Il existe des gilets de différentes couleurs ! Les « gilets verts » veulent conjuguer justice sociale et urgence écologique (https://www.herault-tribune.com/). Un exemple de débat citoyen où les géographes ont leur mot à dire.
Bien sûr, il y a eu des géographes qui, par le passé, n’ont pas hésité à sortir de leurs universités pour prendre parti sur les grands problèmes politiques ou sociaux de leur temps. Mais constatons que l’époque actuelle est bien plus propice à la participation des géographes aux grands débats citoyens qui portent sur les questions politiques, les mouvements sociaux, la mondialisation, le développement durable, les fractures territoriales…
Nous y voyons plusieurs raisons. Tout d’abord, la discipline a effectué sa mue en adoptant les habits complexes d’une science sociale vivante, en perpétuelle évolution, sans pour autant abandonner son regard particulier sur le monde qui nous entoure. Il est vrai qu’elle a été aiguillonnée par le dynamisme d’autres sciences sociales telles que la sociologie, l’histoire, l’économie, et bien d’autres encore, pour rendre compte des faits sociaux à partir de leur dimension spatiale, ce qui constitue son ADN ou plutôt sa « marque de fabrique ».
Une autre raison tient à la multiplication des lieux d’expression et de confrontation des idées où les géographes, à l’instar d’autres intellectuels, peuvent utiliser leurs compétences pour éclairer à leur manière tel sujet d’actualité ou telle grande question « sociétale ». Les émissions d’information/débat à la radio et à la télévision, les chaînes d’information en continu, la multiplication des tribunes dans la presse écrite, l’essor formidable des blogs et des diverses ressources électroniques, tout cela donne une idée de l’énorme potentiel de réflexion mis à la disposition des citoyens, pour le meilleur et… le pire !
Il nous semble qu’une troisième raison joue un rôle essentiel dans la participation accrue des géographes aux débats citoyens. L’aspect spatial ou territorial n’aurait-il pas été négligé jusque-là ? Nos sociétés contemporaines ne sont-elles pas en train de découvrir l’importance de l’espace pour penser la France, l’Europe ou le monde ? Prenons un exemple. Quoi que l’on pense de la valeur des travaux de Christian Guilluy, il est certain que ce dernier a incontestablement popularisé l’analyse géographique en abordant les problématiques politiques, sociales et culturelles de la France contemporaine par le prisme du territoire. Les médias ont servi de relais efficace à la diffusion de ses travaux et notre géographe ne s’est pas fait prier pour donner son opinion sur les conséquences politiques du clivage entre la France d’en haut et celle d’en bas. D’autres géographes sont intervenus récemment dans le débat sur le mouvement des « gilets jaunes » en mettant en valeur les fractures territoriales de la France même si les réalités observées s’avèrent bien plus complexes que ce qui est affirmé ici ou là. (http://cafe-geo.net/bannir-simplismes-et-caricatures-pour-comprendre-le-mouvement-des-gilets-jaunes/).
Voyons maintenant trois exemples de débats citoyens actuels auxquels les géographes français participent.
Les crues et les inondations
La géographe Magali Reghezza-Zitt, membre du Conseil Scientifique de l’AFPCN (Association française pour la prévention des catastrophes naturelles), a publié une tribune dans le quotidien Libération du 2 janvier 2018 sous le titre « Crue parisienne, catastrophe nationale » (https://www.liberation.fr/debats/2018/01/28/crue-parisienne-catastrophe-). Elle y écrit qu’ « une crue de la Seine semblable à celle de 1910 serait une catastrophe pour les Franciliens, mais aussi pour l’ensemble des Français ». Pour elle, ce risque doit être une priorité politique. Fréquemment invitée sur les plateaux de télévision, elle donne son avis d’experte pour une meilleure compréhension des événements climatiques mais sa formation de géographe lui permet aussi de mettre en relation différents domaines de compétence et donc d’intégrer les éléments environnementaux dans une chaîne de causalité systémique.
« Les pays qui ont pris à bras-le-corps des menaces analogues l’ont tous fait après des catastrophes particulièrement traumatiques. Plutôt que d’attendre la «crue du siècle» et de lancer l’éternelle recherche de coupable a posteriori, plutôt que de critiquer le travail réalisé par ceux qui se battent dans l’ombre pour protéger nos concitoyens, ne pourrait-on pas enfin lancer un débat national public sur le sujet ou a minima, sur la question des catastrophes naturelles liées aux inondations qui menacent potentiellement 1 Français sur 4 en métropole? Sans volonté politique forte, associant les acteurs locaux, régionaux et nationaux, la crue centennale de la Seine restera un marronnier médiatique, et le problème entier. » (Magali Reghezza-Zitt, Libération, 28-1-2018)
Magali Reghezza-Zitt est un bon exemple de ces géographes qui ne se contentent pas de décrire et d’expliquer des phénomènes environnementaux, parfois complexes, et qui n’hésitent pas non plus à donner leur avis pour une meilleure prise en compte des risques climatiques, notamment en terme de gestion et de choix politiques.
Les flux migratoires
Le pacte de Marrakech a été adopté le 10 décembre 2018 par l’Assemblée générale des Nations Unies. Ce pacte mondial « pour des migrations sûres », non contraignant, semble bien modeste pour assurer la protection des droits des migrants. Néanmoins, il a libéré de nombreux fantasmes et suscité l’ire d’hommes politiques stigmatisant « le laxisme, la naïveté et le danger » de cet accord qui contournerait la démocratie et menacerait la souveraineté de la France (selon Bruno Retailleau, président du groupe Les Républicains au Sénat, Un message laxiste, naïf et dangereux, Le Monde, 18 décembre 2018).
De son côté, le géographe Julien Brachet (Institut de recherche pour le développement, et Université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne) pense que « le pacte de Marrakech doit être considéré en dehors de toute idéologie et de toute politisation de la question migratoire ». Il affirme la nécessité de « s’entendre sur les mots et sur la mesure de la situation présente » pour mieux saisir « le sens de cette déclaration ainsi que ses silences ». Dans sa tribune Migrations, fantasmes et contre-vérités (Le Monde, 18 décembre 2018), il examine les questions de la validité scientifique et des différences d’opinion relatives aux migrations internationales à la lumière du débat entre Stephen Smith et François Héran autour de l’idée de « ruée vers l’Europe ». Pour le premier, la croissance démographique du continent africain va entraîner des migrations massives de populations à destination de l’Europe. Pour le second, la proportion de la population européenne d’origine africaine en 2050 ne sera que d’environ 3% à 4% (contre 25 % selon Stephen Smith). Julien Brachet estime que la projection de S. Smith est invraisemblable au regard de l’état actuel des connaissances scientifiques sur les migrations africaines. Comment expliquer alors le succès de cet auteur (nombreux prix, succès de librairie, forte exposition médiatique) ? Pour J. Brachet, la théorie de la ruée vers l’Europe, en dehors de tout vernis scientifique, plonge le lecteur de l’ouvrage (Stephen Smith, La ruée vers l’Europe, Grasset, 2018) dans un imaginaire anxiogène en expliquant sans ambages que « l’immigration massive de jeunes Africains n’est ni nécessaire ni utile ».
Le rappel de cette polémique hexagonale permet au géographe d’affirmer que « la connaissance des faits qu’appellent de leurs vœux les signataires du pacte de Marrakech est une chose », mais que « leur interprétation – jamais neutre – est une autre ».
« Car c’est bien la question des idéologies et de leur légitimation qui est en jeu. Ce qui rappelle les difficultés qu’ont les sciences sociales à imposer dans l’arène médiatique et politique des arguments sérieux sur des sujets complexes et sensibles. » (Julien Brachet, Le Monde, 18-12-2018)
Cette dernière phrase nous fait penser au commentaire d’un des deux intervenants d’un café géographique qui s’est tenu à Paris au Café de Flore mardi 18 décembre sur Israël, sujet « complexe et sensible » s’il en est. Ce café géographique particulièrement réussi s’est nourri des analyses contenues dans le livre des deux intervenants (Julieta Fuentes-Carrera, Philippe Subra, Israël. L’obsession du territoire, Armand Colin, 2018). Or, ce livre qui a développé l’idée incontestable d’une stratégie territoriale basée sur une même politique d’aménagement du territoire depuis plus d’un siècle, c’est-à-dire depuis les premières implantations sionistes jusqu’à aujourd’hui, n’a eu qu’une faible exposition médiatique pour les mêmes raisons qu’ a évoquées J. Brachet au sujet des migrations internationales.
La justice spatiale
Le géographe Jacques Lévy a récemment coécrit un ouvrage sur la justice spatiale (Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille, Ana Povoas, Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste, Éditions Odile Jacob, 2018). Ce livre montre comment s’est constituée durant les dernières décennies une relation inédite entre justice et espace déterminant des enjeux essentiels de nos démocraties. L’urbanisation est-elle porteuse d’injustices ? Comment répartir les services publics sur le territoire ? Comment penser le découpage administratif pour davantage de justice ? Voilà quelques questions qui invitent à réfléchir aux solutions possibles dans une approche participative. (https://www.espacestemps.net/articles/rawls-reloaded-de-la-justice-a-la-justice-spatiale/)
L’actualité la plus récente a rattrapé les problématiques abordées dans ce livre. Le mouvement des « gilets jaunes » a suscité un déferlement médiatique tel que de nombreux intellectuels ont proposé leurs analyses pour expliquer ce phénomène. Dans ce contexte, Jacques Lévy a été sollicité, parmi d’autres, pour montrer la capacité de la géographie à éclairer une situation politique.
« C’est comme si, après vingt-cinq ans de changements qui pouvaient sembler limités ou tangentiels, la France se réveillait avec une autre géographie du politique, non plus thématique mais généraliste. C’est cette géographie qui va, pour un temps au moins, servir de référence et de point de repère à toute la vie politique.
On peut considérer que les États-Unis ont anticipé cette évolution depuis une quinzaine d’années. (…) Dans les deux élections remportées par George W. Bush, dans les deux suivantes remportées par Barack Obama (2008 et 2012), comme dans celle de 2016 qui a vu la victoire de Donald Trump, on retrouve le même violent contraste : d’un côté, un ensemble de grandes villes, avec leur centre et leurs banlieues proches, où le candidat démocrate obtient souvent 80% des voix, parfois davantage ; de l’autre, une vaste nappe continue reliant tous les gradients d’urbanité faibles ou très faibles, avec une proportion exactement inverse de soutiens au champion républicain, quel qu’il soit. » (Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille, Ana Povoas, Théorie de la justice spatiale, Éditions Odile Jacob, 2018)
J. Lévy évoque souvent la difficulté pour les chercheurs d’étudier un mouvement aussi composite que celui des « gilets jaunes », même si les cartes et les statistiques conduisent à certaines conclusions sur les origines du mécontentement, en particulier les problèmes de mobilité et la question de sa place dans la société. Et cela d’autant plus que la posture de défiance caractérise la société française contemporaine. (https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/la-carte-et-les-territoires-de-la-colere)
Pour J. Lévy, face à l’inégalité des territoires, de nouvelles libertés géographiques sont possibles. Il estime que la seule condition pour une meilleure répartition des richesses réside dans l’implication des citoyens : la définition du juste ne se décrète pas, c’est aux citoyens d’en délibérer.
Désormais, la géographie s’invite fréquemment dans le débat public pour aborder à sa manière les grands enjeux de nos sociétés démocratiques à la recherche d’une meilleure cohésion. Et nous nous en félicitons car cela passe aussi par la réflexion territoriale.
Daniel Oster, décembre 2018