « vin aux sombres feux » des épopées attribuées à Homère et la « liqueur de feu » produite près de la ville natale de Marot. D’ailleurs, dans le poème qui suit « L’âme du vin », Baudelaire fait de la mythique boisson le « fils sacré du Soleil », une expression qui conviendrait bien au puissant vin de Cahors.

Il ne vous reste qu’à servir une pièce de bœuf bien grillée pour transporter pleinement vos invités dans le contexte brûlant d’un banquet à tous points de vue… homérique. En espérant que de l’amour nouvelle contractée avec le vin de Cahors vous produirez, vous et vos amis, une poésie aussi fleurie que celle de Baudelaire !

Jurançon, Frontignan, Sauternes : d’autres fils du soleil

Heureusement, le soleil de France n’engendre pas que des vins de feu. Son ardeur féconde également des vins fruités qui conservent de l’astre du jour la belle couleur jaune ou dorée. Ces vins moelleux, véritablement « doux comme le miel » (ah, Homère !), nous font parfois oublier leur teneur en alcool. Aussi Colette n’avait-elle pas tort de qualifier l’un d’entre eux de « traître ». Un jour, alors qu’elle n’était encore qu’une toute jeune fille, elle découvrit la douceur envoûtante d’un vin liquoreux, le Jurançon, d’une manière surprenante :

Une autre fois, le mobilier boiteux, vendu aux enchères sur une placette de village, comportait, entre la commode, le lit de fer et les bouteilles vides, six bouteilles pleines : c’est là que je fis, adolescente, la rencontre d’un prince enflammé, impérieux, traître comme tous les grands séducteurs : le Jurançon. Ces six flacons me donnèrent la curiosité de leur pays d’origine plus que n’eût fait un professeur. J’accorde qu’à ce prix les leçons de géographie ne sont pas à la portée de tout le monde.

À ce prix-là, on reprendrait bien un cours de géographie, voire plusieurs, et notamment sur la région de Frontignan, dans le Languedoc-Roussillon, un pays célèbre pour son muscat. Voltaire appréciait beaucoup ce vin, et c’est peu dire au regard de cette lettre datée du 19 décembre 1774 et expédiée depuis son domaine de Ferney, dans l’Ain :

Monsieur […]
Je vous demande aujourd’hui une autre grâce ; elle est un peu considérable : c’est de me conserver la vie en m’envoyant un petit quartaut du meilleur vin de Frontignan. Ne le dites pas à ceux qui me paient des rentes viagères. Ce sera une petite extrême-onction que vous aurez la bonté de me donner […].
Si vous me refusez, je suis homme à venir chercher moi-même du vin de muscat à Marseille, car je ne puis plus tenir aux neiges du mont Jura.

Boire du muscat de Frontignan en décembre, c’est glaner au soleil estival l’un de ses rayons. Ceux qui sont enclins à la dépression saisonnière trouveront peut-être dans ce type de flacon un meilleur remède que celui que leur conseillent psychologues et pharmaciens… À condition, bien sûr, de ne pas trop forcer sur la bouteille et de montrer plus de modération que Voltaire. Car c’est bien connu : le bon vin conserve. « L’âge venant, affirmait Colette, j’offre, pour ma petite part, l’exemple d’un estomac sans remords ni dommages, d’un foie tout aimable, d’un sensible palais conservés par le vin probe. » Et la femme de lettres d’ajouter : « Emplis donc, vin, ce verre que je tends. »

Au Jurançon et au Frontignan, il faudrait enfin ajouter les délicieux vins de Sauternes. L’un de nos écrivains les connaissait particulièrement bien. Il possédait des vignes en Gironde, à une quarantaine de kilomètres de Bordeaux, sur une terre où voisinent les Graves, les Sauternes, et les Côtes de Bordeaux. L’heureux propriétaire de ce domaine, connu sous le nom de Malagar, s’appelait François Mauriac. Ses œuvres sont pleines d’allusions aux vins du coin. Si on en vendange les pages, on apprend que le Sauternes a beau être une boisson d’« une mortelle douceur » (Génitrix, 1923) – on n’est pas très loin du « traître » de Colette -, c’est aussi un vin qui tire sa gaieté des paysages riants de « la Garonne heureuse » (idem). On découvre également, au fil des pages, que les vignobles dont il provient se logent dans une « vallée brûlante où le soleil est réellement présent dans chaque grain de chaque grappe » (Le Baiser au lépreux, 1922), et que la nuit, « les vignes de Sauternes [sont] vouées à l’enchantement de la lune » (Journal, 1944).

C’est sur ces paroles tout à fait indiquées qu’après avoir vidé votre verre de Sauternes vous pourrez raccompagner vos invités dans la nuit légèrement éclairée. Mais avant de les quitter, vous ne manquerez pas de leur donner ces conseils délivrés par Baudelaire dans Le Figaro du 7 février 1864. Les lignes de ce « petit poème en prose » fourniront à votre dégustation de vin et de littérature une conclusion flamboyante et parfaitement adaptée :

Enivrez-vous

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise, Mais enivrez-vous.

Sylvain Détoc

Indications bibliographiques

Il existe plusieurs livres sur le vin et la littérature. J’ai trouvé certains points de départ intéressants dans le livre de Kazuo Ogura, Dégustation du vin à travers la littérature française, Versailles, Mémoires et documents, 2004, ainsi que dans le Dictionnaire amoureux du vin de Bernard Pivot, Paris, Plon, 2006.