Café géo « Les mondes du froid », mardi 15 octobre 2013 de 20h30 à 22h30 au Café de Flore.

Béatrice Collignon, Professeure de géographie à l’Université Bordeaux 3
Martin de la Soudière (EHESS), Ethnologue « du dehors », membre fondateur du Centre de recherche sur la perception du climat
Martine Tabeaud, Professeure de géographie à l’Université Panthéon Sorbonne – Paris 1

Le café est animé par Claudie Chantre.

Le café de ce soir est consacré à la nouvelle question du programme des classes préparatoires littéraire Ulm en géographie : « les mondes du froid ».

Claudie Chantre présente la question et rappelle toutes les représentations qui sont associées à ces mondes du froid : des espaces périphériques, immobiles, … Le pluriel formulé dans le programme souligne une plus grande complexité, entre les espaces en altitude, les déserts, les lieux où l’on va subir une saison, les moments où l’on perçoit le froid, reliant la question à une dimension temporelle. Il faut croiser le temps avec le temps qui passe… Des espaces aussi souvent vus comme répulsifs et en pleine perturbation, avec le « réchauffement » ou plutôt le changement climatique. Ainsi, ce serait aussi des mondes dynamiques qui disparaitraient, un dernier eldorado auquel on s’accrocherait ou dont on voudrait s’emparer des richesses.

Travailler cette question dans notre discipline fait appel à des géographies différentes, des géographies physique, humaine, économique, culturelle, pour se demander ce que sont ces mondes du froid :

Comment donc définir ces mondes du froid ? serait-ce une invention scientifique, sentimentale, ou y aurait-il des seuils ou des quotients tangibles ?

Martine Tabeaud rappelle la sensation de forte chaleur au Flore ce soir… dont il faudra se rappeler en sortant ce soir : il fera froid dehors ! Cela pour dire que cette idée de froid est très subjective. La première fois qu’elle dit avoir rencontré le froid, c’est quand elle était professeure à Bamako, à l’Ecole Normale Supérieure, qui a fermé car il ne faisait que 15°c, donc trop froid ! Elle pointe ici l’aspect très conjoncturel du froid.

Le problème que lui pose ce sujet « les monde du froid », c’est le « du » : qu’est-ce qu’un froid ? Alors que comme elle vient de le montrer, c’est quelque chose de très relatif, défini en météorologie par rapport à l’habituel : on parle de » vague de froid » quand la température est inférieure à la moyenne hivernale pendant au moins deux jours consécutifs. C’est de plus quelque chose de spatial, comme nous le montrent tous les livres de climatologie. En revanche, ce n’est pas le changement climatique qui en fait quelque chose de dynamique. Le climat, c’est dynamique : il n’y a que des temporalités ! entre la nuit et le jour (il gèle la nuit dans le Sahara parfois), lors des « vagues de froid » pour quelques jours consécutifs, entre les saisons (l’hiver), et durant certains cycles tels que le Petit âge de Glace ou durant les grandes invasions, mais aussi les glaciations sur des périodes de 100 000 ans. Evidemment, aucun de ces froids n’est identique, ni semblable en différents lieux, entre Courchevel, l’Antarctique, les îles australes et arctiques, …

Mais « les froids »… c’est plus souvent l’effroi !

Ce qu’il faut arriver à penser c’est que le changement, c’est le paradigme même. Avant les années 1980, le froid, c’était l’effroi. C’était associé à des épisodes de disette voire de famine comme l’a montré Emmanuel Le Roy Ladurie (présent ce soir), et ce, jusque 1739-1740, où d’octobre à mars, il y a eu 180 jours de gelées sur 6 mois. Cela impliquait aussi l’impossibilité de circuler. Tout cela a fortement changé avec la mondialisation qui permet aujourd’hui d’avoir des tomates et des avocats même s’il fait -10°c à Paris.

Le froid est ambivalent, comme nombre de phénomènes météo. Certains aspects bénéfiques sont relevés aujourd’hui, comme en matière de santé : on plonge les sportifs dans des caissons de froid pour récupérer. Mais avant Pasteur, on a aussi essayé de soigner en faisant boire des eaux très froides issues des fontes des neiges, menant à la mort les malades car l’eau n’était pas potable.

Le froid a une mauvaise image. On parle d’ailleurs d’un « tempérament froid » pour décrire quelqu’un de peu engageant. Mais depuis les années 1980, on a désormais peur du chaud ! C’est une véritable nouveauté. Alors que le froid c’est la raréfaction de la vie et qu’il est prouvé qu’il y a plus de vies quand la planète est plus chaude.

Il y a des pas de temps qui s’emboitent à prendre en compte.

Mais comment donc définir le froid sur une carte ? n’y aurait-il pas des marqueurs paysagers ou physiques ?

En effet, à 1013 hectopascal, à 0°c, la pluie devient neige, l’eau devient glace. Cela implique des changements dans les marqueurs paysagers : les creux topographiques par exemple sont gommés. Le seuil serait donc dans ce cas le passage à zéro. Mais il peut neiger jusque +4-5°c et plus il fait froid, moins il neige. Et la pression change ; elle est plus souvent un peu au-dessus ou en-dessous de la normale…

Et pour les Inuit[1] alors : quand fait-il froid ?

Quand il y a du vent, affirme Béatrice Collignon. Il fait très beau, même s’il fait -35°c, pas parce qu’il y a du soleil mais parce qu’il n’y a pas de vent. Il fait beau, mais pas chaud ! Le froid n’est d’ailleurs pas un facteur négatif. Le froid peut être appréciable pour de nombreuses raisons. L’image d’effroi du froid a plutôt été transmise par les explorateurs décrivant une extrême froideur, mais aussi noirceur dans ces espaces les plus au Nord.

Pour les Inuit, le froid est une ressource. C’est le moment où l’on circule le mieux, durant les mois de février et mars où le manteau neigeux est bien glacé. Au moment des périodes saisonnières de réchauffement, la neige est moins dure et les traineaux s’enfoncent. C’est la chaleur qui est plus un problème, car l’été, il y a des moustiques (mais à ce moment-là, le vent est un allié car il « couche » les moustiques au sol) et des mouches (qui rendent hystériques !). Une année sans grand froid c’est ainsi une mauvaise année. Il faut du froid prolongé, qui dure et qui soit bien installé. L’hiver dernier, il a fait -30°c à -35°c pendant 2 à 3 mois dans l’Arctique occidental canadien : c’était un bon hiver, permettant l’usage de grandes autoroutes glacées.

Martine Tabeaud complète ce lien entre le froid et le vent. Les Américains Sipple et Passel en expédition en Antarctique pendant la seconde guerre mondiale ont mis au point un indicateur mettant en valeur l’effet éolien sur la température ressentie, notamment selon la vitesse du vent sur la peau et les implications pour l’organisme humain. Ainsi à -20°c avec du vent de 100km/h, la température ressentie descend à -40°c.

Martin de la Soudière invite à nuancer l’idée de « beau temps ». Alain Gillot-Pétré, très bon météorologiste, rappelait souvent que le « beau temps » ou le « mauvais temps » étaient des non-sens en météo. Les Anglais font appel à deux formules : le temps crispy pour parler d’un temps marqué par un anticyclone et bleak évoque un temps poisseux.

Mais pourquoi peut-on dire que certaines personnes ou dans certaines régions, on supporterait mieux le froid que d’autres ?

Martin de la Soudière a montré dans ses recherches que dans le Jura, les gens supporteraient mieux le froid que dans la Margeride. Mais Jean-Pierre Marchand a pointé le fait qu’il évoquait beaucoup plus la neige, mais pas tant le froid. En effet, il est difficile de parler du froid, car c’est très immatériel, à la différence de la ou des neiges qui forment de la matière. D’ailleurs le froid est toujours accompagné d’un adjectif pour le qualifier, il est « polaire », ou encore « sibérien ».

En revanche, Martin de la Soudière explique qu’il a pu percevoir que, par rapport à un même type de temps, la manière de se prémunir n’était pas la même dans le Massif Central et dans le Jura. A température égale, à tempête comparable, à neige semblable, dans des zones entre 800 et 1300 mètres d’altitude (moyenne montagne), il a observé les plaintes des personnes dans le Massif central qu’il n’y avait pas du tout dans le Jura.

De plus, ce n’est pas le froid qui a décimé des ethnies entières dans le Sud de la Terre de feu en Argentine et surtout au Chili, mais les maladies importées par les Européens du nord. C’est un exemple canonique. Ils n’ont pas trouvé de parade face à ces maladies, alors qu’ils n’avaient que des toiles de tente face au vent, des braseros et des peaux. Ils mourraient de froid sans arrêt mais ces ethnies ont survécu des milliers d’années. C’est pourquoi la notion d’adaptation n’a aucun sens. En effet, culturellement, à la différence des animaux, il est prouvé que les sociétés humaines n’obéissent jamais mécaniquement aux contraintes environnementales. En ethnologie, la chose est admise depuis longtemps. En géographie, cela fait référence aux « vieux » débats entre « déterministes » et « possibilistes ».

Quant aux Inuit, sont-ils armés pour supporter les changements climatiques ?

Béatrice Collignon soutient qu’en effet, ils sont « bien outillés conceptuellement pour penser et agir avec et non contre le changement climatique ». Les Inuit perçoivent le monde comme changeant, instable et labile. Il est normal qu’il n’y ait pas de norme en matière de météo. Il est normal qu’il puisse y avoir du brouillard à -40°c alors que cela peut nous sembler inconcevable. L’idée que le froid congèle, arrête et fige est une conception très européo-centrée et occidentale, car cela induit des difficultés de circulation dans nos sociétés européennes. Cela dépend des représentations que l’on associe au froid. Dans le cas des Dene, les Amérindiens les plus septentrionaux, leurs territoires se situe juste au sud de celui des Inuit, ont beaucoup un autre rapport avec le froid : au cœur de l’hiver, en période de grand froid, les Déné se calfeutrent et les nouveau-nés sont gardés à l’intérieur jusqu’au printemps. Les Inuit en revanche sortent quelque soit la température, et ce à tous les âges. Est-ce que le changement climatique est un problème ? Ça, c’est le discours dominant, mais pas tant celui des Inuit.

Martine de la Soudière rappelle que le froid donne faim. Donc le froid que l’on ressent dépend de ce que l’on mange. Avant, il n’y avait pas de « surpantalon », mais on mangeait des choses qui réchauffent, des graisses animales (meilleures que les graisses industrielles qui sont moins adaptées pour l’alimentation dans un contexte froid) en plus des questions d’habitude.

Martine Tabeaud rappelle l’utilité d’un autre mot pour ne pas employer celui d’« adaptation » : l’« acclimatation » bien définie par Darwin d’après un mot « forgé » par Buffon.

Quelle est donc la perception de l’espace par les Inuit, dans le contexte du changement climatique ? y a-t-il des pertes mais aussi des acquisitions nouvelles pour l’appréhension de ces modifications de leur environnement ?

D’après Béatrice Collignon, le changement climatique implique pour les Inuit qu’il faut réapprendre. Si le climat se modifie, il faut non pas s’arrêter de vivre, se déplacer et chasser mais trouver d’autres chemins, comprendre les effets nouveaux des vents. Il faut arriver à penser la diversité des liens qui se nouent avec l’environnement, lesquels liens s’inscrivent dans une dynamique : il est normal que les conditions changent et les liens entre les diverses composantes de l’environnement (Inuit inclus) aussi.

Martine Tabeaud souligne que les cultures ont les capacités pour appréhender ces problèmes. La société européenne/occidentale/dominante a une vision fixiste de la nature, ce qui implique dans notre civilisation de la protéger, dans son état des années 1960. Ainsi domine le refus du fait que l’on appartienne à un processus, à des dynamiques. Béatrice Collignon abonde en expliquant que les Inuit n’ont pas le regret d’une nature disparue, mais se pensent dans le futur et se conçoivent dans les dynamiques, à la différence de la civilisation occidentale.

Martin de la Soudière revient sur cette idée d’état idéal de la nature ou du climat avec les paroles de François Villon, « où sont les neiges d’antan ? ». Il identifie ici le regret récurrent d’un état antérieur ou la volonté que quelque chose ne se reproduise plus jamais. En effet, il faut des modèles pour comprendre le monde. Mais du fait de notre ethnocentrisme, nous projetons nos représentations sur les autres. Dans le cas des populations du Nord du Canada (Labrador), les représentations précises sont datables avec l’expédition de Jacques Cartier au XVIIème siècle, arrivé avec des armées de Vendéens et de Bretons qui mourraient de faim et de froid. Ainsi, nous restons captifs de cet imaginaire occidental, de ces images de terreurs retransmises par les chroniqueurs. C’était l’enfer ! Il reprend ainsi une citation de Pierre Deffontaines : « La première adaptation des Français au Canada, c’est la mort ! »

Béatrice Collignon rappelle que les imaginaires géographiques jouent un rôle fondamental dans nos représentations, même quand nous nous rendons directement sur place : le froid sera effrayant et terrifiant parce qu’on l’a, d’avance, pensé, construit, comme effrayant et terrifiant. C’est probablement quelque chose qu’elle a pu déconstruire tôt puisqu’elle a vécu au Canada durant une partie de sa jeunesse. De même, les récits de la retraite de Russie sont effroyables, parce que les armées n’étaient pas équipées correctement en vêtements et en alimentation bien sûr, mais aussi parce que seul un récit effroyable permet de penser conceptuellement cette catastrophe.

Que dire du « zéro », est-ce un repère pertinent ?

Béatrice Collignon : Dans le cas des hautes latitudes (et non altitudes), le zéro ne fonctionne pas comme repère. Pour que le froid soit créateur, soit ressource, il faut qu’il fasse bien plus froid que zéro. La mer gèle à -2°c, mais pour que l’Océan gèle en profondeur et qu’il soit vraiment pris pour ne pas se briser, il faut qu’il fasse -15°c à -20°c pendant plusieurs semaines. D’ailleurs, on pourrait réfléchir à cette idée que dans nos cultures européennes le froid se décline toujours en termes négatifs : c’est toujours « moins » et jamais « plus » lorsqu’on parle du froid. Ce qui contribue à lui donner mauvaise presse.

L’effet du vent a une valeur beaucoup plus importante au Canada : à la météo, il est toujours énoncé la température et en parallèle, la température ressentie (Windshield). Plutôt que le zéro, le seuil qui permet de parler d’un froid significatif c’est à -20°c ou -25°c car c’est à partir de là que l’environnement change.

Béatrice Collignon raconte ensuite un exemple pour faire comprendre la relation des Inuit au froid. En mars dernier, dans un village inuit, une sortie était prévue avec des enfants de l’école pour une chasse au bœuf musqué. C’était un jour sans soleil, il faisait à peu près -30°c. C’était un vrai froid, la soupe gelait dans le fond et sur les bords des bols en carton avant que l’on ait eu le temps de le vider. Les chasseurs ont pourtant décidé de maintenir la sortie, car c’était une parfaite occasion pour apprendre à « faire avec le froid » et acquérir la « culture du froid » qui caractérise les Inuit. Dès qu’on s’arrête, on bouge, il faut des vêtements en peau (pour les bottes et les gants notamment), et il faut se remuer pour se réchauffer plus rapidement, au contact de la peau des vêtements. On apprend ainsi que l’on peut avoir froid à un moment, mais se réchauffer ensuite (contrairement à ce qui se passe quand on porte des vêtements « occidentaux », notamment les « bottes de neige » de type Sorel, hyper-sophistiquées mais qui, une fois refroidies, ne se réchauffent plus. Il ne faut donc pas avoir peur du froid, ou même d’avoir froid.

Martine Tabeaud cherche à mettre en valeur l’aspect positif du froid, une vision plus optimiste. Un de ses doctorants, Alexis Metzger, travaille sur la peinture hollandaise durant le Petit Âge glaciaire. C’est un moment où s’est construite l’identité de la nation hollandaise alors sous domination espagnole. En 1565, il y a eu un hiver très important avec de fortes chutes de neiges. Les récits relatent que la neige allait jusqu’en haut des pattes des chevaux. C’est à partir de cette année-là que les peintures ont représenté des paysages d’hiver, avec de la neige et de la glace. Ces paysages ont continué à être reproduits alors qu’il faisait nettement moins froid les années suivantes. C’est devenu un élément identitaire fort pour les Hollandais pour se différencier des Espagnols, dont les peintures représentaient plus la chaleur accablante sous un soleil de plomb (Greco). On pense ainsi aux scènes de joie de vivre en extérieur de Bruegel et d’autres peintres hollandais. La construction identitaire s’est donc faite autour du froid.

Martin de la Soudière rappelle une phrase d’Oscar Wilde : « Avant Turner, il n’y avait pas de brouillard à Londres ». C’est la diffusion de cette image qui contraint notre imaginaire.

Claudie Chantre demande à Béatrice Collignon de revenir sur la notion de memory scape, des différences de représentations du temps et de l’espace entre les grands-parents, les parents et les jeunes : comment se fait la projection sur l’espace dans un contexte de changement climatique ?

L’accès nouveau aux villes pour les Inuit n’est pas permis par le changement climatique en tant que tel mais par une plus grande intégration du territoire entre le nord et le sud du Canada et une meilleure circulation.

Béatrice Collignon évoque ensuite les jeunes d’aujourd’hui, en France, dans les cours, qui sont terrorisés simplement par l’ouverture des fenêtres : on a un rapport très frileux à l’hiver. D’ailleurs, Louis XIV faisaient toujours ouvrir les fenêtres car il avait toujours trop chaud dans une période froide en France.

Claudie Chantre demande à Martin de la Soudière de présenter et de lire un extrait de Claude Simon, Les Géorgiques, 1981 où il y a une très belle description du froid.

Martin de la Soudière rappelle que le froid est très peu décrit dans la littérature, car moins visible. On lui préfère les avalanches, tempêtes, … beaucoup plus romantiques. Ainsi, en littérature, « Madame la neige » existe souvent, mais pas de « Monsieur froid ». Il n’a relevé que le Père Gel en Bretagne, et en Turquie pour les froids terribles, on parle de « Moroz » (lancer Moroz sur l’enfant pas sage). De plus, il y a une dissymétrie de vocabulaire entre le froid et le chaud. Le froid mord, mange, dévore, alors que le chaud tape, écrase, abat : il y a deux registres différents montrant un rapport différent à ces ressentis. Dans la littérature et chez Claude Simon aussi, le froid est moins présent que la neige mais ce texte est inoubliable : il décrit l’armée en déroute ; une fiction tirée de la déroute de Russie montrant l’armée en décomposition à cause du froid (Claude Simon, Les Géorgiques, éd. de Minuit, 1981).

Le froid est producteur et créateur. Xavier de Planhol décrit l’époque où il fallait boire frais. Ainsi, la conservation de la neige était un véritable enjeu. En Inde du Nord, les pentes étaient aménagées en terrasses non pas pour les cultures mais pour la production de glace : une très fine pellicule d’eau était répandue sur ces bassins artificiels pour profiter de la moindre gelée et produire ainsi de la glace.

Enfin, le zéro comme marqueur universel, cela reste un débat : le zéro degré Celsius n’est pas le zéro Fahrenheit (qui a comme référent la température du corps humain).

 

Ouverture des questions à la salle :

Emmanuel Le Roy Ladurie revient sur l’importance d’avoir une étude « objective » des climats. C’était un peu trop culturaliste à son goût ce soir. Il y a des poussées glaciaires, comme à la fin du XVIème siècle. Le Petit Âge glaciaire va du XVIème à 1850, voire même est parfois daté à partir de 1300. Le Réchauffement récent a donc commencé depuis 1850 et est en contraste avec la fraicheur précédente. Le dernier grand hiver à Paris, c’est 1879 (-25°c en janvier à Paris) et 1891 (-22°c).

Peut-on réellement considérer que Paris serait un monde du froid, puisque l’on nous parle des mondes au pluriel en soulignant que ce peut être temporaire ? s’interroge une élève de classe préparatoire.

Martine Tabeaud rappelle un moment lors de l’hiver 1956, si froid que l’on attribue souvent cette date pour l’appel de l’Abbé Pierre alors que celui-ci avait eu lieu deux ans avant. Alors que le mois de janvier était assez doux, la météo du mois de février a été qualifiée de « polonaise ». Jean Giono raconte l’impact de cet hiver dans les campagnes, avec le gel des oliviers, dans un monde rural plein qui n’était pas préparé à subir ces événements rares. De même l’hiver en Espagne de 1963-64. La mort est toujours liée à l’hiver. Aujourd’hui, en France, il y a 15 000 morts de maladies liées au froid chaque hiver ; c’est donc véritablement difficile quand on est un exclu d’affronter les rigueurs du froid la nuit dans la rue. Emmanuel Le Roy Ladurie rappelle que cette vague de froid en Espagne en 1956 a obligé Franco à renouveler les franquistes en faisant appel à des membres de l’Opus Dei.

Daniel Oster revient sur la lettre de cadrage destinée aux classes prépa et énumère les pistes de travail :

  • Spécificité des agencements spatiaux
  • Le froid comme ressource ou comme risque
  • Les liens entre les phénomènes physiques et les représentations
  • Les contraintes et les inégalités qui peuvent en découler

Martine Tabeaud rappelle comment le froid contrainte a pu se transformer en ressource avec le ski ! pour bien insister sur l’aspect conjoncturel des notions de ressources/contraintes

Michel Sivignon demande à évoquer la fin de la première colonisation du Groenland par les Danois.

Ce serait en effet un moment lié à un événement climatique et un moment culturel. Le « pays vert » était marqué par l’élevage de ruminant qui est devenu de plus en plus difficile. En effet, les Danois ont continué à se référer à leur civilisation d’origine sans chercher à s’adapter au changement climatique, en plus de l’hostilité de ceux qui étaient déjà là, préparés (avec leurs vêtements en peaux). Ce mélange entre un événement climatique et les gens qui se cramponnent au modèle danois, pour ne pas devenir des sauvages ( !) les a menés à leur propre perte. On retrouve depuis des tombes où ces colons étaient habillés en habits de cour totalement inappropriés pour résister au froid.

Béatrice Collignon précise qu’elle n’est pas spécialiste de la question car elle n’a pas travaillé au Groenland. Les Inuit canadiens sont différents et ne sont pas touchés de la même manière par le changement climatique. Les effets du réchauffement de l’océan sont beaucoup plus importants sur la côte ouest du Groenland. De même, les impacts sont différents selon les activités. Cela touche fortement la pêche commerciale (de crevettes par exemple) mais beaucoup moins la chasse au phoque. Les Inuit sont des descendants des Thuléens venus de Sibérie du Nord en deux ou trois générations (environ un siècle) quand il faisait plus chaud en Arctique. Au moment du fameux « petit âge glaciaire » les baleines, qui constituaient leur principal gibier, ont cessé de fréquenter les eaux de l’archipel arctique canadien. Les Thuléens se sont alors tournés vers la chasse au phoque. L’exemple étudié par Jared Diamond montre la capacité ou pas à s’ouvrir à d’autres façons de faire pour survivre, ce qui pose aussi la question de l’adaptation de certains explorateurs.

Martine Tabeaud rappelle qu’au maximum du Würm il y a un peu plus de 20 000 ans, il faisait 4 degrés de moins que dans la période actuelle : on était en pleine glaciation. Le niveau de la mer était donc 150 mètres en-dessous du niveau actuel, produisant de très grands ensembles continentaux. Le froid a ainsi entrainé l’unicité du genre humain et a permis la conquête à pied de tous les espaces continentaux. En Europe, les chasseurs de mammifères tels que rennes, mammouths, rhinocéros laineux et les cueilleurs des fruits et baies migrent dans les moments les plus froids depuis les secteurs stériles proches des glaciers vers des sites plus « doux » de vallées, dépressions.

Sont souvent évoqués des épisodes du passé, et l’ouverture sur le futur est toujours questionnée avec le changement climatique. Les Inuit sont décrits comme un peuple pragmatique. Pourtant, ils ont longtemps étaient séparés du reste du monde et sont confrontés aujourd’hui à de nouveaux acteurs, de nouveaux facteurs. Comment peuvent-ils résister à ce nouvel accident ? demande un autre élève de classe prépa. Daniel Oster s’interroge aussi sur la confrontation à la modernité de ce peuple à la modernité.

Martine Tabeaud prend la parole au sujet du « réchauffement » climatique, de ses causes et de ses conséquences. Des humains ont vécu la fin du Würm il y a 17 000 années et y ont survécu (puisque nous descendons d’eux) alors qu’ils étaient bien plus démunis que nous. Ils ont réussi à s’adapter, à s’acclimater. Donc pourquoi nous / les Inuit / l’humanité actuelle, ne pourrions-nous pas y répondre et avoir ces mêmes capacités ? On peut vivre avec 4 degrés de plus… puisqu’on peut vivre à Alger !

Béatrice Collignon explique que les Inuit ne prennent pas le problème de cette façon-là. Cette manière d’aborder les choses est européo-centrée. En effet, les Inuit s’emparent de cette question du changement climatique pour dire et montrer au monde qu’ils existent, qu’ils ont quelque chose à dire sur l’avenir du monde, autant que les autres peuples et nations. D’ailleurs, ils utilisent souvent la provocation, comme le montre l’assignation en procès de G.W.Bush, considéré comme responsable de la dégradation du climat arctique, par des représentants inuit. Par ailleurs, les Inuit n’étaient pas isolés avant. Ils sont dans la continuité avec d’autres modes d’occupation de l’espace. Il y a toujours eu beaucoup de circulations (elle vient de raconter comment ils ont migré depuis la Sibérie) mais à des rythmes différents.

Les trois intervenants essayent de montrer que le rapport au changement climatique pose la question du rapport à la modernité. Cette modernité fait référence au passé et pousse à des conceptions patrimonialistes. Pourtant les solutions sont locales. Béatrice Collignon évoque le cas des Sâmes, (autrefois appelés Lapons), qui vivent au nord de la Scandinavie. Du fait du changement climatique, l’hiver est désormais marqué par des épisodes pluvieux et il s’ensuit la formation d’une couche de glace dure sur les sols. Ceci pose un grave problème d’alimentation pour les rennes, dont les sabots ne sont pas assez durs pour percer cette glace et dégager les lichens dont ils se nourrissent. Les Sâmes ont cependant la solution : il faut sélectionner certains rennes mâles dont les sabots plus durs et qui pourront donc casser la glace pour parvenir au lichen. Ils demandent juste le droit de pouvoir gérer leur troupeau comme ils l’entendent. Concrètement, les Inuit ou tous les autres peuples du nord ne sont pas « confrontés » à la modernité, ils sont dedans. Et ce n’est pas au prix d’une grande « douleur » comme on peut l’entendre… Il y a 60 ans, en France ou en Europe, c’était très dur aussi !

En quoi le tourisme est-il une opportunité ?

On relie ici le froid comme ressource alors qu’il était vu comme contrainte. Ces dernières années, le plus grand glacier du monde devient de plus en plus fréquenté… depuis la menace de disparition des glaciers. Organisées par des tours operators groenlandais, les croisières dans l’archipel arctique canadien se multiplient… avec les problèmes liés à la glace qui n’est pas toujours là où on l’attend. Par ailleurs, le tourisme a du mal à « prendre » en pays inuit, car la culture inuit n’est pas une culture du service. De ce fait, les Inuit ne répondent pas toujours aux attentes des touristes. Il existe par ailleurs, depuis plus de trente ans, un tourisme de chasse qui rapporte beaucoup d’argent aux villages concernés. Et le chasseur est un touriste plus facile à comprendre : on sait ce qu’il veut, un trophée ; il paiera 25 ou 30 000 dollars pour un ours polaire et repartira quand il aura eu ce qu’il veut. C’est de plus une chasse très règlementée qui évite les prélèvements excessifs.

N’y aurait-il pas de crise identitaire des Inuit liée au réchauffement climatique et à la sédentarisation ?

Béatrice Collignon met en garde les étudiants. Attention à ne pas être victime de l’exotisme. La sédentarisation date des années 1950-1960, bien avant l’identification éventuelle d’un réchauffement ou d’un changement climatique. La chasse ne rapporte plus depuis les années 1970, non pas à cause du changement climatique mais à cause de Brigitte Bardot qui s’est faite l’égérie des campagnes de « protection » de phoques qui, en arctique, n’étaient en rien menacé d’extinction. Ainsi, depuis 1979, l’interdiction de l’importation de peaux de phoques par l’UE a ôté une source importante de revenus aux populations. Ce sont donc des questions antérieures aux problèmes actuels.

Oui, il y a des problèmes, de l’alcoolisme, de la consommation de drogues, de la pauvreté mais cela dépend beaucoup des peuples et ces questions dépassent même largement ces peuples. Le froid (dans le sujet des classes prépa), ce n’est pas que l’extrême. Il y a beaucoup de changements à prendre en compte, des changements culturels, politiques, économiques, … et climatiques, mais ces derniers ne sont qu’un des aspects.

Martin de la Soudière abonde : Les Inuit n’ont pas le monopole du froid !

Bertrand Pleven cherche à revenir sur « la controverse du zéro ». Il rappelle un débat dans l’Espace géographique sur le postmodernisme et la réaction de François Durand-Dastès qui s’insurgeait : « le zéro, ça existe ! ». Ce seuil, ce chiffre, apparaissait alors comme le réel « absolu ». Cela serait-il un point de désaccord entre une climatologue que serait Martine Tabeaud et une postmoderniste en la personne de Béatrice Collignon ?

Martine Tabeaud avoue ne pas avoir compris la réaction de François Durand-Dastès à l’époque. En effet, si l’on change de pression, le seuil du zéro n’est plus du tout pertinent (il faut descendre à-30°c dans les nuages). C’était donc d’après elle une position bien fixiste et dans l’air du temps : le chiffre ne mentirait pas.

Béatrice Collignon confirme que ce zéro n’est pas opérationnel, en tout cas, pour une certaine géographie et pour certaines parties du monde.

Beaucoup d’ouvrages évoquent les termes d’« allochtone » et d’« autochtone ». Cette fracture est-elle toujours pertinente ou pas ?

Martin de la Soudière explique qu’il faut faire appel à une prudence extrême pour considérer la manière dont certains vivent le froid, jusqu’à quel point ce peut être semblable ou différent des autres. Pour pouvoir répondre à cette question, il faut « en baver avec eux », c’est-à-dire passer plusieurs périodes de froid (pas toutes extrêmes d’ailleurs) en faisant appel à des méthodes ethnographiques.

Il faut décentrer notre regard.

Qu’en est-il de l’Antarctique, qui serait la mémoire de la Terre, l’autre grand monde du froid ?

C’est un véritable frigo ! Haut en altitude (3 à 4 km de glace) et au pôle. Se cumulent donc là-bas deux facteurs de froid : la montagne et la zonalité. C’est l’arrivée d’un continent au pôle à la fin du Tertiaire qui a fait basculer la terre de climats chauds dans la configuration actuelle. En exagérant on pourrait dire que l’on protège l’Antarctique depuis 1959 pour fossiliser les climats tels qu’ils sont. C’est donc un monde figé, à l’exception des stations scientifiques. D’ailleurs, la banquise s’accroît en Antarctique, à la différence de celle de l’Arctique.

Les pôles sont de véritables enjeux. La Chine d’ailleurs revendique le troisième pôle : l’Himalaya. C’est très stratégique géopolitiquement car lui permet de se revendiquer « nation polaire » pour imposer sa présence au Conseil des pôles, au même titre que l’Arctique et que l’Antarctique. C’est la politique qui s’empare du problème.

En tant que socioloque, que dire de cette soirée entouré de deux géographes ?, demande-t-on à Martin de la Soudière

C’est tout d’abord une thématique très peu courante en sociologie. Et on a pu faire appel ce soir à un raisonnement scientifique !

 

Compte rendu rédigé par Judicaëlle Dietrich

 

 

Pour aller plus loin :

Eric Canobbio, Mondes arctiques, miroir de la mondialisation, La Documentation photographique, n°8080, 2011.

Béatrice Collignon, Les Inuit. Ce qu’ils savent du territoire, L’Harmattan, 1996

Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie [« Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed »], Gallimard, NRF essais, 2006.

Claire Hancock, « « Délivrez-nous de l’exotisme » : quelques réflexions sur des impensés de la recherche géographique sur les Suds (et les Nords) », Autrepart 2007/1 (n° 41)

Alain Godard et Martine Tabeaud, Les climats, Armand Colin, 2012.

Martin de la Soudière, L’hiver. A la recherche d’une morte saison, diffusion LCDPU et CID, 86 rue Claude Bernard (première édition : La Manufacture, à Lyon, 1987.

Martin de la Soudière, Au bonheur des saisons. Voyage au pays de la météorologie, éd. Grasset.

Martine Tabeaud et Alexandre Kislov (dir.), Le changement climatique, 4èmes dialogues européens d’Evian EURASIA avec un article de Béatrice Collignon sur les Inuit et le changement climatique.

 


[1] Un Inuk, des Inuit. En français, le nom a été adopté sous sa forme plurielle et il ne s’accorde ni en genre ni en nombre. La forme adjectivée est également invariable : la culture inuit, les objets inuit, etc.