Café géo : « Les géographes et la guerre d’Algérie », avec Florence Deprest (auteure de Géographes en Algérie 1880-1950, Belin) et Armand Frémont (auteur de Algérie El Djazaïr, carnets de guerre et de terrain d’un géographe), le mardi 18 décembre 2012, de 19h30 à 21h30, au premier étage du Café de Flore, 172 bvd Saint Germain, 75006 Paris, M° Saint-Germain.
Présentation par Michel Sivignon,
Animé par Florence Deprest, Professeure à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et par Armand Frémont, recteur de Grenoble puis de Versailles.
Compte rendu de : Judicaëlle Dietrich
Présentation : Des géographes français et l’Algérie colonisée : entre histoire et mémoires
A l’occasion de la célébration du cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, deux générations de géographes se rencontrent pour interroger les relations des géographes français avec la colonisation de l’Algérie.
Appartenant à la « génération 1930 », Armand Frémont et Michel Sivignon furent, dans le cadre de leur service militaire, officiers pendant la guerre d’Algérie (1954-1962). Ils témoignent de l’expérience d’une double confrontation : celle de jeunes hommes avec la guerre, mais aussi celle de jeunes géographes avec les réalités d’une société et d’un territoire colonisés. A son retour, Michel Sivignon signe un article sur les conditions de vie des nomades dans les hautes plaines du sud-ouest algérien. En 1982, Armand Frémont publie des extraits de ses carnets de guerre qui constituent un témoignage resté unique en son genre.
Appartenant à la fin de la « génération 1960 », Florence Deprest situe ses recherches d’histoire et d’épistémologie de la géographie dans le contexte d’un renouvellement de l’historiographie des empires et des savoirs en situation coloniale (’Science Studies’ et ’Colonial Studies’). Elle propose de mettre au jour les logiques contradictoires au cœur des savoirs universitaires et de dévoiler ainsi les visages multiples de la domination coloniale à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
Entre temps long et temps présent de l’histoire, cette rencontre nous invitera à réfléchir aux conditions concrètes dans lesquelles les regards géographiques se façonnent.
Florence Deprest
Compte rendu :
Pour ce dernier café de l’année 2012, Il a été décidé de revenir, à l’occasion de l’anniversaire des accords d’Evian, sur la guerre d’Algérie et la place des géographes dans cet espace, dans un contexte spécifique, se rappelant le slogan de Gilles Fumey, « faire de la géographie autrement ». L’objectif de ce café est ainsi de revenir le cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie, le 5 juillet 1962.
D’emblée Michel Sivignon rappelle qu’il est un « ancien d’Algérie », tout comme Armand Frémont. Les intervenants sont en effet tous impliqués, directement, ou indirectement (le père de Florence Deprest est aussi passé par là, et les conversations ont marqué l’enfance de celle-ci).
L’intervention de Florence Deprest en lien avec son ouvrage récent permettra de contextualiser ce rapport entre les géographes et l’Algérie et présente les termes de colonial et de postcolonial.
La question centrale que Michel Sivignon identifie pour ce café est la suivante : ce sont des événements qui concernent massivement la France pendant la période coloniale, et la décolonisation jusqu’en 1962 : comment ensuite sont-ils passés dans le discours scientifique et académique ? Comment s’insère, à notre insu, notre expérience personnelle dans ce discours-là ?
Les Carnets de terrain et de guerre d’Armand Frémont, au jour le jour, ont ainsi été repris par et pour une expérience professionnelle dans l’Algérie indépendante des années 1970 centrée sur l’Aménagement du Territoire. Comment peut-on faire passer une expérience personnelle latéralement dans le savoir académique ?
Dans la biographie d’Armand Frémont chez Wikipédia , sa bibliographie est complète… à l’exception des Baskets de Charlotte Corday, des « chroniques », qui n’ont pas d’ambition scientifique , mais plutôt littéraire. Dans Algérie Al Djazaïr, il reprend son journal quotidien pour en faire œuvre littéraire. Armand Frémont faisait déjà de la « géographie autrement » !
Florence Deprest ouvre son intervention sur un point scientifique : « Postcolonial », mot à la mode et terme ambigu, ne serait-il là que pour qualifier tout ce qui arrive après la colonisation ? Ce terme renvoie avant tout à des travaux, d’abord et surtout du monde anglophone en littérature et dans les sciences sociales, portant sur la construction des identités, des identités coloniales issues de la période des Empires donc du colonisateur et du colonisé en s’interrogeant sur la pérennité de ces constructions au-delà des Indépendances et de la colonisation. En effet, la société contemporaine reste marquée par ces représentations et pratiques.
Le préfixe « post- » identifie un moment colonial qui n’est pas terminé, car il perpétue ses représentations. La géographie y participe. Discipline qui s’est fondée au XIXème siècle, on récupère aujourd’hui un héritage de notions directement issues de ces périodes (comme les toponymes). Les études postcoloniales sont récentes, à partir des années 1990. Elles doivent se distinguer des mouvements anticolonialistes liés parfois à la critique marxiste mettant en valeur la dimension culturelle du fait colonial, ou à la dimension économique surtout.
Ces travaux actuels ont aussi des limites et la principale critique que l’on peut leur adresser est de construire aussi une essentialisation entre l’Occident et l’Europe (Edward Said invitait lui à déconstruire l’Orient) associant aussi le colonisateur et l’occidental. Mais ces études postcoloniales permettent de s’interroger sur la manière dont on peut mener la critique et jusqu’où. A la différence du monde académique anglophone, la France arrive seulement vers 2005 dans ce champ, et plutôt par les médias du fait des émeutes des banlieues.
En France se sont d’ailleurs exprimées des critiques violentes à l’endroit des positions anglophones, notamment Jean-François Bayart (IEP de Paris) qui évoque le « carnaval académique ». Une critique interne forte s’est aussi exprimée car l’étude est fondée sur l’analyse de textes et images par des chercheurs en sciences sociales qui sont acteurs, au cœur du questionnement. Les expériences de vie et stratégies cherchent à devenir plus complexes que les textes théoriques produits par les mondes coloniaux et métropolitains.
Qu’ont fait les géographes ? Ce sont des acteurs dans une situation complexe ; il n’y a pas d’attitude uniforme. Il faut prendre en compte la part de contingence dans les comportements, ce qu’ils font et ont pu faire vivre ou penser en le différenciant d’un discours impérial.
Les grandes idéologies de la supériorité européenne existaient mais jusqu’à quel point ont-elles participé à la production de la science ? Il faut prendre en compte d’autres facteurs économiques et politiques, ce qui est abordé dans l’ouvrage Elisée Reclus et l’Algérie colonisée. Béatrice Giblin et Yves Lacoste ont commenté ce chapitre : la complexité de l’analyse de Reclus par rapport à la colonisation le monde : les mouvements de populations qui s’inscrivent dans l’expansion coloniale sont une bonne chose pour le métissage et la diversité. Il relie à l’Algérie une conception utopique en imaginant que la colonisation pourrait permettre de renouer avec le fil méditerranéen du métissage des civilisations. Ce serait donc une chance pour produire une nouvelle forme de « Méditerranée du progrès » vers une civilisation nouvelle. Parallèlement, il n’a pas été aveugle à la domination, il voit ces faits de hiérarchisation et de ségrégation spatiale. Il dépasse l’analyse de l’aliénation de la terre, des violences militaires et de la conquête coloniale en évoquant la violence civile (de la société civile) qui est en contradiction avec l’idée de bien se mélanger. Un élément n’est pas résolu : si les Européens vont dans ces terres colonisées, ils prennent bien la terre de quelqu’un… Chez Reclus comme pour d’autres penseurs, ils estiment la surface terrestre comme suffisante, mais qu’il faut se répartir mieux. Ce sont ici des conceptions très universalistes… alors que Reclus est anarchiste : la terre est à tout le monde, à partager afin que tout le monde ait droit à la joie et au pain.
Florence Deprest pose alors son analyse de la période coloniale et du positionnement de la géographie, ou plutôt des géographes. Dans certaines théories portant sur la question de l’identité européenne, on peut avoir l’impression d’une histoire révisionniste de la domination coloniale. Cependant, il faut interroger la diversité des situations et des postures des géographes afin de comprendre leur rôle dans la construction du savoir géographique : y a-t-il eu une géographie au service du pouvoir ? Une géographie « mauvaise » et une autre « pure » qui aurait été exempte de ces relations douteuses avec l’Empire : c’est une fausse idée. Paul Vidal de la Blache et Jean Brunhes ont eu un lien avec l’Empire. Il n’y a pas eu une géographie coloniale mais plusieurs géographies qui évoquent des enjeux politiques, différents, contrastés dans ces géographies. Il n’y a pas d’anticolonialisme opposé à la colonisation mais des visions de l’empire, des sujets de l’empire, de la citoyenneté dans l’empire. On pose ici des questions qui ne font pas l’unanimité, entre assimilation républicaine et gouvernement du protectorat mettant en lumière des enjeux politiques différents. Mais quid de la science dans l’institution ? Il faut identifier les enjeux épistémologiques importants pour la discipline au-delà des permanences vidaliennes. Les débats théoriques de l’époque montrent une plus grande complexité que notre vision arasée par la période de la décolonisation et l’anticolonialisme. Il faut éviter une entrée trop caricaturale de la période coloniale dans la géographie française.
Pour conclure, on part d’un postulat que nous sommes tous des sujets postcoloniaux, car on mobilise des pratiques et représentations (principalement à notre insu) issues de ce moment. Mais qu’est ce que cela nous fait ? Qu’est ce que cela détermine dans notre identité par reproduction à l’identique des faits de domination ? Comment le combattre dans ce cas ?
L’expérience postcoloniale est une relation personnelle. « Je reviens sur une anecdote personnelle : enfant, j’ai eu un cours à l’école primaire sur l’histoire de l’antiquité romaine. Mon père alors me confie une petite boite jaune de diapositives à apporter en classe, avec quantité de photos de villes romaines avec les caractéristiques habituelles : l’amphithéâtre, le portique, … sous un ciel bleu azur. Nous sommes à Djemila, cité que mon père avait visitée quand il a été appelé du contingent en Algérie. » Il y a ici une mémoire seconde à cette histoire. Florence Deprest précise qu’elle n’est pas une enfant du silence qui aurait découvert à 40 ans que son père avait fait la guerre d’Algérie : chez elle, elle a entendu beaucoup de récits sur la guerre. Pourtant ce n’est pas par là qu’elle est arrivée à s’intéresser à ce sujet scientifiquement. Elle est arrivée à interroger cette question par l’épistémologie, via Braudel et l’histoire des savoirs géographiques… en s’appliquant à arrêter son travail avant la guerre (jusqu’en 1950).
D’après Florence Deprest, il faut prendre ce terme de postcolonial au sérieux, mais pas le construire comme facteur surdéterminant du présent. Ce n’est pas une évidence (à la différence de ce que défendent les courants militants).
Armand Frémont prend la suite. On est parti du postcolonial pour arriver à la fin du colonial. Cette réflexion postcoloniale est arrivée 50 années plus tard.
Ce qu’il évoque ici c’est son témoignage sur la guerre d’Algérie qu’il a connue brièvement étant déjà géographe (agrégé). Il avait obtenu tous les sursis possibles mais a dû partir dans l’année 1958, alors que la guerre était loin d’être terminée. Il est donc arrivé à 26 ans, sous lieutenant (EOR élève officier de Réserve) et chef de poste dans les hautes plaines constantinoises entre Constantine et Batna. Il avait ainsi la responsabilité civile et militaire d’un douar composé de plus de 2000 personnes dans de hautes plaines étendues et a fait face à un triple choc :
– le choc de la guerre qui ne dit pas son nom en France, minimisée sauf par quelques acteurs politiques ;
– le choc du profond dépaysement, depuis son petit coin de Normandie, même si le service militaire et les études à Paris lui avait fait connaître autre chose que Saint-Laurent de Brèvedent ;
– le choc de la pauvreté : la situation de certains FSNA (Français de souche Nord-Africains) vivant dans un dénuement considérable… avec d’importants contrastes au sein de la population française d’Algérie (il y a aussi d’importantes classes moyennes et quelques riches).
Il a donc effectué 28 mois de service dont 8 en Algérie, il a été envoyé en Allemagne le reste du temps (avant et après). Dans l’ensemble, il ne s’est pas senti en position de combattant sauf quelques occasions difficiles et douloureuses, mais toujours dans une situation de petite insécurité permanente. Dans sa zone, il n’y avait pas de fief de katiba algérienne mais pas trop loin. Du fait de son statut, il a pu faire venir son épouse et son jeune fils installés à 30 km. Que faire donc pendant 8 mois… il est géographe de formation ; parmi les grands maîtres de l’époque à Paris, deux personnages sont à relever : J.Dresh, le critique acerbe, géomorphologue, très dur sur la colonisation et J.Despois, plus classique. Lui, Armand Frémont, déclare que son maitre à lui c’est Pierre George, le géographe critique. La guerre, on la faisait avec des matériels américains, comme 15 ans auparavant en Normandie : on avait donc des carabines américaines. Parallèlement, Armand Frémont était investi d’un « pouvoir », d’une possibilité de connaître une population, occasion rare : il pouvait interroger tous les gens, visiter toutes les mechtas, et possédait un fichier et la carte d’identité de chacun. Armand Frémont déclare alors qu’il disposait d’un « pouvoir géographique » exceptionnel (cela dit avec cynisme) où il pouvait regarder, observer autant que possible « ses honnêtes ouailles », lui permettant alors de faire du « Despois amélioré », une forme de géographie sociale (qui n’existait pas encore).
Armand Frémont a pu entre autres parcourir une « zone interdite » (on tire sur tout ce qui bouge sans sommation… Il n’aura pas à le faire) autour de Sebra où de nombreuses mechtas sont installées ; il y a notamment 2 fermes coloniales : une est occupée par Armand Frémont car le colon est parti, la deuxième est occupée par un colon et défendue par une tourelle et deux militaires en armes. La situation est complexe car la population est très pauvre dans le douar (Armand Frémont écrira plus tard un article à ce propos dans la revue Méditerranée)… Michel Sivignon partage lui aussi ce choc. Une autre chose qui a marqué Armand Frémont c’est la beauté du pays, de cette nature aride, qu’il ne se lassera pas de contempler depuis le haut du djebel, et la beauté des gens dans cette extrême misère : les femmes qui vont chercher de l’eau, les vieillards qui discutent provoquaient une grande émotion.
La deuxième chose qu’Armand Frémont va apprendre, avant le livre d’Yves Lacoste à ce sujet (et qui lui permettra de publier chez Maspéro ses carnets), c’est la géopolitique de la guerre « subversive », psychologique où l’on voit peu son adversaire, jamais de front, alors qu’il est partout, et ce à plusieurs échelles :
– Au plan local : poste chargé du quadrillage : quadriller au mieux l’ensemble du territoire. C’est l’emploi ici d’un terme militaire : à cette échelle Armand Frémont contrôle la population, peut les aider un peu (assistance médicale gratuite) et s’applique au jeu de cache-cache avec le FLN. Dans le douar, il y a en effet un comité des cinq du FLN chargé de représenter ce territoire au sein du FLN (la partie civile, à différencier de l’ALN, la branche armée). Ces cinq personnes (avec l’adjoint, le garde champêtre qui règle les problèmes locaux, et les 2 assesseurs supplémentaires dont un est responsable de la liaison avec le FLN), on connait leur nom et leur famille mais on s’applique à ne pas les rencontrer de visu. Globalement Armand Frémont contrôle le douar le jour, le comité des Cinq, la nuit ! Ne pas faire de généralisation, cette stratégie de cohabitation ne s’est pas passée comme cela partout ni tout le temps. Mais c’était le cas de ce douar pendant ses 8 mois sur place.
– Au dessus du douar, on passe à l’échelle de la région, plus vaste. Pour l’ALN-FLN, c’est la grande wilaya (organisation militaire clandestine). La wilaya 1 rassemble l’Aurès et ses contreforts Nord (où la rébellion a commencé) ; au sud la wilaya 3 regroupe la Petite Kabylie contrôlée par le FLN et l’ALN. Le douar d’Armand Frémont était sur la zone de passage entre ces deux wilayas pour les relais entre la wilaya une et trois. Ce sont des points que Armand Frémont apprend progressivement : lors d’une mission, son unité est tombée sur une rencontre entre la wilaya une et trois, ce qui a provoqué un accrochage d’une demi journée.
– Les deux grandes opérations auxquelles Armand Frémont a participé étaient en Petite Kabylie, beaucoup plus violente, durant l’automne 1959. C’est un moment tournant dans la guerre. Jusqu’alors le Général de Gaulle n’avait rien dit de clair sur l’Algérie, mais en septembre, il prononce le discours sur l’autodétermination, un choc qui ébranle tout le monde et qui se ressent pour ceux qui sont sur le terrain.
Son expérience en Algérie lui a ainsi permis de visiter toute l’Algérie grâce aux missions. Et au-delà de la guerre, la relation avec l’Algérie s’est prolongée, car nostalgique de cette région du Maghreb, il a réalisé sa thèse secondaire en Tunisie, sur le Djebel de Siliana. Il n’a pas osé retourner en Algérie. C’est un bon souvenir où le responsable local lui a montré comment ils se plaçaient pour voir arriver l’armée française afin de décider s’ils devaient se cacher ou lancer une attaque surprise.
En tant que Professeur à l’Université de Caen, des relations se sont tissées avec le ministère de l’éducation de l’Algérie indépendante, voulant développer une plus grande connaissance du monde algérien : à deux reprises avec un groupe d’une vingtaine d’étudiants, Armand Frémont a donc pu retourner en mission de terrain en algérie pendant un mois et demi (en Grande Kabylie) avec Marc Côte. Il travaillera aussi à la nouvelle université de Constantine construite par Niemeyer et présidera le premier DEA de géographie de Constantine (« … très postcolonial ! » dit-il).
Armand Frémont rappelle alors que son collègue Marc Côte a rédigé L’Algérie ou l’espace retourné, un véritable outil géographique pour analyser les situations coloniales et postcoloniales qui remerciait les collègues algériens de prendre le relai de la formation universitaire en Algérie.
Armand Frémont, dans son ouvrage, propose ainsi un témoignage sur une période de guerre de huit mois, où il n’y a « rien d’héroïque ni d’infâmant » où il observe que les positions qu’on a pu avoir pendant cette guerre sont très variables, selon les orientations et les hasards… sachant qu’il était dans une région qui n’était pas quotidiennement dangereuse comme dans d’autres régions, et en tant que sous-lieutenant un peu moins exposé. Michel Coquery, a effectué son service militaire à Oran, au service de cartographie en Algérie où il écrivit un des très rares textes de géographie sociale sur une ville de la fin de la période coloniale. Il a fallu surtout s’adapter en passant par des positions différentes en gérant l’école, le sport, la propagande. Ainsi, il n’a pas du tout vécu ce qu’a pu connaître Antoine Prost, historien qui a dû faire face à des conditions très difficiles. Ainsi, dans ses carnets il n’essaye pas de présenter « sa guerre » mais « sa géographie pendant la guerre ».
Michel Sivignon souhaite revenir pour conclure sur deux anecdotes en particulier qui sont au cœur des interrogations soulevées ce soir:
Michel Sivignon a passé la plus grande partie de son séjour en Algérie dans une SAS (Section Administrative Spéciale) où il était sous-lieutenant. Cette SAS contrôlait un vaste territoire de 2500 km carrés sur les Hautes Plaines (environ 1000 m d’altitude entre Tiaret et Aflou. Des touffes d’alfa exploitées par la société l’Alfatière pour faire du papier et de l’armoise (le chih) pâturé par moutons et chameaux des semi-nomades qui vivaient là sous la tente. Lors de ses patrouilles à cheval dans ces hautes plaines horizontales, Michel Sivignon avait le sentiment de rester géographe, même dans ces circonstances très particulières. C’est pourquoi il avait entrepris des enquêtes sur la condition sociale de ces semi-nomades. Ce qui l’a le plus marqué, c’est la grande pauvreté de ces gens et le maintien de rapports sociaux de type féodal. Les structures sociales préexistantes étaient encore vivaces, surtout dès que l’on sortait des zones colonisées par les Pieds Noirs, et ce, même après 130 années de colonisation. On pouvait ainsi interroger qui on voulait depuis le haut de notre cheval avec un pistolet à la ceinture. Les conditions de collecte du document n’étaient pas celles du mémoire de maîtrise de Michel Sivignon, dans le Charolais ; mais dans la littérature académique, on était assez discrets sur les conditions de récupération des données des entretiens, pourtant issues ici d’un contexte particulier : la domination de guerre. Pour autant, Michel Sivignon est très heureux d’avoir pu même dans ces conditions appliquer ses connaissances géographiques.
La deuxième histoire remonte à l’époque où Michel Sivignon était assistant à Lyon. Maurice Le Lannou était responsable des manuels de géographie pour les collections scolaires de Bordas. Il avait alors demandé à Michel Sivignon de prendre en charge le chapitre introductif sur le devenir de l’Empire colonial, après la fin de la guerre d’Indochine, l’indépendance des Etats d’Afrique noire et pour finir l’indépendance de l’Algérie après celles de la Tunisie et du Maroc. Le titre du nouveau chapitre était « de l’Empire colonial à la coopération »
Il faut relever ici le rôle des manuels et des outils pédagogiques sur lesquels on pouvait s’appuyer (Pensons à l’importance de la carte de Vidal de la Blache avec la France et son Empire colonial en rose). Ces outils pédagogiques ont grandement contribué à populariser l’idée coloniale dans l’ensemble de la population. Le titre du chapitre était donc « De l’Empire colonial à la coopération », et on disposait d’illustrations anciennes. Ainsi, on avait dans la précédente édition la photographie d’un médecin blanc, derrière une table avec devant lui une file indienne d’enfants noirs en train de se faire examiner. L’éditeur lui a alors demandé : « n’auriez-vous pas une photo avec un médecin noir ? »… Nous n’en avions pas ; l’option choisie a alors été de découper l’ancienne photo et de coller la tête d’un médecin noir avec des lunettes (ça fait sérieux !)… Mais au cours de la retouche de la photographie, on a oublié de changer les mains, restées blanches !… aucune protestation ne nous est jamais revenue… «Le postcolonial n’est pas toujours visible ! » conclut Armand Frémont.
Vient alors l’heure des questions et échanges avec la salle
« Pouvez-vous revenir sur les mots ? Vous avez évoqué les termes de quadrillage, jeu de cache-cache, événements pour les élèves pendant une longue période… était-ce véritablement une guerre sans nom, ou une vue de l’esprit ? »
Politiquement, en France, le mot de guerre ne pouvait pas être prononcé à l’époque, rappelle Armand Frémont, car la guerre, c’est avec des pays étrangers, c’est le mot pour parler des conflits externes, et le dogme pendant cette dite guerre était que l’Algérie était française ; fait qui semblait être un absolu, jusqu’à la diffusion de l’idée d’autodétermination… un absolu, sauf, évidemment, pour les minorités. Pour les « pieds noirs » qui ne l’étaient pas encore, ce ne pouvait pas être la guerre. Armand Frémont précise que pour lui, c’est que qu’il identifie comme une guerre de deuxième génération du XXème siècle. Les officiers parlaient de « guerre subversive » ou « révolutionnaire », mais c’était une vraie guerre, où il fallait opérer un quadrillage, avec des grandes opérations de l’armée française auxquelles participaient des unités d’élite. Dès qu’une « bande de fellaghas » se trouvait dans tel ou tel Djebel, on organisait le bouclage de toutes les issues pour le ratissage (comme à la chasse) afin de les débusquer. Si ce n’est pas ça une guerre ?! C’est une forme de guerre. On parlait des « bandes rebelles », mais l’ALN avait une véritable organisation hiérarchique (copiée sur l’armée française)… mimétisme curieux d’après Armand Frémont. Sur le terrain, c’était l’évidence qu’il s’agissait d’une guerre, sauf pour une bonne partie des Pieds Noirs qui presque jusqu’au bout ne voudront (ou ne pourront) ouvrir les yeux. Pour eux, c’était comme une « suicide collectif culturel ». Alors que la famille d’Armand Frémont arrivait par avion, il avait pris la voiture de service pour aller les chercher (il faut savoir que l’armée en temps de guerre est plus cool que l’armée en temps de paix). Alors qu’il faisait un tour en voiture, il découvre avec stupeur un groupe de gens heureux sur une terrasse en bord de mer, des Français d’Algérie à quelques kilomètres de la péninsule tenue par l’ALN où flotte le drapeau algérien… un samedi soir au soleil !
Mais, concrètement, le mot de « guerre » à la place d’« événement » a été avalisé officiellement beaucoup plus tard : il a des implications financières avec la reconnaissance des anciens combattants et les pensions à payer. Ce fut pour cela une véritable bataille politique et une reconnaissance symbolique, rajoute Florence Deprest, nécessaire pour les 30 000 Français morts… qui ne seraient morts que pour ou par des « événements »… Armand Frémont ajoute que avec le terme d’« événement » permet de rester dans une situation où on n’est pas en guerre, donc on peut modifier à l’envie le service militaire par simple décision ministérielle et non par vote du Parlement. Sa durée de 18 mois a pu ainsi régulièrement et légalement être prolongée jusque 28 mois.
« Quelles sont les informations que l’on vous transmettez avant de partir en Algérie ? Y avait-il des journées de formation, conférence où certains imaginaires géographiques étaient transmis ? »
Il y a avait en effet une formation qu’Armand Frémont a reçu mais en tant qu’officier, tout comme Michel Sivignon. Cela n’existait pas pour le contingent. Il y avait en particulier une initiation théorique et des transmissions d’expériences sur la « guerre psychologique » pendant quelques jours (une quinzaine de jours peut être). Il y avait aussi des exposés sur « le plan de Constantine », c’est-à-dire sur l’effort économique et social de la France. La formation géographique des militaires existait déjà : on fabriquait des manuels dès 1830 avec la géographie connue du pays, datant d’un siècle, grâce aux récits de voyageurs. Pour tout officier de l’armée, il y avait donc une compilation des savoirs scientifiques (voir Philippe Boulanger). En Indochine, il y avait des notices pour savoir sur qui s’appuyer localement qui étaient contre les Viets. En Algérie, le jeu entre Arabes, Kabyles, Berbères n’a pas été inventé par les militaires mais largement exploité par ces derniers, notamment au Maroc. Armand Frémont se rappelle que dans « son » douar, il y avait surtout des berbérophones et quelques arabophones.
Daniel Oster interroge alors sur le rôle du clivage entre colonial et postcolonial dans la géographie de l’Algérie. On pense alors à « l’espace retourné » (expression de Marc Côte) : la littoralisation amorcée pendant la période coloniale s’est poursuivie dans la période postcoloniale avec la mondialisation. Mais cela dépasse la littoralisation. Ce renversement peut se voir à toutes les échelles, à l’échelle du village où le nouveau plan s’impose par-dessus l’ancien.
Florence Deprest rappelle aussi qu’à l’échelle régionale, il n’y a pas de domination du littoral mais bien une articulation entre les différents espaces : un système organisé et non une polarisation totale sur le littoral. Chaque région a son importance dans le commerce et on observe d’importants transferts de marchandises et d’alimentation. Au XIXème siècle, un texte relève l’importance du Sud pour les dattes, majeures dans l’alimentation locale. Alors que pour les Français, la datte n’a pas de rôle. Ainsi, il y a projection d’autres références comme le grenier à blé, le Sud devient alors une périphérie. La question ici c’est celle de l’exploitation de la région en fonction des besoins des colonisateurs. On récupère alors des catégories, comme le Sahara (un autre monde), ou les hautes plaines, inventées afin de les différencier du Tell exploitable. De nouvelles régions émergent comme les hauts plateaux(ou hautes plaines) où l’on pense que la culture céréalière est possible, à moins d’en faire un pays du mouton (à l’australienne). Il faut ainsi repenser les catégories de colonisation de peuplement et d’exploitation. Il y a des phases et des chronologies spécifiques où l’on utilise les mêmes mots mais dont le contenu change.
Maryse Verfaillie demande à revenir sur la situation des minorités non arabes du Maghreb (ou non musulmanes) : « y a-t-il une voix pour ces minorités dans les géographies d’aujourd’hui à côté de la voix du sentiment arabe ? Y a-t-il des géographes berbères qui travaillent sur la guerre ? Ces Berbères qui ont soutenu les Français car ils pouvaient aider à les débarrasser des colons arabes (certains parlent de double colonisation) ».
Florence Deprest avoue ne pas savoir s’il y a des géographes berbères en tant que tels. Mais des politiques, oui, certainement, notamment pendant la période coloniale. Il y a des tribus qui s’expriment fortement contre le pouvoir français pendant la Commune ; beaucoup seront déportés en Calédonie. Charles Robert Ageron parle du « mythe kabyle » déployé par le lobby colonial français : le monde kabyle a été identifié comme isolat et meilleur allié de la République, mais c’est une vision très française, qui fonctionne bien chez Reclus notamment. Dès les années 1870, il voit chez eux, d’un point de vue anthropologique, un groupe imaginé, originellement méditerranéen et moins islamisé, qui ressemblerait en plus à une « commune libertaire » avec la famille et la tribu. Reclus est fasciné par cette communalité, communauté libertaire, qui forcément serait donc plus à même de s’insérer dans le modèle progressiste de l’époque. Aujourd’hui, il faut nuancer. Il ne faut pas oublier qu’un grand nombre de harkis (qui sont loin d’être tous berbères) connaissaient aussi des difficultés sociales et économiques importantes. L’engagement dans l’armée c’était aussi le moyen pour eux d’assurer un revenu et des moyens de subsistance. Ce n’est pas qu’un choix de loyauté envers la France. Il y a aujourd’hui un mouvement fort qui défend la berbérité en Algérie qui dépasse les frontières : à Paris, on voit se multiplier les restaurants valorisant leur identité kabyle pour se différencier de l’identité arabe. C’est aussi un moyen d’exploiter cette sympathie française.
Armand Frémont revient sur la situation complexe pendant la guerre. Il n’y a aucun doute sur l’engagement massif des Kabyles dans la guerre, et les Wilayas kabyles faisaient partie des plus dures, comme les Chaouias, qu’on disait « tous dans la rébellion ». Quant aux officiers de renseignement liés à la torture (terme qu’Armand Frémont n’hésite pas à employer afin de le dénoncer, précise-t-il), ils ne torturaient pas les vieux Chaouias, car on n’en tirait rien !
Mais dans l’introduction de l’ouvrage de Florence Deprest, on peut lire que Despois déclarait que « l’ordre colonial est l’ordre naturel » en le reliant à la notion de genre de vie. Qu’est ce qui dans la géographie traditionnelle où on utilise beaucoup cette notion de « genre de vie » et d’où procède l’idée d’une adaptation sur la longue durée permettant la mise en place d’une organisation socio-économique serait une justification de la colonisation ? Despois défend ainsi l’idée que si les Européens sont dans le Tell, comme ce qui est visible dans les manuels scolaires, c’est parce que nous (les Européens) sommes les héritiers des Romains. C’est ce que ces manuels transmettent en accordant une place importante aux illustrations avec les amphithéâtres romains et autres ruines de l’époque. Ce serait donc une adaptation retrouvée à un milieu naturel. Le colon serait ainsi un créateur d’un nouveau genre de vie, qui apparaît chez Despois comme positif.
Florence Deprest identifie ainsi différents registres de la géographie : l’enseignant dans le secondaire transmet un savoir revisité par rapport au savoir académique/universitaire, qui peut s’apparenter à de la propagande. Les programmes sont en effet des décisions très politiques.
La salle réagit au terme de propagande… pleine d’enseignants d’histoires-géographies, plusieurs expriment leur indépendance pédagogique dans leur enseignement, ne comprenant pas les propos de Florence Deprest qui rappelle qu’enseigner le « développement durable » ou « la compétitivité », mais aussi l’Europe (Armand Frémont participait à la création de programme et Jack Lang alors ministre lui demandait alors de ne pas oublier ce point spécifique). Ce sont bien des évolutions répondant à une demande sociale spécifique par les politiques. Elle évoque ainsi un colloque de l’APHG en Sorbonne où Benjamin Stora présentait comment enseigner les « événements d’Algérie » où il distinguait deux éléments dans la pratique de l’enseignant qui doit jouer entre 1. ce qu’il sait et 2. ce qu’il sent tout en s’appuyant sur des manuels (exemple, ceux de Jacques Marseille).
Une enseignante dans la salle rappelle aussi que s’appuyer sur les documents des manuels du secondaire n’est pas toujours aisé. En effet, les textes sont remplis de […] pour des questions de compréhension des élèves : on supprime des mots voire des bouts de phrases, on remplace des termes par d’autres plus simples, … mais ces pratiques excessives ôtent la logique de l’écriture et limitent l’analyse du document source.
Compte rendu rédigé par Judicaëlle Dietrich