Café géographique à Toulouse le 23.04.2014
par Farid BENHAMMOU
Farid Benhammou est agrégé de géographie et docteur en géographie de l’environnement de l’ENGREF – Agro Paris Tech. Passionné depuis l’enfance par la faune, comme il le confie lui-même en préambule de « son » café-géo, il est aujourd’hui considéré comme l’un des spécialistes français des grands prédateurs. Il travaille sur les conflits autour de la conservation de l’ours et du loup depuis 1998. En 2007, il soutient une thèse distinguée par le Comité national français de géographie: « Crier au loup pour avoir la peau de l’ours : une géopolitique locale de l’environnement ». Il est l’auteur de nombreux articles sur le sujet et a été invité en 2012 dans l’émission « La tête au carré », l’émission scientifique de la radio France Inter.
Une anecdote : l’ibis sacré, un animal majestueux qui déchaîne les passions.
Alors qu’il a quasiment disparu de son aire de répartition naturelle en Afrique orientale et au Moyen-Orient, l’ibis sacré, oiseau emblématique du Dieu Thôt dans la mythologie égyptienne, a été involontairement introduit en France (il aurait été lâché d’un zoo en Bretagne) à la fin de la décennie 1980. Il forme aujourd’hui des colonies de quelques milliers d’individus, principalement établies sur le littoral atlantique, entre la péninsule bretonne et l’estuaire de la Gironde. L’arrivée de cette espèce exotique dans l’hexagone a suscité de vives polémiques, non seulement auprès du grand public, mais aussi au sein de la communauté scientifique, dont une partie considère qu’elle n’a pas sa place dans nos écosystèmes. On sait d’ailleurs de source journalistique que des mesures d’éradication ont été prises à l’encontre de cet envahisseur dans plusieurs départements de la façade océanique. Ce cas nous montre qu’il n’y a pas forcément besoin de parler de grosses bêtes à poils, tels que l’ours ou le loup, pour déclencher des débats enflammés; parfois, des animaux plus petits, comme le cormoran, le putois, le ragondin ou l’ibis sacré suffisent pour provoquer des tensions localement assez fortes.
À partir de là, on peut inverser la question contenue dans le titre de ce café-géo et se demander s’il n’y a pas après tout aussi des humains ennemis des bêtes sauvages ? Si l’on fait un rapide tour d’horizon des travaux existants sur ce thème, on s’aperçoit que les chercheurs en sciences sociales se sont pour l’instant surtout préoccupés des conflits entre les Hommes à propos des animaux. Or, il est très probable que ces derniers s’opposent également de manière plus directe, pour le contrôle et l’usage d’un territoire commun. Cette problématique, qui interroge notre rapport à l’environnement naturel, est encore très peu investie par les géographes, même si, comme nous allons le voir dans le point suivant, des travaux commencent à émerger dans ce domaine.
La géographie a longtemps éludé les animaux:
Un paradoxe pour débuter: s’il est vrai que notre discipline puise ses racines dans les sciences de la nature (l’héritage d’A. von Humboldt est indifféremment revendiqué par les biogéographes et les écologues), elle a tardé à s’intéresser à la zoosphère, au contraire du règne végétal qui, lui, a fait très tôt l’objet d’études. Toutefois, en dehors de ce constat général, on peut mentionner quelques exceptions: c’est le cas d’É. Reclus, porte-drapeau d’une géographie sensible au milieu naturel et aux êtres vivants qui le composent, dont l’œuvre, magistrale, laisse une place non négligeable au monde animal. Il a d’ailleurs inspiré plusieurs chercheurs, en particulier P. Kropotkine, célèbre penseur natif de Moscou. Ce dernier, très imprégné par les théories de Darwin, est très connu pour ses travaux sur l’entraide comme facteur d’évolution: la proposition défendue par cet intellectuel communiste est qu’il existe des coopérations entre espèces animales et qu’il y a des interactions tout à fait positives entre ces dernières et les sociétés humaines. Plus récemment, X. de Planhol a publié un ouvrage au titre accrocheur, « Le Paysage animal. L’homme et la grande faune: une zoogéographie historique », certes extrêmement riche et original, mais empreint d’une certaine idéologie: les écologistes sont par exemple sévèrement critiqués pour leur naïveté infantile, tandis que l’extermination d’une partie de la faune, les loups surtout, est justifiée.
Dans une perspective plus relationniste, il convient de citer l’article de J. Estebanez (2013) consacré à la « géographie humanimale ». Fortement influencé par la nouvelle éthologie, dont le présupposé de départ est l’invalidité de la dichotomie humains/animaux, l’auteur reconnaît aux bêtes farouches un statut d’acteur de la société et s’efforce de conduire sa réflexion à partir de leur point de vue. Cette posture n’est pas celle de F. Benhammou, qui lui préfère une optique plus géopolitique, plus centrée sur les conflits et sur leur traitement médiatique. Enfin, pour être complet, il faut dire que le nombre de doctorats en géographie portant sur les questions animales est en constante augmentation depuis le passage au nouveau millénaire: les recherches de C. Monet sur la gestion de la faune sauvage dans le massif du Vercors (2007) et de F. Saldaqui sur la dimension institutionnelle de la protection et de la chasse des sangliers en Aquitaine (2013) illustrent bien cette tendance.
Les grands prédateurs : représentations et polémiques:
Les grands prédateurs occupent une place non négligeable dans les médias: la réintroduction de l’ours dans la chaîne pyrénéenne, le retour du loup sur le territoire français et la coexistence entre ces deux familles de carnivores et les élevages sont autant de thèmes régulièrement mis en avant par la presse régionale ou nationale. Malheureusement, ces sujets sont trop souvent abordés de façon partiale et caricaturale. Ainsi, la prédation des ursidés sur les troupeaux de brebis accuse un net recul ces dernières années, avec 172 victimes en 2013 contre 250 un an auparavant. Certes, ces attaques causent des pertes financières substantielles et du désarroi aux éleveurs. Mais elles sont bien moins nombreuses que celles du loup, qui tuerait annuellement près de 6 000 têtes de bétail ! Pourtant, si l’on essaie d’établir une sorte de barométrie de la couverture médiatique, les méfaits de l’ours font beaucoup plus de bruit que ceux des canidés. Imaginons un instant qu’on lance un débat sur la faune des Pyrénées en général, justement pour ne pas trop entrer dans la controverse sur le renforcement de la population ursine: on peut être quasiment certain que l’ours va phagocyter la discussion et que les autres espèces ne retiendront que brièvement l’attention des débatteurs !
Les représentations négatives à l’égard des grands mammifères perdurent dans le temps et sont aisément reprises par des élus qui ne saisissent parfois pas très bien les enjeux agricoles et ruraux contemporains. Prenons un exemple: en 2002, dans les Alpes maritimes, un dérochement a coûté la vie à plusieurs centaines de brebis. Des traces de crocs sont relevées sur certains cadavres et le loup est tout de suite suspecté d’être à l’origine du carnage. En réaction, le député de la circonscription a demandé la création d’une commission d’enquête sur les conditions de la présence de ce quadrupède en France et l’exercice du pastoralisme dans les zones de montagne. Celle-ci reprend pratiquement mot pour mot les postulats des opposants au canis lupus, notamment l’idée que la présence du loup n’est pas compatible avec le maintien des pâturages en altitude, et se prononce dans son rapport final en faveur de la régulation des meutes. De leur côté, les bergers, déjà confrontés à la concurrence de la viande néo-zélandaise et à la suppression d’une partie de leurs débouchés traditionnels (les bouchers-détaillants ont peu à peu été remplacés par les grandes surfaces), vivent très mal la prolifération des grands prédateurs et l’obstination de certains acteurs à les défendre. Cette frustration se manifeste quelquefois à travers des débordements violents, comme ceux enregistrés à Arbas en 2006, où des biens publics tels que la mairie ou l’école avaient été gravement détériorés. Ce petit bourg, situé aux confins méridionaux du département de la Haute-Garonne, avait été choisi par les manifestants parce qu’il abrite le siège de l’association Pays de l’ours-ADET qui a beaucoup œuvré pour la réintroduction du plantigrade dans le massif pyrénéen.
Le retour de l’ours et du loup à l’épreuve des faits:
Présents depuis très longtemps dans la montagne pyrénéenne, comme l’indique le toponyme « Ossau », nom donné à une vallée du Béarn, l’effectif d’ours a considérablement diminué au cours des siècles et ce malgré les mesures de protection établies depuis les années 1980-1990 (la directive « Habitats » de 1992 par exemple). On estime aujourd’hui que la population ursine dans les Pyrénées s’élève à 24 ou 25 individus, dont une large part est issue des relâchements d’ours en provenance de Slovénie.
Concernant le loup, en revanche, on a affaire à un retour naturel depuis l’Italie: totalement éradiqué au milieu du XXe siècle, il est réapparu en 1992 dans le Mercantour, à la fin des années 1990 dans les Pyrénées orientales, en 2003 dans le Jura, en 2005-2006 dans le Massif Central et, enfin, en 2011, dans les Vosges. Animal territorial par excellence, il vit en meute sur des surfaces avoisinant le plus souvent les 250 ou 300 km². Il cohabite avec sa progéniture tant que les quantités de nourriture fournies par le milieu sont suffisantes pour l’ensemble du groupe. Néanmoins, lorsque les aliments se raréfient, les plus jeunes loups sont poussés vers la sortie et doivent fonder un nouveau clan ailleurs: on les appelle alors des « disperseurs », car ce sont eux qui étirent spatialement l’aire de répartition naturelle du canis lupus en France. Ces nomades sont capables de parcourir des dizaines voire même des centaines de kilomètres avant de trouver un lieu pour s’établir (un loup allemand a même battu un record en traversant l’Europe d’Ouest en Est, de sa Saxe natale jusqu’à la Biélorussie, errant ainsi sur près de 1500 kilomètres). Certains d’entre eux tentent des incursions en milieu urbain: des loups ont été aperçus aux abords de Valence, de Grenoble, d’Hyères (la liste n’est pas exhaustive), preuve, si besoin en était, que cette espèce, si souvent décrite comme sauvage et cruelle dans l’imaginaire et les arts populaires, s’accommode en fait très bien de l’anthropisation de l’espace.
Des animaux boucs-émissaires: les exemples du bouquetin des Alpes et du blaireau:
Les grands prédateurs ne sont pas les seuls à attiser les craintes des acteurs économiques et politiques; d’autres espèces, à priori plus banales, semblent elles aussi faire l’objet d’une détestation générale en raison des problèmes, notamment sanitaires, qu’elles sont susceptibles de provoquer. Le statut du bouquetin des Alpes, par exemple, est équivoque: protégé dans le parc de la Vanoise, qui en a même fait un puissant symbole commercial et touristique, il est accusé par d’autres usagers de la montagne de gêner la chasse et de saccager les estives, voire de répandre la brucellose, un germe qui s’attaque au système reproductif du bétail et qui peut contaminer l’être humain.
Autre animal en disgrâce aux yeux de la population: le blaireau, petit mustélidé forestier, décrété espèce nuisible en raison de son rôle dans la diffusion de la tuberculose bovine. Il a été sacrifié sur l’autel du principe de précaution, les préfets préférant l’abattre systématiquement autour des foyers d’infection avérés. Il y a deux interprétations possibles et complémentaires à cet apparent manque de sang-froid du côté des autorités. D’une part, la France a été déclarée officiellement indemne de tuberculose bovine à la fin des années 2000 et elle a tout intérêt à conserver ce statut qui lui permet d’exporter ses produits d’élevage à travers toute l’Europe. D’autre part, le lobby des chasseurs reste influent dans notre pays et il est toujours délicat pour un élu de décréter la mise à mort du gibier (sangliers, cerfs, lièvre, etc.), même si celui-ci est également un réservoir naturel pour le bacille. En somme, le blaireau est victime de logiques financières et politiques et, contrairement à d’autres animaux plus emblématiques, il se trouve peu de monde pour s’offusquer du destin funeste qui lui est réservé dans l’hexagone et plus largement en Europe (la Grande-Bretagne a ainsi décidé une éradication à grande échelle de ce petit plantigrade trapu).
Il semble bien, en définitive, y avoir deux manières antagonistes d’appréhender le sauvage: entre protection et extermination, le curseur peine souvent à trouver le juste milieu.
Compte-rendu par Jérémy PASINI
Doctorant en géographie à Toulouse 2