Dans le cadre de nos rencontres régulières au Café de Flore, Daniel Oster a reçu le 29 mars Yves Colombel, professeur en classes préparatoires au lycée Henri IV, pour nous parler des territoires de la pauvreté dans le monde à différentes échelles, métropolitaine, régionale et internationale.
En préalable à toute étude géographique, il faut mesurer la pauvreté selon des critères chiffrés précis. Les « personnes se sentant pauvres » et les « gens aidés » sont une première définition de la catégorie sociale des pauvres. Mais les politiques de lutte contre la pauvreté cherchent à établir des critères « objectifs et chiffrables ». Pour être un outil au service des politiques publiques qui luttent contre elle, une bonne connaissance de la pauvreté est indispensable.
L’ONU établit le seuil de pauvreté en fonction des revenus. Est en situation de pauvreté absolue celui qui gagne moins de 1,9$/jour en parité de pouvoir d’achat, ce qui est le cas de 750 millions de personnes, soit à peu près 10% de la population mondiale. Mais la plupart des pays ont établi leur propre seuil. Les pays riches l’ont, en majorité, fixé à 60% du revenu médian. Il s’agit alors d’une pauvreté relative. Les Etats-Unis préfèrent se référer à la capacité de pouvoir d’achat. Mais il faut rappeler que beaucoup de biens ne sont pas monétarisés comme la santé, l’école… Dans les pays en développement, on peut aussi définir la pauvreté par un indice sans pertinence pour les pays riches : l’indice de pauvreté multidimensionnelle qui prend en compte dix indicateurs (mortalité infantile, malnutrition…). Selon cet indice, il y aurait plus de 2 milliards de pauvres dans le monde si l’on additionne les populations considérées comme pauvres dans tous les pays avec les seuils nationaux.
Où se localisent les territoires de la pauvreté ?
Bien sûr, ce sont les pays du Sud qui recueillent la très grande majorité des pauvres, essentiellement en Afrique subsaharienne (30% de pauvres absolus) et en Asie du Sud (15% de pauvres absolus). Mais il faut noter que la pauvreté absolue était en réduction jusqu’à l’arrivée de la pandémie dont on ne peut encore calculer toutes les conséquences. En effet de 35% de la population mondiale (critère onusien) en 1990, elle était passée à 10% en 2019. Ce chiffre global cache de grandes inégalités car, si l’Afrique a peu progressé, la Chine a complètement éradiqué la pauvreté absolue grâce à la mondialisation.
Qui des urbains et des ruraux sont les plus touchés ?
Dans les pays du Sud, les campagnes sont les premiers territoires de la pauvreté. Les ruraux sont à la fois les plus mal nourris, les moins alphabétisés et ont un accès difficile à l’eau potable. La grande pauvreté rurale touche même les pays émergents comme le Brésil où les bidonvilles abritent moins de pauvres que les campagnes.
Les pays riches, au contraire, connaissent surtout une pauvreté urbaine. En France, l’INSEE, en 2015, établissait des taux de pauvreté respectivement de 14,3% dans les campagnes, 16% dans les villes et 20% dans les centres villes. A l’échelle régionale, le cas de l’Ile-de-France est particulièrement signifiant : les taux de pauvreté les plus forts s’y situent en Seine-Saint-Denis mais aussi à Paris. Il y a peu de pauvres dans la couronne périurbaine mais leur vécu est plus difficile.
Y a-t-il des territoires emblématiques de la pauvreté urbaine ?
On peut établir une typologie générale, commune aux mondes urbains des pays du Nord et du Sud. Trois formes d’habitat se distinguent : le grand ensemble social qu’à Bangkok on appelle le « bidonville vertical », le logement social dans un centre-ville dégradé incarné par les ghettos des Etats-Unis, les bidonvilles qui occupent des interstices au cœur du tissu urbain au Nord, et qui constituent de véritables « villes dans la ville » au Sud.
Qui sont les pauvres ?
Ce sont en majorité des enfants et des seniors (à l’exception de la France où cette dernière catégorie est faiblement représentée).
Les femmes sont surreprésentées à deux moments de leur vie, entre 30 et 49 ans comme chefs de famille monoparentale et au-delà de 74 ans quand elles n’ont pu cotiser pour leur retraite. Il est difficile de savoir la situation réelle des femmes dans le cadre de la famille patriarcale. En Afrique subsaharienne, les femmes qui travaillent dans le secteur informel plus que les hommes, disposent de revenus, mais en profitent-elles ?
Les minorités sont aussi plus touchées par la pauvreté, comme les Noirs aux Etats-Unis ou les migrants en France (elle en touche 30% ; 12% chez les non-migrants). Minorités particulières, les autochtones (370 millions de personnes dans le monde), encore nombreux en Amérique et en Inde, sont plus frappés par la pauvreté que les populations au milieu desquelles ils vivent. Ils sont regroupés dans les marginalités urbaines (cas des Maoris de Nouvelle-Zélande) ou dans des réserves. Certaines minorités rurales ont été dépouillées de leurs droits collectifs et expulsées de leurs terres comme les Aborigènes en Inde.
Quels sont les acteurs chargés de la gestion de la pauvreté ?
En principe tous les Etats ont une politique de réduction de la pauvreté. Leurs programmes utilisent différents canaux. Il peut y avoir une aide directe au revenu (exemple du RSA en France), aide qui peut être conditionnée à certains critères, ce qui est le cas du Brésil dans le cadre de la « bolsa familia » où elle est attribuée aux familles scolarisant et vaccinant leurs enfants. L’aide peut aussi passer par la fixation des prix des produits de première nécessité. L’Inde a ainsi établi un réseau de boutiques pour les gens nécessiteux, ce qui peut être source de corruption.
En-dehors des Etats, de nombreuses organisations luttent contre la pauvreté : ONG internationales (Croix-Rouge, Caritas, Oxfam…) et locales, fondations dont la plus connue est celle de Bill Gates.
Aujourd’hui on constate une volonté de plus en plus forte de responsabiliser les pauvres.
Quelle est la place des pauvres dans les circulations mondialisées et les mobilités ?
D’une manière générale les pauvres sont peu mobiles.
Les migrants ne font pas partie des pauvres de leur pays car pour « partir » il faut un capital financier et culturel, mais ils deviennent pauvres dans leur pays d’accueil. Les migrations constituent une stratégie majeure dans le recul de la pauvreté grâce à l’argent envoyé « au pays » qui sert à de nombreux investissements sociaux comme l’électrification. L’aménagement de la vallée du fleuve Sénégal grâce à de nombreux réseaux d’investissements en est un bon exemple.
Les vulnérabilités des pauvres sont fortes dans trois domaines, résidentiel, sanitaire et environnemental. Ils peuvent être chassés facilement de leur logement (on parle en Afrique de « déguerpissements organisés »). Leur fragilité se marque par les écarts d’espérance de vie au sein d’un même pays (en France, celle-ci varie entre 71 et 84,4 ans entre le premier et le dernier décile de revenus). Et leurs lieux de résidence sont particulièrement exposés aux risques naturels (cuvettes inondables, fortes pentes…) et industriels (en France, les 2/3 des 720 sites Seveso à risque majeur ont un quartier de politique de la ville). Le réchauffement climatique aura des conséquences dramatiques majoritairement dans les pays du Sud comme le Bangladesh dont les littoraux très peuplés seront submergés.
Questions :
- Fiscalité et rétro-transferts : dans un pays comme le Mali, le poids des rétro-transferts est plus efficace que le rôle des Etats.
- France : Etat redistributeur et maintien de la pauvreté ? Situation difficile à apprécier car l’accroissement des inégalités se fait en amont et la correction est difficile. La pauvreté est liée au chômage, ce qui n’est pas le cas de la Grande-Bretagne qui connait les « working poors ». Il semble néanmoins que la redistribution soit plus efficace en France qu’en Suède.
- Comment le mot « pauvreté » est-il ressenti par les pauvres ? : c’est la réalité qui est stigmatisante, pas le mot. Néanmoins les ONG internationales parlent de « personnes en situation de pauvreté ».
- Que penser des 20% de logements sociaux obligatoires dans chaque commune ? : Yves Colombel s’y déclare personnellement favorable, mais reconnait que certaines communes sont réticentes. La loi n’a pas changé à Paris le taux de pauvreté supérieur à la moyenne.
- Qu’en est-il de la politique de micro-crédit, « star » des années 2000 ? : elle n’a pas disparu mais a été très critiquée car les taux d’intérêt, portant sur des prêts à court terme, se sont révélés très élevés. Dans les bidonvilles ils ont eu peu d’efficacité.
- Que sait-on sur les sorties de la pauvreté ? : peu d’études sur ce sujet. La pauvreté peut être un état transitoire, mais on constate une forte pérennisation et une transmission intergénérationnelle.