Café géo du 30 septembre 2016, avec Olivier Milhaud, maître de conférences en géographie à Paris 4 et Lucie Bony, chargée de recherche au CNRS, à l’UMR Passages de Bordeaux. Ils ont notamment contribué au numéro 702-703 (2015) des Annales de Géographie consacré aux géographies de l’enfermement.

Le sujet de ce café géographique a été choisi par rapport au thème du Festival International de Géographie 2016 : « Un monde qui va plus vite ? ». Il s’agit ici de prendre le contrepied du thème du festival: au-delà du lieu commun d’une société hypermobile, ne se cache-t-il pas un monde des marges, qui semble ne pas changer ?

Olivier Milhaud et Lucie Bony ont évoqué trois dimensions de l’espace apparemment immobile des prisons : d’abord, il s’agissait d’appréhender les changements et permanences de la prison comme institution, avant de se pencher sur la prison comme lieu : quels changements dans les localisations des prisons françaises ? Comment leur architecture a-t-elle évolué ? Ces transformations amenaient alors à s’interroger sur l’enfermement comme expérience géographique : comment la punition par l’espace se traduit en termes d’immobilité ?

  1. Appréhender la prison. Une institution entre clôture et décloisonnement

Cette institution s’est généralisée dans le monde entier : « elle a été finalement reprise dans tous les contextes politiques et sociaux. Cela a été une si formidable invention, et si merveilleuse qu’elle s’est répandue presque comme la machine à vapeur et est devenue une forme d’encadrement général de la plupart des sociétés modernes, qu’elles soient capitalistes ou qu’elles soient socialistes » (Foucault, 1994). Mais la durabilité de l’institution s’explique aussi peut-être par les nombreuses tentatives de réforme qu’elle a connu.

Olivier Milhaud précise qu’à propos de la prison, il ne faut pas confondre les notions de changement et de réforme. Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault explique qu’il est consubstantiel à la prison de vouloir la réformer, car c’est une institution qui n’arrive pas à remplir ses fonctions, qui est condamnée à l’insatisfaction. Il faut dire que c’est l’institution chargée de réussir là où toutes les autres ont échoué (famille, école, religion, monde du travail, etc). Il semble qu’on lui demande trop : résoudre la crise de l’illettrisme, du lien social (on y trouve massivement des SDF, des « paumés »), de la prise en charge de la santé mentale (que de cas psychiatriques en détention), de la masculinité (en France, les femmes représentent seulement 4% des détenus) et depuis peu, on lui demande aussi de déradicaliser. On a donc d’un côté une insatisfaction, qui appelle à la réforme, mais cette dernière ne suffit jamais. Ce paradoxe donne alors à l’institution une impression d’immobilisme, d’un échec reconduit et répété.

Lucie Bony récapitule alors brièvement l’historique de l’institution carcérale pour montrer l’ampleur des réformes que cette dernière a connu, en s’appuyant sur les travaux de Michelle Perrot, historienne de la prison. La prison « moderne » nait avec la loi pénale de 1791, avec l’idée de corriger les détenus. C’est à cette époque, dans le contexte des Lumières et de la Révolution française, qu’émerge alors l’idée d’une « bonne peine », qui a pour objectif de transformer le détenu par le travail et la discipline. Le système est réformé au début du XIXe siècle, et notamment en 1819 avec la création de la Société Royale pour l’amélioration des prisons, puis vient la disparition des peines infâmantes (1830) et l’abolition du pilori (1848).

Fin XIXe, la question carcérale est mise de côté. Il faut attendre la deuxième partie du XXe siècle pour voir d’autres réformes de l’institution. Dans les années 1970 sont engagées des mesures pour libéraliser les conditions de détention suite aux révoltes de 1970, 1971 et 1974 : autorisation de la presse, de fumer, élargissement des conditions de semi-liberté. Les miroirs sont également autorisés : le détenu peut désormais voir son visage se transformer avec le temps. Cela a été perçu comme une véritable révolution dans l’expérience individuelle de la prison.

Les années 1980 constituent un second tournant. L’arrivée de la gauche au pouvoir entraîne une rupture avec la politique pénitentiaire sécuritaire du ministère Peyrefitte. On autorise le port de vêtements civils, le téléphone, les parloirs sans séparation. Après l’abolition de la peine de mort en octobre 1981, le ministère de Robert Badinter met en place des peines de substitution en 1983. Cela montre une volonté de lier la peine à la réinsertion.

Dans les années 2000, la question pénitentiaire revient à l’agenda politique suite à la publication du livre de Véronique Vasseur, Médecin-chef à la Santé (2000), où elle décrit les conditions terribles de détention. Un certain nombre de rapports parlementaires indiquent la nécessité d’une nouvelle réforme. Mais celle-ci est tributaire de l’ambiance sécuritaire qui caractérise l’élection présidentielle de 2002. Malgré tout, quelques changements ont lieu dans les prisons des années 2000 : des sites pilotes sont choisis pour adopter les règles pénitentiaires européennes, ou encore la loi pénitentiaire de 2009 qui modifie les modalités d’exécution des peines.

La prison n’est donc plus la même qu’au XVIIIe siècle. Aujourd’hui, de nouveaux problèmes sont pointés du doigt (radicalisation, surpopulation) et donnent à voir un système carcéral marqué par une sensation d’inertie. La politique pénitentiaire tente d’échapper à la critique, mais ne comporte dans les faits que peu d’ambitions, sans réflexion sur le sens de la peine et sur le lieu prison.

Cependant, il faut aller au-delà de ces réformes législatives pour voir ce qu’elles impliquent dans la vie quotidienne des prisons : peut-on parler d’une normalisation de l’institution carcérale ?

Dans Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, traduit en 1968 en français, E. Goffman a développé le concept d’institution « totale » (on peut aussi parler de système enveloppant), qui a par la suite été appliqué à la prison. L’institution est ici « totale » car la vie est recluse, et ses modalités sont minutieusement codifiées. Or, on assisterait à une « détotalisation » de l’institution pénitentiaire avec les réformes des dernières décennies. Plusieurs modifications sont observées : les prisons s’ouvrent à des tiers, comme des soignants qui dépendent du ministère de la santé – qui ont des patients plus que des détenus ; ou encore, des formateurs de l’Education Nationale- qui ont des élèves et non plus des détenus. L’organisation générale de la prison s’est décloisonnée, grâce à la mise en place d’un travail interdisciplinaire (intervention de bénévoles, des travailleurs sociaux, des personnels médicaux, des formateurs extérieurs, qui échangent avec les surveillants et la direction de la prison). Enfin, le processus de dépersonnalisation est amoindri : la coupe de cheveux n’est plus obligatoire, tout comme le droguet (tenue pénale).

Mais Lucie Bony précise que c’est un processus qui rencontre des résistances dans plusieurs domaines : par exemple, dans le domaine de la santé (manque important de moyens humains et matériels, difficultés organisationnelles, notamment de transferts à l’hôpital, d’urgence) ; mais ce sont aussi les activités qui sont contraintes par la question sécuritaire (limitation des entrées d’objets extérieurs) ; ainsi que les droits octroyés aux détenus, qu’ils ont du mal à s’approprier (règles complexes, difficultés de langue) et qui sont également limités pour « raisons de sécurité », ce qui transforme ces droits en privilèges.

Les détenus sont donc dépendants de toute l’institution, le système carcéral continue à les plonger dans une situation infantilisante. La surpopulation et l’accroissement du taux d’incarcération empêche l’institution de fonctionner dans des conditions décentes : on compte 107 détenus pour 100 000 habitants en France en 2016 contre 57,7 détenus pour 100 000 habitants en 1970. La prison est alors réduite à sa fonction de gardiennage humain dans des conditions humiliantes, qui sont certes réduites par les réformes, mais elles ne sont pas tout de suite mises en place : l’institution a besoin d’un temps d’adaptation. Ainsi, Lucie Bony notait que malgré la limitation des fouilles au corps préconisée par la loi pénitentiaire de 2009, elles sont encore régulièrement pratiquées.

Des réponses apparemment contradictoires à la question « est-ce que la prison change ? » se lisent dans les publications récentes sur la question : le livre de Monique Seyler La prison immobile (2001) paraît ainsi quelques mois après l’ouvrage dirigé par Claude Veil et Dominique Lhuilier, La prison en changement (2000). Ces contradictions sont sans doute liées aux attentes vis-à-vis du projet carcéral : on lui demande d’assurer des missions contradictoires, comme punir et réinsérer. Ces changements et réformes n’ont donc pas transformé la nature même de la prison. Il faut distinguer changements dans la prison et changements de la prison, conclut Lucie Bony.

  1. La prison comme lieu. Permanences et mutations des localisations et de l’architecture carcérales

A la question : « est-ce que la prison est un objet géographique ? », Olivier Milhaud répond que deux entrées sont possibles pour penser la prison comme objet géographique : la prison est une punition par l’espace ; mais c’est aussi un objet spatial dont on peut étudier l’organisation interne. On comprend bien au vu de ce qui a été dit précédemment que la prison n’est pas une île isolée de la société qui l’entoure. Elle est fortement influencée par le dehors. Il ne faut pas étudier seulement le dedans de la prison, mais voir les influences externes et donc étudier aussi le dehors. On peut ainsi confronter l’immobilisme ou les changements tant dans les localisations des prisons que dans leur conception architecturale. Dans les deux cas, on peut en tirer des enseignements sur cette punition par l’espace.

Depuis la Révolution française, le nombre d’établissements a diminué pour atteindre aujourd’hui un total de moins de deux cents sur le territoire national. On assiste également à un phénomène de concentration, avec suppression des plus petites prisons dans les plus petites villes – avec un certain respect de la hiérarchie urbaine et administrative. La prison est considérée comme une nuisance par les riverains, on évite donc de les construire en plein centre-ville, mais elles doivent rester proches des centres urbains : pour les familles des détenus, de l’administration, mais aussi pour les services (transferts à l’hôpital, extractions vers les tribunaux). Il arrive aussi que les élus jouent un rôle dans la localisation des prisons, comme cela fut le cas à Vivonnes, prison surdimensionnée pour les besoins de la Vienne – on l’appelle désormais nommée « la prison Raffarin » tant le sénateur de la Vienne et ancien Premier Ministre a tenu à récupérer cet équipement pourvoyeur d’emplois publics. Ni en plein centre-ville au foncier onéreux, ni en lointaine périphérie rurale, le périurbain est donc un espace d’installation privilégié. Quelques sites sont pourtant de gros contre-exemples, comme la prison du hameau de Clairvaux, à Ville-sous-la-Ferté, dans le canton de Bar-sur-Aube, en pleine diagonale des faibles densités. Pensons aussi à Joux-la-Ville, à 38 km d’Auxerre, accessible en taxi seulement si on ne dispose pas de voiture individuelle. La géographie des prisons est donc moins immobile qu’on ne le pense. Le cas de fermetures de prisons de centre-ville pour un choix périurbain est fréquent et ne date pas des années 2000. Christian Carlier a bien étudié le cas de Fresnes : lors d’une exposition universelle à la fin du XIXe siècle, on a transféré la prison alors située à proximité de la gare de Lyon vers « un lieu où ne se portait pas la villégiature » à l’époque (rapport préfectoral de l’époque soulignant la pertinence du choix !). Cette relégation géographique était justifiée par le désir de ne pas montrer aux visiteurs de l’exposition universelle arrivant gare de Lyon les bas-fonds parisiens.

Lucie Bony poursuit l’analyse en détaillant l’organisation de l’espace intérieur, aménagé pour punir. Depuis 1987, l’administration pénitentiaire ne prend plus complètement en charge la construction des prisons, qu’elle confie à des partenaires privés. Ces contrats sont transformés en partenariats publics-privés (PPP) dès 2003, avec « entière délégation de service public » au privé, sauf pour la gestion des détenus et des personnels de surveillance et de direction. Cela s’est traduit par l’introduction de nouveaux acteurs et fonctionnements dans le système carcéral.

Un ouvrage collectif dirigé par Didier Chollet (2015) dresse le bilan de ces nouvelles prisons construites depuis 2007 : Les nouvelles prisons. Enquête sur le nouvel univers carcéral français. Un chapitre consacré à l’architecture rappelle que les deux questions qui intéressent les constructeurs sont les contraintes sécuritaires et la gestion des circulations internes. Les architectes ont finalement peu de marges de manœuvre : elles concernent surtout l’esthétique du bâtiment (couleurs, jeux de lumières) et on attend de ces touches esthétiques qu’elles améliorent le bien être des détenus et qu’elles limitent les conditions conflictuelles.

Pourtant, les anciennes prisons ressemblent aux nouvelles : elles s’inscrivent dans la continuité du modèle originel qui viendrait du XVIIIe siècle, conservant l’unité du bâti malgré les différentes fonctions du lieu. Si la propreté s’améliore, avec l’apparition de lieux collectifs, une nostalgie pour les anciennes prisons décrites comme vétustes a été notée par Olivier Milhaud et Lucie Bony lors de leurs enquêtes : les rapports humains y étaient plus familiaux. Les discours convergent pour dire que les nouvelles prisons, qui font la place belle aux technologies, sont moins humaines et accroissent le fossé entre détenus et surveillants. L’inertie est donc très forte en ce qui concerne la construction des prisons.

  1. L’enfermement comme expérience géographique : quelle immobilité ?

Est-ce que vivre en prison est une expérience de l’immobilité ? Pensons au beau livre d’Anne-Marie Marchetti, qui portait certes sur les maisons centrales, Perpétuités. Le temps infini des longues peines. La prison n’est pas un monde clos. Les liens avec l’extérieur sont réels : télévision, courrier, parloirs. Néanmoins certains refusent les parloirs car ils leur rappellent trop la déchirure.

La mobilité existe aussi entre les lieux, par les transferts de détenus, qui souhaitent rejoindre un nouvel établissement plus proche de leurs familles ou amis, ou qui sont déplacés de force de peur de complicité ou suite à des troubles en détention. Surtout, les mobilités sont réelles à l’intérieur du lieu. La prison est organisée comme des « poupées gigognes », où chaque unité est séparée d’une autre par une grille ou un sas, afin de contrôler les circulations, qui sont régies par des règles strictes : un homme ne doit jamais croiser une femme détenue par exemple. Donc on circule beaucoup en prison, pour aller d’un espace à un autre, de la cellule à la promenade, ou au parloir, puis du parloir à la cellule, mais on attend beaucoup, même si les détenus ne s’en plaignent pas trop.

La mobilité entre l’intérieur et l’extérieur de la prison est un système complexe. Olivier Milhaud cite le cas d’un détenu de la prison de Mulhouse dont la mère habite à deux heures de route et ne conduit pas. Elle doit donc demander à ce qu’on l’emmène rendre visite à son fils tout en faisant garder son autre fils en bas âge. Pouvoir visiter un proche incarcéré, c’est souvent une épreuve émotionnelle mais aussi en termes d’organisation, de coût, de temps, de normes sociales : il est difficile d’avouer que l’on a un proche en prison. Le vécu de la distance peut donc être supérieur à la distance kilométrique.

Dans sa thèse, Lucie Bony a mobilisé la notion de « trajectoire résidentielle » pour appréhender le lien entre lieu de résidence des détenus et le lieu d’enfermement, afin de mieux saisir comment le passage en prison s’inscrit dans un continuum de lieux habités par les détenus. Elle dégage ainsi trois cas de figure à partir de son travail d’enquête (nous citons ici des extraits d’entretiens avec des détenus).

Dans le premier cas, les détenus s’inscrivent en rupture avec leur vie d’avant, le séjour en prison est vécu comme un exil, souvent comme une dépersonnalisation. Le registre du dépaysement est mobilisé : « c’est un pays différent que je visite (…) c’est exotique ».

Un second cas concerne les détenus qui ont fait de nombreux allers-retours en prison, ou qui y ont fait de long séjours. Ils ont développé un rapport familier à la prison : « je l’ai toujours dit, une fois c’est ta punition, deux fois c’est ta correction, trois fois c’est ta maison ».

Enfin, elle a déterminé un troisième cas de figure qui renvoie au registre de la transition, de la parenthèse. C’est souvent un discours que l’on retrouve chez les jeunes prisonniers : « c’est comme dehors, on supporte » ; « c’est un best of des quartiers, c’est comme au quartier mais avec tous les quartiers ».

Questions

Q : pourquoi la publication si tardive de travaux de géographie sur la prison ? Comment est-ce qu’on peut mobiliser la notion de discontinuité pour étudier l’intérieur des prisons ?

O. Il y avait eu les travaux de Roger Brunet sur le Goulag, avec usage d’un guide réalisé par un évadé. La localisation des goulags dans la « Russie Utile » semblait logique car le goulag participait pleinement de l’économie soviétique. Mais Brunet n’avait que le nombre de camps (massivement situés dans la Russie d’Europe), pas les effectifs de détenus, avec de fortes concentrations dans la Sibérie et le Grand Nord. Peut-être que les géographes ont longtemps étaient frileux d’étudier les micro-échelles, internes à un bâtiment comme une prison. Ou n’ont-ils pas vu que la prison n’est pas qu’une peine temporelle (tant de mois ou d’années derrière les barreaux), mais avant tout une peine spatiale : on vous retire de chez vous et on vous condamne à vivre entre quatre murs, avec des voisins non choisis, établissant une distance et des discontinuités entre vous et vos proches. Le franchissement de la distance entre le dedans et le dehors est contrôlé, voire empêché. Pensons à tous les contrôles des télécommunications entre le dedans et le dehors.

Dans les vieilles prisons, les grilles s’ouvrent grâce à la clé du surveillant, qui peut ouvrir deux ou trois portes d’affilée, mais n’a pas les clés des grilles suivantes pour raison de sécurité. Les nouvelles technologies ont été vues comme une panacée, avec des portes automatiques qui s’ouvrent à distance, depuis un poste central qui contrôle toutes les circulations dans la prison. Néanmoins, quand on accompagne un détenu dans les vieilles prisons, de grille en grille, on sent des choses à son contact. Avec le numérique, on n’a aucune connaissance de ce qui se passe (la sécurité active qui repose sur le contact et le renseignement est bien plus efficace que la sécurité passive qui repose sur la technologie et délègue aux murs son efficacité). La prison moderne suit un modèle ségrégatif de très fortes discontinuités, qui donnent une impression très rassurante de sécurité pour les personnels pénitentiaires, mais qui peut s’avérer au final dangereuse.

Q. En quoi les formes architecturales participent-elles de la totalisation du système ?

O. L’architecture fonctionne en poupées russes, avec un mur d’enceinte, à l’intérieur une zone en détention où se trouvent les détenus, distinctes de la zone hors détention mais dans les murs pour l’administration, et au sein de la zone en détention, différents quartiers étanches les uns aux autres. Mais cette multiplication des discontinuités spatiales ne signifie pas pour autant qu’on a affaire à une institution forcément totale ou totalitaire. La vie en détention est organisée ainsi, mais il y a quantité de ruses pour élargir son espace, pour essayer de travailler en cuisine (et accéder à la nourriture), ou à la bibliothèque (et accéder à d’autres ressources), ou à l’atelier (gagner de l’argent qui sert à financer sa détention où beaucoup de choses s’achètent, mais aussi rencontrer des détenus d’autres quartiers), etc.

L : Il existe une formule en détention qui veut que tout se négocie. Les prisonniers mettent en avant différents atouts pour obtenir des surveillants qu’ils leur ouvrent les portes et leur permettent de se déplacer : aisance verbale, physiques imposants, expérience de l’univers carcéral plus ancienne que celle des surveillants fraichement arrivés, etc.

Q : Michel Foucault : le panoptique, est-ce qu’il a été mis en place et utilisé pour l’architecture carcérale ?

O. Le panoptique c’est un système de tour centrale élaboré au XIXe où seraient les surveillants, dissimulés par un système de jalousie (créé par Jérémy Bentham). Dès lors, le surveillé pense qu’il est surveillé depuis la tour centrale, par un surveillant caché derrière la jalousie, alors même que le surveillant n’est pas nécessairement là. Pour Foucault, c’est la preuve que le surveillé devient porteur d’une relation de pouvoir et qu’il se discipline lui-même Néanmoins cette architecture panoptique n’a jamais été mise en œuvre en détention. On a bien des ailes de prison en forme de V avec un surveillant capable de contrôler les deux ailes du V, mais cela tient à des raisons de coût (un seul surveillant pour deux couloirs) et il ne voit que des couloirs vides et des portes fermées. Même si le système panoptique était adopté, voir un corps captif ne dirait rien de ce qu’il regrette ou de ce qu’il fomente.

Q : est-ce que le fonctionnement des mobilités entre les établissements est une manière de maximiser les peines ?

L : Apèrs leur arrestation, les suspects sont incarcérés dans la maison d’arrêt qui dépend du tribunal qui instruit l’affaire. Après le jugement, il est possible de faire une demande de transfert, notamment dans un établissement pour peine (maison centrale ou centre de détention). Toutefois, le nombre de places y est limité : le temps d’attente peut être long et l’établissement d’affectation très éloigné. Le transfert peut aussi être envisagé comme une punition (affaires de terrorisme : on déplace une personne dangereuse pour qu’elle ne prenne jamais ses marques et n’établisse pas de complicités internes). Certaines personnes – les détenus particulièrement signalés – sont ainsi amenées à faire du « tourisme pénitentiaire » pour reprendre l’expression du jargon carcéral.

O : Précisons que le détenu dangereux en prison ne l’est pas forcément dehors, et vice-versa. Les pédophiles et autres délinquants sexuels sont très souvent des détenus modèles. Ils obtiennent les meilleures cellules, celles avec la meilleure vue par exemple, et ne les conservent que s’ils respectent au mieux les surveillants. En prison, tout se transforme en carottes ou en bâtons.

Q : Est-ce que l’éloignement du bruit de la ville peut être considéré comme une politique d’apaisement dans la prison ?

O. Non les stratégies d’éloignement du centre-ville (localisation des vieilles prisons) sont plus valorisées par l’administration pour éviter les parloirs sauvages ou les jets d’objets. Cependant, les indices sonores ou paysagers comptent beaucoup pour les détenus. Avec la vue sur un arbre, on voit les saisons qui changent. Le bruit du dehors scande les heures de la journée.

L : La vue sur la cour de promenade est aussi une cellule appréciée par les détenus. J’ai été particulièrement marquée par le bruit en prison qui me donnait des migraines. Cela était aussi soulevé par les détenus âgés, car le bruit disparait seulement quelques heures dans la nuit.

Q : A propos des détenus des quartiers « politique de la ville » : vivent-ils en prison comme à la maison car leur quartier est une prison ?

L : Ce sont des détenus majoritaires en prison. La prison est un espace un peu théâtral où on est dans la mise en scène de soi, il est important pour les détenus de montrer aux autres qu’ils sont forts, ils nient être affecté par la prison, mais cela ne veut pas dire qu’ils ne souffrent pas. Il faut donc prendre de la distance par rapport à ce que les détenus disent dans les entretiens. Mais la prison leur est familière car l’incarcération fait partie de l’espace vécu du quartier avant même qu’ils mettent les pieds dans la prison. Ils ont eu des voisins voire des proches incarcérés. La prison fait partie de leur monde social. Leur arrivée en prison est différente de ceux qui viennent d’autres milieux résidentiels car ils retrouvent parfois derrière les murs de la prison des personnes qu’ils connaissaient à l’intérieur.

Q : Est-ce que le mitard existe toujours ? Est-ce qu’il peut être considéré comme une punition géographique ?

O : Le Mitard c’est la cellule disciplinaire. Elle est minimaliste et la promenade y est solitaire et réduite à une heure par jour, les activités sont supprimées ou fortement réduites : c’est une punition spatiale forte. Notons d’ailleurs que toutes les punitions non géographiques ont disparu de la peine (on ne condamne plus au pain sec et à l’’eau, ni à porter des fers aux pieds) Il est limité à 30 jours.

Q : Peut-on décrire les prisons comme des non lieux à l’heure de la mondialisation ?

O : Marc Augé parle de « non lieux » pour des lieux génériques, comme les aires d’autoroutes, ou les aéroports, des espaces qui n’auraient pas de qualités internes. Cette notion a été très critiquée par les géographes, sensibles aux qualités différentes des moindres lieux. Notons que chaque prison est très différente d’une autre, par les effets de la localisation de la prison sur l’accessibilité aux familles, par son architecture interne, par la population qui la fréquente ou la direction qui la gère… Par contre dans les plans de constructions, pour faire des économies, les architectes font des plans-types pour plusieurs prisons. Dans le cadre de la conception-construction des prisons dans le cadre d’un partenariat public privé le constructeur loue la prison à l’Etat et la rend au bout de 30 ans. Pendant ce temps, il gère les fonctions non régaliennes. Si l’architecture est répétitive, le vécu dans la prison peut être très variable d’une prison à l’autre.

Q : Un film ou série à conseiller sur ce thème ?

O. Le film le Déménagement (Catherine Rechard) – déménagement d’une prison ancienne de Nancy à une prison moderne sur le plateau du Haut-du-Lièvre, près de la « clientèle » disait-on à l’administration pénitentiaire, au cœur des HLM.

Un prophète (Jacques Audiard) est intéressant aussi pour dire l’ambiance mais les surveillants archi corrompus ou les meurtres en détention sont rarissimes.

Le docu-fiction 9m2 pour deuxde Joseph Cesarini et Jimmy Glasberg dit aussi beaucoup de choses sur l’espace carcéral.

Quelques références bibliographiques pour compléter :

  • Bony L., 2014, De la prison, peut-on voir la ville ? Continuum carcéral et socialisation résidentielle, Thèse de doctorat en géographie, Université Paris ouest Nanterre la Défense, 477 p.

  • Cholet D. (dir.), 2015, Les nouvelles prisons. Enquête sur le nouvel univers carcéral français, Rennes, PUR, 366 p.

  • Goffman E., 1968 [1961], Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Éditions de minuit, 452 p.

  • Foucault, M. ,2014, Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris, Gallimard, 340p.

  • Milhaud O., 2009, Séparer et punir. Les prisons françaises : mise à distance et punition par l’espace, Thèse de doctorat en géographie, 368 p.

  • Perrot M., 2004, « La prison, encore, et toujours ? », in Artières Ph., Lascoumes P. (eds), Gouverner, enfermer. La prison, un modèle indépassable ? , Paris, Presses de Sciences po, pp. 13-21.

  • Reynaert P., 2004, « La prison entre immobilisme et mouvement perpétuel » in Kaminski D., Kokoreff M. (dir.), Sociologie pénale : système et expérience, Toulouse, Erès, pp. 235-255

  • Seyler M. (textes présentés par), 2001, La prison immobile, Paris, Desclée de Brouwer, 181p.

  • Vasseur, V., 2000, Médecin-chef à la Santé. Paris, Le Cherche Midi, 198p.
  • Veil C., Lhuilier D. (dir.), 2000, La prison en changement, Toulouse, Erès, 301 p.

Compte-rendu : Marine Duc

Relu et amendé par Lucie Bony et Olivier Milhaud