Au promeneur naïf qui flâne le long du bassin de La Villette et du canal de l’Ourcq un jour d’hiver gris et brumeux, le paysage urbain rappelle certaines pages de Simenon ou l’atmosphère des films de Marcel Carné. Ecluses de Jaurès du début du XIXe siècle, gros pavés irréguliers des quais de Loire et de Seine, silhouette massive des anciens entrepôts des Magasins généraux, grosse péniche à la coque décolorée…Plus en amont, sur une rive du canal, un pêcheur à casquette, sans âge. Un monde immobile ? En fait un des lieux les plus dynamiques et les plus « branchés » de Paris.
Les soirs d’été, les pavés sont recouverts de couvertures et de toiles bariolées où viennent s’asseoir, voire s’allonger, des jeunes gens, plutôt cadres qu’ouvriers. Les plus soucieux de confort ont une chaise basse en alu. On y mange des sushis, de petits sandwichs ou on prend l’apéro avant de dîner dans un des restaurants qui entourent le bassin, anciennes guinguettes dont on a gardé le caractère vintage. Autre projet possible pour la soirée, une séance de cinéma dans une des douze salles des deux MK2. Hésitation entre un film d’auteur ou un blockbuster…le « Zéro de conduite » vous fait traverser le bassin en quelques minutes du complexe du quai de Loire à celui du quai de Seine. Les structures métalliques des anciens portiques en fonte rappellent bien le passé industriel du quartier, mais un passé intégrant aussi la fiction et l’imaginaire. « T’as de beaux yeux, tu sais » et autres célèbres répliques sont taguées en couleur sur les murs. Les ouvriers de ce quartier qui fut laborieux et populaire, ne pouvaient y avoir que la tête de Gabin.
Les deux bâtiments qui ferment le bassin en opposition à la Rotonde de Ledoux n’ont gardé de leur construction du XIXe siècle que leurs volumes symétriques. Reliés par le dernier pont levant qui reste à Paris, ils ont perdu et leurs matériaux d’origine et leur fonction nourricière d’entreposage des grains et des farines. Si l’ex-magasin général du quai de la Marne conserve un aspect traditionnel avec ses briques et ses pierres, celui du quai de Seine, réhabilité au début du XXIe siècle, est un haut lieu du design architectural parisien. Des panneaux en aluminium coulissent derrière une structure légère métallique qui évoque un tressage d’osier. Aboutissement d’une recherche esthétique mais aussi d’une préoccupation écologique, le bâtiment bénéficie de la mention Haute Qualité Environnementale. Non seulement il est économe en énergie grâce à son isolation thermique mais il en est aussi producteur par l’action conjuguée de la récupération des eaux de pluie et des capteurs solaires.
En amont du bassin, sur le canal de l’Ourcq, de grosses péniches à la coque éraflée sont amarrées aux rives. Sont-elles chargées des produits lourds et encombrants dont Paris a besoin ? Leur silhouette est sans âge. Mais pas de marinier taciturne sur le pont. Des cinéphiles, comédiens, réalisateurs prennent d’assaut la « Péniche Cinéma » le soir. Ailleurs, les cales des vieux bateaux abritent des troupes de théâtre, des marionnettes, des musiciens de jazz. Spectacles d’avant-garde ou rétrospectives nostalgiques ?
A l’entrée de Pantin, se dressent les Grands Moulins. Architecture de briques, toitures à pans brisés selon le modèle alsacien apprécié dans les années 1920, les bâtiments dominent le canal …où n’accostent plus les barges chargées des blés de la Beauce ou de la Brie. Vues de près, les trois tours ont perdu leur caractère industriel avec une façade vitrée et le percement de nombreuses fenêtres, et deux constructions présentent un volume contemporain. En 2001, le groupe Soufflet a fermé sa meunerie et, en 2009, BNP-Paribas y a installé ses salariés. Les produits virtuels ont remplacé les nourritures terrestres.
Traversée tranquille de Pantin entre des petits immeubles de cinq à huit étages, des aires consacrées aux enfants et aux joueurs de boules. Au sortir de la zone résidentielle, deux paysages urbains se font face. D’un côté, deux immeubles éventrés, tagués, longés de rails enfoncés dans le béton sont les vestiges des Magasins généraux construits en 1931 pour stocker les marchandises déposées par la Chambre de commerce et d’industrie de Paris et servir de poste de douane. Des friches industrielles abandonnées aux orties ? Erreur de perspective ! Aujourd’hui, l’intérêt patrimonial s’impose : lors des journées du Patrimoine, le public y visite, aussi sérieusement qu’au Louvre, les œuvres des meilleurs graffeurs du 93. Demain (en 2017), tout sera entièrement réhabilité au profit de logements, centres de loisirs, commerces, écoles….
De l’autre côté de la voie d’eau, face aux ruines, un ensemble raffiné a trouvé sa place entre de vieux hangars en briques rouges et des entrepôts SNCF. Quelques bâtiments aux toits plats, une dentelle métallique posée sur des façades claires, un jardin taillé au cordeau, tout y respire une élégance de bon ton. Pas de logo, aucune enseigne, mais on prévient le visiteur éventuel : gardiennage 24h sur 24, chien, vidéosurveillance. Que garde-t-on ici ? Pas des secrets militaires… mais des secrets de beauté. La discrétion accompagne la marque créatrice du parfum qui a accompagné les nuits de Marilyn, Chanel. Le groupe a installé à Pantin, début 2013, son pôle de R&D (parfum et beauté) et la Direction du Patrimoine et du Conservatoire.
De la Rotonde de Ledoux au site de Chanel, l’historien sera sensible aux transformations d’un lieu sur plus de deux siècles, le géographe aux mutations d’un espace urbain industriel et populaire mélangeant de plus en plus tertiaire supérieur et activité culturelles.
Michèle Vignaux, mars 2015