Présentation par Marie REDON, Maitresse de Conférence en géographie, Université de Sorbonne Paris Nord (anciennement Paris 13), co-auteur de Géopolitique des jeux d’argent (Cavalier Bleu).

Ce Café Géo a eu lieu le mercredi 20 mars 2019 à la Brasserie des Cordeliers à Albi à partir de 18h30.

 

Présentation problématique :

S’il existe depuis longtemps des travaux de recherche sur les jeux en histoire, en sociologie ou encore en anthropologie, à la fois du côté de la pratique culturelle et du rapport au risque généré par l’addiction, en géographie, les études sur les jeux se sont développées ces dernières années sur le thème des jeux vidéo, des jeux de plateau et des jeux dits institutionnels (tarots, bridge, échecs) avec des géographes comme Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat.

Lorsque de l’argent est misé, la possibilité du gain vient se mêler au plaisir du jeu et la pratique ludique devient un secteur d’activité économique à part entière. Ce secteur est organisé différemment selon les pays considérés, de manière plus ou moins contrôlée et formelle, mais existe dans nombre d’États avec une importance croissante. A l’heure où les jeux en ligne se développent, où les téléphones portables permettent de miser et où les paris sont mondialisés, les jeux d’argent interrogent la question de la souveraineté puisque ce secteur est censé être contrôlé par l’État. Comment s’articulent les relations entre Etat et jeux d’argent dans des contextes aussi différents que la France, Haïti, le Timor oriental et le Bénin ?

Les jeux d’argent, dont la pratique relève parfois de l’aménagement du territoire (casinos) ou de la rente de situation (Macao), permettent d’analyser une autre forme de globalisation en mettant en évidence les flux monétaires et matériels qui relient les espaces des jeux. Et puis, derrière les jeux d’argent, c’est aussi tout un système de représentations et une sociabilité qui se lisent. Les mutations actuelles des jeux dits traditionnels (combats de coqs) et les politiques menées pour cibler de nouveaux publics, par exemple en Afrique de l’Ouest (femmes, jeunes) sont porteuses d’enseignement sur les rapports de domination et la circulation des normes et des modèles.

Des pistes de réflexions seront ainsi lancées pour montrer la richesse d’une lecture des jeux d’argent en termes de géographie politique.

Éléments de la présentation

Marie Redon, Maîtresse de conférences à Paris 13, membre du laboratoire Pléiade (7338) et membre associée du laboratoire PRODIG, travaille principalement sur la géopolitique des îles partagées. Elle s’intéresse également aux jeux d’argent et aux enjeux de géographie politique qui en découlent. C’est en répondant à un appel à projets du GIS jeu et sociétés, dont est partenaire la Française des jeux (FDJ), qui finance des recherches notamment en psychologie et en sociologie sur l’addiction, mais aussi sur les jeux à l’étranger, que Mme Redon s’est intéressée à cette thématique. En Haïti il y a plusieurs formes de jeux d’argent comme le combat de coq ou la loterie. Si les jeux en géographie ont commencé à être étudiés (jeux de plateaux, de société, vidéos), l’entrée des jeux d’argent rajoute une dimension financière immédiate qui lui a donné envie de creuser cette piste.

L’actualité est marquée par la mise en place du loto du patrimoine qui permet de faire financer soit la construction, soit la restauration des monuments anciens. Il est aussi question de vendre une partie de la FDJ qui est actuellement à 95 % étatique et donc de la privatiser. Le développement spectaculaire des paris sportifs est également à prendre en compte.

 

Une activité en marge ?

Les jeux d’argent sont, par différents aspects, en train de gagner du terrain alors qu’historiquement, il y a une méfiance à la fois morale, religieuse et philosophique envers ces jeux qui sont pourtant de moins en moins soumis à ces critiques. Cette activité des jeux est considérée comme en marge dès l’antiquité. Aristote compare le joueur au « pillard » et au « brigand » : « Le joueur, le pillard et le brigand rentrent dans la classe des parcimonieux par leur solide amour du gain, car c’est en vue du gain que les uns comme les autres déploient leur habilité et endurent les pires hontes » (Ethique à Nicomaque, livre IV, 3, p. 191-192). Ensuite, il y avait une condamnation très forte au Moyen-Âge parce que le jeu de hasard procède d’un usage illégitime de la providence divine, c’est à dire que l’on joue avec ce qui relève de Dieu. Celle-ci s’est traduite en France par des interdictions royales constamment renouvelées jusqu’au XVIIe siècle. Elles se sont petit à petit assouplies. Les structures d’État ont parfois eu recours à la loterie pour financer des édifications d’églises. C’est le cas de l’Église de Saint-Roc à Paris qui a été construite grâce à la mise en place d’une loterie sur plusieurs années. La concertation entre l’église et la puissance publique a abouti à une instrumentalisation des jeux d’argent qui ont répondu aux besoins financiers des monarchies elles-mêmes. La première loterie Royale en France s’est par exemple tenue en 1660 à l’occasion du mariage de Louis XIV. Ainsi s’est mis en place une loterie par l’État et pour l’État.

De ce fait, les jeux d’argent sont de moins en moins mal vus, même s’il y a toujours un souci du pouvoir d’empêcher toute loterie non autorisée par l’Etat. D’où cette idée du droit régalien et de la puissance publique qui doit maîtriser les jeux d’argent, qui, sinon, sont considérés comme dangereux et condamnables. La moindre sévérité envers les jeux d’argent est aussi liée à la découverte de la théorie des probabilités. On n’est plus dans la puissance divine mais dans des réflexions mathématiques. L’amoindrissement de la condamnation provient de ce nouveau paradigme philosophique. Puis, au XIXe siècle, on est toujours dans une condamnation qui est moins de l’ordre de la religion que de l’ordre de la morale, où la valeur « travail » domine. Le jeu d’argent va alors être vu comme un moyen de gagner de l’argent sans travailler, sans le mériter, ce qui va à l’encontre de cette morale constructive.

La période actuelle se caractérise par une généralisation des jeux d’argents qui est aussi une forme de « démoralisation » du regard qui lui est porté. Les jeux d’argent deviennent un simple divertissement. On va parier facilement sans se poser la question de la déviance ou de la pathologie. On glisse alors de la condamnation religieuse et morale à la pathologie. Ce qui est encore condamné, c’est le jeu excessif, auquel la FDJ oppose le « jeu responsable ». Ici, l’État se positionne en pare-feu entre la pratique et ses éventuels effets secondaires néfastes en ponctionnant les opérateurs de jeux. Exemple : « jouer comporte des risques : endettement, isolement, dépendance ». Cette façon de ne pas condamner le jeu dans son ensemble est aussi un biais, un prisme, qui a limité d’une certaine manière les recherches en focalisant les études sur des problématiques de l’addiction, de la déviance en sociologie et en psychologie. Prendre le jeu sous un angle géographique, c’est le prendre par l’entrée des lieux de jeu, soit du côté des espaces et des pratiques où la question du jugement moral ne se pose pas Cette tendance qu’il y a à construire le jeu pathologique est paradoxalement une façon de normaliser la pratique du jeu en disant que jouer c’est très bien, mais que c’est jouer excessivement qui est mauvais.

Un secteur qui ne connait pas la crise.

Les jeux d’argent sont effectivement en train de devenir un secteur d’activité majeur, c’est en ça que c’est une dimension – un continent – économique très important. Le chiffre d’affaire de l’industrie du jeu a considérablement augmenté ces dernières années. En France, il est ainsi passé de 16,7 milliards d’euros en 1995 à 45,6 milliards d’euros en 2016.

Selon une étude de 2013, l’industrie légale du jeu dans le monde représente 450 milliards de dollars. Elle représente donc un poids lourd économique où l’on distingue plusieurs sous-ensembles :  1/3 de ces jeux d’argent sont des casinos, les loteries représentent un peu moins de 30%, les paris et jeux en ligne autour de 10% et les autres formes de type paris sportifs et jeux équestres aussi de l’ordre de 30 %. Les jeux d’argent sont un secteur massif en pleine expansion. En France, le montant total des mises a augmenté de 67 % entre 2000 et 2012. Tout cela n’est que la partie émergée de l’iceberg puisqu’elle ne concerne pas la partie des jeux informels ou illégaux difficiles à quantifier mais que l’on peut estimer à plusieurs milliers de milliards de dollars, soit plus de deux fois le chiffre d’affaire des jeux légaux.

Cette dimension transcende la fracture Nord/Sud car on ne joue pas que dans les pays riches. L’augmentation la plus forte du produit brut des jeux entre 2015 et 2018 est en Amérique latine (25 %) et en Afrique (22 %), donc ça ne concerne pas uniquement les anciens lieux de jeu.

Pour ce qui est de la géographie, aborder la configuration spatiale des jeux à différentes échelles ou en quelque sorte « prendre les jeux par leurs espaces » est une manière de considérer cette pratique comme un objet de recherche matériel, tangible, au-delà des considérations morales qui y sont associées.

Les jeux d’argent ou la logique du dérogatoire.

Il y a un enjeu de géographie politique à l’échelle locale sur le principe du dérogatoire. Dans la majeure partie de l’espace, on ne peut pas jouer, mais il y a des espaces où, par dérogation, on peut jouer. Cette dimension régalienne du contrôle des jeux est le fondement de l’organisation spatiale des lieux de jeu. De plus, les casinos ont besoin du consentement des pouvoirs publics pour exister. De façon générale, plus un État contrôle son territoire, plus il contrôle ses jeux. A l’inverse, les États qui ont du mal à compter leur population, à prélever l’impôt, ont plus de mal à contrôler les jeux. Même dans les États où le contrôle des jeux est fort comme c’est le cas en France, lutter contre les jeux illégaux reste quelque chose de permanent pour que l’argent n’échappe pas aux caisses de l’État.

Les casinos européens sont anciens. Le terme vient de l’Italien, il signifie littéralement « une petite maison », lieu de détente qui étaient situés à l’écart de la ville. Le premier casino, d’après la littérature, aurait été ouvert en 1638 à Venise. A l’heure actuelle, le premier pays au monde en nombre de casinos sont les Etats-Unis, vient ensuite la France.

Le principe du dérogatoire est parfois poussé jusqu’à l’absurde. L’exemple du casino du French Lick Springs Hotel dans l’Indiana est un cas de dérogation. Il est construit comme un bâtiment flottant sur un espace d’eau artificiel parce qu’il n’est autorisé dans certains État de pratiquer les jeux d’argent que sur des bateaux. Cette pratique vient historiquement du Mississippi où, tout le long de la vallée, on pouvait pratiquer le jeu. Il y a ici une notion d’éloignement du jeu. En le mettant sur l’eau, on protège le reste de la société de ce qui se passe sur le bateau. A l’image du contournement, c’est aussi le cas de l’autorisation du jeu dans les réserves Indiennes, un système qui marche bien pour la population qui le gère.

 

Source : Indiana, casino du French Lick Springs Hotel, 2006. Photo A. J. Mast for The New York Times.

 

La France est le pays possédant le plus grand nombre d’hippodromes. Ils sont également liés aux stations thermales et à ces lieux de villégiature à partir du XIXe siècle. C’était souvent des aménagements concertés comme les chemins de fers de l’ouest qui font la promotion des casinos de Cabourg. Un texte de lois datant de 1907 plaçait les cercles de jeux et les casinos dans les stations thermales parce que c’était des lieux fréquentés seulement dans la saison touristique par des « étrangers », au sens de touristes, qui ne risquaient pas de contaminer le reste de la population. C’est une mise en place d’un « entre-soi » élitiste et spécifique. Cette exceptionnalité est en train d’être remise en cause. Il y a une multiplication des casinos métropolitains comme le casino Barrière à Toulouse qui devient un lieu de loisir global avec un restaurant, une salle de théâtre etc. Marseille est également en train d’en construire un. Paris n’en possède pas car la loi de 1907 ne voulait pas de casino à l’intérieur de la ville. Celui d’Enghien-les-Bains est donc le premier en chiffre d’affaire puisqu’il est en périphérie parisienne. Il y a débat : doit-on autoriser un casino dans Paris ? Les propositions ne manquent pas et l’exceptionnalité géographique et en train de se dissoudre.

 

Un autre exemple de dérogation spatiale est en Russie. Du point de vue de l’État russe, les jeux d’argent ne sont autorisés que dans certaines zones, aux extrémités, aux marges du territoire comme en Crimée afin d’attirer les clients potentiels de la partie ouest ou tout à fait à l’est pour les clients chinois qui sont de très grands joueurs. L’exemple du Tiger Cristal, casino construit avec tout un tas de codes de décorations à destination d’un public chinois, est significatif. On protège donc la Russie « centrale » tout en essayant d’attirer la clientèle extérieure en misant sur les étrangers.

 

Un autre cas d’étude est celui de la République turque de Chypre du Nord, reconnue uniquement par la Turquie. Ce territoire a un statut particulier et est un haut lieu des casinos de grand standing (hôtels 5 étoiles, grandes constructions jusqu’à 6000 chambres…). Dans ce territoire situé en zone grise, même s’il y avait des casinos du temps de la colonisation anglaise, le gros du développement s’est fait dans les années 1990, suite à l’interdiction des jeux d’argent en Turquie. Il y a donc eu un déplacement des capitaux vers le Nord de Chypre qui est devenu l’aire de jeux de la Turquie, avec des nuisances fortes pour les citoyens nord-chypriotes (monde de la nuit, prostitution…). L’exemple de Saint-Martin, autre île divisée, est également intéressant. La partie française n’a pas de casino alors que la partie hollandaise en compte une douzaine. Même à l’échelle micro, le jeu devient un acteur économique très important et même si c’est assez discret, en France des casinos ouvrent en permanence, notamment dans les petites communes rurales : nous ne sommes pas sur une économie déclinante, au contraire.

La logique du dérogatoire se retrouve avec les gallodromes. Les combats de coqs sont présents sur tous les continents et sont porteurs d’une dimension masculine et d’une métaphore sexuelle qui est immédiate, comme l’ont montré des études de sociologie. Par exemple en anglais, en tetum (langue du Timor), en créole, le mot « coq » désigne l’animal, ainsi que le sexe masculin. L’aspect « d’institution sociale » a été soulevé par un chercheur haïtien. Un des gallodromes de Port-au-Prince, que l’un de nos interlocuteurs surnommait la « gaguère de la bourgeoisie », est une véritable organisation avec des sièges numérotés, tout un confort qui découle des sommes considérables d’argent parié allant jusqu’à 1000, 2000€. Ce fonctionnement se retrouve à une autre échelle sous d’autres formes de gallodromes, dans des petites bourgades excentrées dans les campagnes haïtiennes. Ce sont toujours des lieux importants de circulation d’argent.

 

Les jeux d’argent ou des logiques circulatoires

L’autre idée importante est celle de la circulation. Au sud-ouest d’Haïti, Marie Redon a réalisé un travail de repérage pour un documentaire, « La vie en jeux », réalisé par Marie Bodin, dans la commune d’Abricots. On y remarque beaucoup de lieux de jeux et chacun fonctionne un jour donné de la semaine, le lundi telle « gaguère », le mardi telle autre, etc. Les individus se rencontrent, échangent dans ces gallodromes dispersés dans les mornes. Il y a une micro-économie qui structure une forte dimension sociale formée d’habitus sociaux. A l’échelle de la Caraïbe, un coq peut se payer de 3000 à 4000 dollars. C’est un vrai secteur d’activité qui se structure à toutes les échelles sociales et spatiales avec tout un ensemble d’entraîneurs, d’éleveurs, etc.

La société PMU, avec un logo omniprésent à l’échelle internationale, a des marchés et partenariats depuis les années 1990, notamment grâce aux nouvelles technologies qui sont révélatrices de la globalisation. Elle est présente par exemple en Afrique de l’Ouest. Malgré l’interdiction de jeux en Chine, il y a un représentant permanent du PMU à l’affût du moment où les jeux d’argents seront autorisés.

Le journal « Jeune Afrique » a fait paraître un numéro spécial sur l’extension des jeux d’argent en Afrique de l’Ouest. On les remarque particulièrement dans les pays francophones, notamment en Côte d’Ivoire et au Sénégal. La majorité des courses hippiques ont lieu en France, mais il y a aussi des organisations de courses locales. C’est le cas au Maroc qui est en train de développer des courses en partenariat avec les PMU. Les migrants, qui sont rentrés au pays au moment de la retraite, ont importé la pratique dans leur pays et ça marche. Cette image présente une affiche de publicité mettant en avant une loterie nationale au Bénin. « Les lots aux gagnants, les bénéfices à toute la nation », on retrouve cette logique de patriotisme, associé à l’image d’une femme, ce qui illustre une nouvelle cible des classes moyennes émergentes ainsi qu’une féminisation du jeu.

 

Il y a également une certaine uniformisation des lieux de jeu, des clubs de paris. Le point commun est que l’on peut y entrer à n’importe quelle heure, y parier sur n’importe quel match de n’importe quel sport de toute division. C’est la globalisation de l’information. Cette uniformisation de ces dispositifs spatiaux est justifiée par la recherche d’une extra-temporalité pour créer quelque chose de l’ordre de l’exceptionnel. On n’est plus dans un cercle élitiste comme c’était le cas à Deauville, mais dans une logique de massification.

Cette massification dans les pays dits du sud se voit aussi en Haïti avec les « banks de borlette », c’est la matérialisation plus ou moins informelle de la loterie. C’est en effet un pays ou le système bancaire échappe à une grande partie de la population. Pour avoir un apport financier, les Haïtiens sont tentés par ce dispositif. Suite au séisme de 2010, le pays a vu une multiplication de ces borlettes qui existaient déjà mais sont devenues quelque chose de très important. Les gens parient sur des tirages externes qui ont lieu à New-York et en lesquels on a confiance. L’argent reste en circulation locale mais se réfère à des données extérieures. Ces « banks » s’inscrivent dans une économie informelle décrite par Olivier Pliez et Armelle Choplin, dans La Mondialisation des pauvres.

 

A Toulouse, un PMUCity a récemment été ouvert , tout nouveau concept fait de jolies vitrines, qui « présente bien », le but étant de donner une nouvelle image du PMU et d’attirer une nouvelle clientèle. Cependant, les jeux d’argents sont aussi un moyen de blanchir de l’argent. Le gérant d’un PMU estime de manière très ouverte « que c’est à peu près 60 % de l’argent misé qui est blanchi ». Ce système de blanchiment d’argent est très répandu, par exemple dans le 93, là où il y a la plus forte concentration de PMU. Il est facile de justifier la provenance de certaines sommes d’argent car on peut en ressortir avec de l’argent « propre ».

 

Derrière cette circulation, il y a des hauts lieux cachés des jeux d’argent. C’est l’exemple de l’île de Malte et de Gibraltar. Ce sont des « cyber districts insulaires du jeu » où sont créés les licences et des sociétés qui permettent le jeu en ligne. La France essaie de le réguler en validant certaines plateformes plutôt que d’autres, notamment avec l’organisme ARJEL – Autorité de Régulation des Jeux en Ligne – qui date de 2010. Le rôle de l’internet dans la pratique des jeux d’argent est une problématique très récente. De ce fait, l’État court après son intérêt régalien. Dans une économie numérisée, c’est beaucoup plus compliqué. Il y a des économies offshores, des lieux où les licences sont créées comme c’est le cas à Malte où ce secteur représente 12 % du PIB. La virtualisation engendre de nouveaux formats de mise de jeu, on peut par exemple désormais jouer en bitcoins et on peut s’imaginer les circulations que cela peut induire, sans aucune forme de contrôle.

 

Les lieux de jeu se disséminent et s’intimisent de plus en plus. Cet intimisme engendré par les rôles du téléphone et d’internet contribue également à la féminisation. Ainsi, une femme a plus de facilité à entrer dans un cercle de jeux virtuel ou à une table de poker en ligne. La virtualisation engendre aussi l’invention de courses : ce sont des logiciels qui créent l’objet de la mise avec des « courses » toutes les trois minutes conçues par un programme informatique en s’appuyant sur le réel. La frontière entre le jeu vidéo et le jeu d’argent est de plus en plus floue. Désormais on crée l’objet de la mise, et on assiste à une sorte de « gamification » des jeux d’argent.

 

Eléments du débat

– On sait qu’en France, comme vous l’avez soulevé, la sécurité est très présente pour encadrer les jeux d’argent, concernant les activités plus informelles, comme en Haïti, est-ce qu’il y a des problématiques de vandalisme ?

Marie REDON : Les casinos dans les pays en développement restent des lieux protégés et surveillés car ils sont les espaces de l’élite. Les riches se déplacent entre lieux surprotégés. Concernant les « banks de borlette », ils sont en permanence cambriolés, notamment quand l’argent circule jusqu’aux bornes d’enregistrement. Mais c’est un problème en partie résolu avec le téléphone portable. La numérisation des jeux permet plus de sécurité dans la circulation de l’argent. De plus, dans les pratiques haïtiennes, les numéros de loterie sont attribués aux rêves, qu’il suffit de savoir interpréter via une sorte de guide d’interprétation nommé le « tchala », désormais consultable par sms ! Le numérique se retrouve compatible avec les croyances et la ferveur des joueurs.

– Tout d’abord j’aimerais vous demander, concernant les grandes entreprises du secteur, qu’en est-il de leur présence dans les pays du sud ? Ensuite, concernant la France, celle-ci paraît bien présente dans ce secteur. Quels sont les grands enjeux politiques ?

Marie REDON : Les grandes entreprises françaises du secteur se partagent le marché en trois ou quatre grands groupes – on peut citer Barrière, Partouche, Joa… –. A l’échelle mondiale, ça reste entre les mains des étasuniens et, de plus en plus, en Asie. Les principaux groupes sont à Las Vegas et ces investisseurs sont les mêmes qui ont fait des partenariats pour le développement des jeux à Macao avec des financeurs chinois. On reste américano-américain, même si la Chine entre peu à peu dans le secteur.

Pour vous répondre à propos de la France, c’est en effet un État très réglementé et les lieux de jeux sont nombreux en conséquence d’une demande de la population. On a la particularité du dualisme français FDJ – PMU. On peut ajouter une condamnation morale assez légère par rapport à d’autres pays.

– Pour en revenir à l’exemple du PMU City à Toulouse, je trouve que c’est surprenant de vouloir introduire de manière si visible ce type d’infrastructure dans les centres villes. Du coup, qu’en est-il de la tentative de séduction d’une clientèle plus large ? Dans un second temps, qu’en est-il des rapports entre acteurs à l’échelle de la ville, quelles sont les conséquences de la concentration d’une potentielle population de joueurs souvent stigmatisée, masculine, sans emploi… Peut-on anticiper une sorte de « ghettoïsation » et de ce fait être confronté à des conflits d’acteurs à l’échelle d’un quartier par exemple ?

Marie REDON : On a en effet réalisé une enquête là-dessus. Le point de départ de cette question, c’est tout d’abord que j’en ai vu se multiplier dans plusieurs grandes villes. C’est très récent, ces vitrines sont apparues en 2012, 2013. Tout d’abord, l’affichage de l’entreprise PMU est net : pour rendre l’image du PMU plus glamour, on le met en centre-ville et on en fait quelque chose de moderne. PMU voulait changer de cible et rajeunir sa clientèle en ciblant en particulier les jeunes urbains. Pour le moment, c’est un échec. On y ressent toujours une ambiance lourde. A la différence d’un bar-tabac où il y a d’autres activités comme la vente de cigarettes, ici, il n’y a que l’activité du jeu d’argent. La ghettoïsation des joueurs est très nette, ils n’ont plus de limite, il n’y a pas le regard de l’extérieur. Quand on a enquêté à Toulouse, nous avons bien vu qu’il y a bien deux populations séparées entre les jeunes et les plus âgés. Les anciens paraissent venir le matin, habitués et connaisseurs des courses de chevaux, tandis que l’après-midi apparaît une population plus jeune qui s’intéresse plus aux paris sportifs. Cela reste un lieu entre joueurs. Bien évidemment, ça créé des problèmes avec parfois l’intervention des autorités. De ce fait, l’autre stratégie de l’entreprise est la dilution en installant des bornes de jeu dans les gares par exemple.

 

– Est-ce que l’envie des grandes entreprises de se diffuser sur différents pays est une forme de continuum dans la domination Nord -Sud ?

Marie REDON : Pour le Sénégal et la Côte d’Ivoire, qui sont des pays qui se développent à grande vitesse par la croissance particulière de leurs classes moyennes, c’est tout simplement le marché de demain qui justifie cette volonté d’expansion.

– Vous avez parlé des marchés de demain, avec le cas de la Chine qui n’a pas encore légalisé les jeux d’argent, y a-t-il déjà des perspectives d’implantations sur ce marché ?

Marie REDON : On entend parler du marché chinois comme « un jour peut-être ». Il y a donc un représentant permanent des grandes sociétés dans les grandes villes. En revanche, si légalisation il y a, l’État chinois en récupérera lui-même le maximum d’argent.

– A l’époque de l’URSS, les jeux étaient autorisés, est-ce que l’annexion de la Crimée en fait un lieu de jeu important ?

Marie REDON : Je n’ai pas creusé la piste russe. Avec l’annexion, mais l’implantation des lieux de jeu est pour la Russie un moyen de s’approprier le territoire et de développer des politiques touristiques.

– Une remarque concernant les actionnaires de la FDJ. Ils représentent entre autres des associations d’anciens combattants, il y a peut-être un héritage qui en découle, ce qui participe à la déculpabilisation ? Ma seconde question concerne les sommes énormes mises en jeu comme c’est le cas aux États-Unis avec le Super Bowl. Il y a, dès l’obtention du gain, une revalorisation de la somme à percevoir, ce qui crée des marchés complémentaires. Comme on ne peut pas jouer étant à l’étranger, il y a des officines qui font le lien entre différents États et qui renseignent sur les juridictions d’imposition etc. Il y a donc des sommes qui attirent au-delà des frontières ?

Marie REDON : Il est vrai que les jeux d’échelle seraient intéressants à travailler. Peu de géographes se sont penchés sur la question des jeux d’argent, elle est plus souvent creusée par les sociologues, mais on observe des études géographiques qui émergent sur la question, notamment aux États-Unis et leurs réserves indiennes par exemple.

 

Compte rendu :

Compte rendu réalisé par Ambre BLASQUEZ, étudiante en troisième année de licence de Géographie et Aménagement, repris et corrigé par Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs, co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.