Philippe Piercy : « Lise a soutenu sa thèse à l’université de Savoir Mont Blanc et est désormais géographe « professionnelle » puisqu’elle est impliquée dans les métiers de l’aménagement. Elle a un pied sur les deux terrains de la géographie.
Les stations de ski sont un vieil objet d’étude de la géographie. C’est dès les années 1970 que des thèses ont été faites sur les stations de ski. En géographie les stations de ski ont plutôt été étudiées sous l’angle de l’aménagement du territoire, de l’aménagement de la montagne, sous des angles urbanistiques. Avec le travail de Lise, ce qui nous intéressait, c’était d’aborder la question du tourisme hivernal comme question de géographie sociale. Les stations de ski comme laboratoire pour étudier plutôt les sociétés que les politiques d’aménagement. Et ce passage géographie du tourisme-géographie sociale me semblait bien intéressant. »
Lise Piquerey : « Ma thèse portait sur les stations de sport d’hiver haut de gamme en Autriche en France et en Suisse. La première idée lorsque l’on souhaite questionner les stations touristiques c’est de réfléchir à leur essence même, comme lieu touristique. Le lieu touristique peut se définir comme un agencement d’aménagements à des fins récréatives. Les stations de sport d’hiver bien qu’étant particulièrement tournées vers les sports d’hiver comme le ski, les sports de glisse ou alors le patinage lors de leur naissance, sont pour certaines des lieux et des espaces de la distinction.
Au sein de l’arc alpin et plus particulièrement en Autriche en Suisse et en France, certaines stations de sport d’hiver peuvent être identifiées et qualifiées comme étant des stations de sport d’hiver haut de gamme. Pour la France, vous avez à titre d’exemple, Megève, Courchevel, Val d’Isère et Val Thorens dans une moindre mesure puisqu’elle tend à devenir une station de sport d’hiver haut de gamme. Pour la Suisse, vous avez par exemple Gstaad, Zermatt, Cran Montana et Saint Moritz qui est une station de renom. Et en Autriche de façon un peu plus discrète, vous avez une station de sport d’hiver qui se présente comme haut de gamme, celle de Kitzbühel. Dans ces lieux touristiques, l’idée, c’est de questionner leur aménagement non plus seulement aux vues des pratiques touristiques mais de questionner leur aménagement au regard de la distinction sociale qui s’y tient. Cette distinction sociale elle peut apparaitre à travers des marqueurs physiques qui sont visuellement repérables dans le territoire, qui impactent le paysage des stations et puis également par des jeux de passage de transition entre différents espaces qui sont marqués par différentes communautés ou groupes sociaux. C’est dans ces espaces que se joue un des termes utilisés pour le titre de ce café géo : l’entre soi.
Pour questionner l’entre soi, la richesse, le luxe et le caractère haut de gamme de ces lieux touristiques il est emportant dans un premier temps de revenir un petit peu sur l’histoire, la construction historique de ces différentes stations.
Au sein des 10 stations que je vous ai précédemment nommées, il y a différentes trajectoires qui ont permis l’arrivée ou du moins leur montée en gamme.
-Vous avez des stations comme Megève, proche d’ici, qui a connu une histoire marquée par l’arrivée des élites, des catégories socio-économiques supérieures, dès le début du 20ème siècle entre 1917 et 1920. Megève a eu une mise en tourisme qui s’est faite grâce à la famille de Rothschild, qui est encore très présente sur la commune à travers le groupe Edmond de Rothschild. Cette mise en tourisme part d’une anecdote lorsque Noémie de Rothschild en ayant assez de skier dans les Grisons, pendant la 1ère guerre mondiale, avec des Allemands, souhaite ouvrir ou du moins faire construire une station de sport d’hiver dans un site aussi agréable et aussi beau que celui de Saint Moritz mais en France pour ne plus avoir à côtoyer en quelque sorte cette clientèle. Noémie de R. envoie un jeune skieur norvégien à la recherche d’un terrain qui serait idéal et il trouve par exemple Val d’Isère, mais Val d’Isère est à cette époque difficilement accessible. Et puis il trouve également Megève. Noémie de R. s’y rend et c’est sur le plateau du mont d’Arbois qu’elle se dit que c’est ici qu’elle souhaite ouvrir ce que l’on qualifie aujourd’hui un « resort de luxe », puisque sur le site du plateau d’Arbois vous avez actuellement un hôtel 5 étoiles qui a l’origine faisait partie d’un groupement plus important qui était fait de cet hôtel 5 étoiles et de chalets. Noémie de R en avait fait construire un pour elle à cette époque grâce à un architecte également connu Henri Jacques Le Même.
-Vous avez a contrario des stations pour lesquelles la mise en tourisme se fait tout d’abord sans la venue de catégories socio-économiques supérieures. C’est le cas pour une autre station également très connue en France et qui a fait récemment parler d’elle dans les journaux, Courchevel. Courchevel est le fruit d’un premier programme débuté sous Vichy en 1941-42 par le Ministère des sports et de la jeunesse qui cherchait un site pour développer la pratique sportive. Le projet renaît à la fin de la guerre avec le groupe nommé Atelier d’architecture de montagne (L’AAM, avant de porter ce nom, est d’abord né à Courchevel de la rencontre et de l’association en 1946 de Laurent Chappis, architecte-urbaniste et de Denys Pradelle ; cf F. Delorme revue In situ 24/2014) et va se développer jusque dans les années 1950 avec une visée résolument sociale et populaire. C’est à partir des années 1950 qu’apparait également une montée en gamme de cette station avec l’arrivée d’élites. Elites non pas identiques à celles de Megève car là on avait une élite assez ancienne issue de la bourgeoisie et de l’aristocratie, mais plutôt une élite que l’on pourrait qualifier de financière pour Courchevel avec l’arrivée de grands industriels comme Mr Lang dont le chalet a été démonté il y a quelques années sur Courchevel…
-Et puis 3ème forme de station de sport d’hiver haut de gamme, celle dont la montée en gamme fait partie d’une trajectoire touristique. Val d’Isère en est un exemple particulièrement pertinent, avec une montée en gamme qui s’opère depuis les années 1980, notamment à travers deux éléments importants : un réaménagement complet de son artère touristique principale avec une mise en exergue du caractère montagnard du lieu. On va surabonder dans l’utilisation du parement en pierres, dans l’utilisation du bois, pour donner un côté vraiment savoyard à cette station qui est également une station faite de toute pièce sur la partie la plus touristique actuellement. Un autre cas de station en train de valider ce projet de montée en gamme est celui de de Val Thorens, avec l’ouverture depuis une quinzaine ou une dizaine d’années, d’un certain nombre de chalets haut de gamme et puis également d’hôtels haut de gamme.
Dans ces stations, on observe donc, en simplifiant, trois trajectoires bien différentes qui s’étalent sur un siècle, à un siècle et demi car Saint Moritz car la mise en tourisme dans le cas des Grisons débute aux alentours de 1850, 1870. Dans ces trois trajectoires, quel que soit le mode de développement choisi par les politiques publiques locales et les investisseurs privés on retrouve des outils visant à la distinction et également à l’agrégation et à la relégation de certaines communautés. Si l’on veut traiter cette question de relégation et d’agrégation, il s’agit tout d’abord d’identifier des groupes sociaux qui jouent un jeu spatial dans le sens où ils se rencontrent à certains moments à travers des pratiques très codifiées et puis ensuite s’évitent dans des moments ou des pratiques qui ont plus à voir avec de l’intimité ou avec de l’entre soi. Quand j’utilise le terme de communauté, ici c’est comme synonyme de groupes sociaux. Le terme est dépourvu de toute valeur négative ou de tout présupposé.
Donc au sein de ces stations de sport d’hiver, l’idée est de se demander comment ces groupes arrivent à s’approprier des portions de l’espace et comment ces groupes se retrouvent dans l’aménagement que l’on donne à voir.
Tout d’abord si l’on imagine une promenade urbaine au sein de ces stations de sport d’hiver, nous avons déjà un espace public qui est fortement marqué par un paysage de la richesse et de l’élitisme. Que cela soit sur la Croisette de Courchevel dont le nom entre bien évidemment en résonnance avec d’autres croisettes bien plus exotiques pour nous ou que cela soit dans la rue commerçante principale de St Moritz on retrouve des identités commerciales avec une homogénéité des vitrines, de l’agencement de l’espace, avec par exemple des boutiques de renom qui se placent dans ces lieux de façon permanente ou non pour pouvoir répondre à la clientèle qui est présente durant la période hivernale. On retrouve par exemple des boutiques Dior dans un certain nombre de ces stations, des boutiques Moncler. Ces éléments font partie d’un paysage commercial du luxe. Ce paysage commercial du luxe est également favorisé par la présence importante d’hôtels haut de gamme ou de restaurants gastronomiques qui sont également des lieux de vie des catégories socioéconomiques supérieures. Des lieux de vie dans le sens ou ces élites pratiquent ces espaces soit dans les espaces du quotidien soit dans les espaces du hors quotidien comme les stations de sport d’hiver haut de gamme.
Ensuite si l’on sort de cet espace public et si l’on rentre dans les hôtels, apparaissent encore une fois des outils de mise à distance, de sélection et d’exclusivité qui permettent à la clientèle à reproduire des entre soi. Entre soi qui vise à mettre à distance les personnes qui ne sont pas invitées à entrer dans ces lieux. Les halls même des hôtels haut de gamme sont pensés comme des sas qui peuvent soit favoriser l’entrée des individus dans ces lieux qui leur sont appropriés soit mettre à distance les individus qui ne sont pas invités à y entrer. À plusieurs reprises j’ai fait l’expérience de visite de ces hôtels 5 étoiles dans les stations que je vous ai précédemment nommées, et il est évident que le personnel ne se conduit pas de la même façon avec un visiteur qui demande naïvement à visiter les lieux qu’avec un client qui vient de façon assez récurrente. Au sein des hôtels 5 étoiles et des palaces, c’est ce que j’ai plus particulièrement étudiés, apparait une distinction et une mise à distance des employés saisonniers. Si l’on prend l’exemple de Megève, cette mise à distance apparait tout d’abord avec une relégation des lieux de vie des employés saisonniers sur les franges urbaines des stations de sport d’hiver haut de gamme. Cette relégation est également marquée dans les modes de sociabilité qui s’opèrent entre les femmes de ménages, entre les serveurs et puis la clientèle. À titre d’anecdote, quand vous souhaitez être embauchée dans ces palaces en tant que femme de ménage, il vous est demandé de parler plusieurs langues, principalement l’anglais et surtout d’être discrète et la timidité est un atout principal car ainsi vous êtes invisible aux yeux des clients et cette invisibilité des femmes de ménage intégrées dans la catégorie des travailleurs saisonniers, est marquée également à travers une invisibilité au sein même de l’espace urbain : en effet l’espace urbain touristique , celui qui est mis en valeur dans toute la communication est totalement dénué de marqueurs qui laisseraient transparaître que ces lieux sont bien des lieux de vie du quotidien pour les travailleurs saisonniers ou pour les habitants permanents.
Cette distinction s’opère dans les cas les plus importants, à travers un rejet de populations qui ne sont pas désirées et désirables dans ces lieux de vie. Ces populations sont assez fréquemment représentées à travers les saisonniers qui résident dans des habitats mobiles. Le cas des « saisonniers en camion » est présent seulement dans les stations de sport d’hiver françaises. Ces saisonniers s’identifient à travers un mode de vie qui correspond à une mobilité qui suit les saisons touristiques. Dans l’ensemble des stations de sport d’hiver étudiées en France, y compris dans les stations moyenne gamme, il y a un réel rejet de ce type de population. Rejet qui passe par des actes administratifs restrictifs, comme des arrêtés du maire interdisant l’arrêt pendant plus de deux jours des saisonniers en camion, ou alors un rejet qui se fait de façon beaucoup plus pernicieuse à travers une localisation d’espaces qui leur sont destinés dans des lieux qui sont totalement dépourvus de valeurs touristiques. Ces lieux sont par exemple placés dans des zones à risque, des zones inondables, des zones non constructibles donc sans valeur pécuniaire, soit au bord de falaises qui sont en pleine saison hivernale toujours à l’ombre. Dans des lieux qui en quelque sorte n’existent pas pour les gestionnaires touristiques des stations. Le cas des travailleurs saisonniers est aussi très intéressant puisqu’il met en exergue cette distinction et cette relégation qui dépasse simplement le cadre touristique mais fait bien émerger une géographie sociale du tourisme dans le sens ou étudier cet entre-soi, ces formes de mise à distance permet de faire des liens entre ces lieux qui sont identifiés comme étant principalement touristiques et des lieux du quotidien qui sont dénués de tout caractère touristique.
Au sein des stations de sport d’hiver haut de gamme, il y a également une distinction qui s’opère à travers la place que peuvent prendre dans la société civile, la société commune, les populations qui sont les plus désirées et celles qui sont les moins désirées. Dans les stations de sport d’hiver haut de gamme vous avez un facteur qui est récurrent à l’échelle européenne, c’est la présence des résidents secondaires. Ces résidents secondaires posent la question, tout d’abord, de la viabilité du système touristique, dans le sens où ils sont propriétaires d’un certain nombre de logements qui restent bien souvent vides, c’est la problématique des volets clos comme dans d’autres stations pas forcément haut de gamme. Cette problématique des volets clos, vous avez une double façon de la gérer à l’échelle de la France et à l’échelle de la Suisse. Même une triple façon si on prend le cas de l’Autriche. En Autriche, un étranger ne peut pas acquérir un titre de propriété. Vous avez une loi qui permet de limiter l’arrivée de riches propriétaires. En Suisse, la loi Lex Weber a permis de limiter le nombre de résidents secondaires, en limitant de façon stricte le nombre de résidences secondaires par rapport au nombre de résidences principales. En France, vous avez une considération du résident secondaire qui est un petit peu plus pernicieuse. Les résidences secondaires sont un problème qui touche l’ensemble de la Haute Savoie. Vous avez par exemple des communes qui prennent des arrêtés pour pouvoir taxer les résidences secondaires comme par exemple à Annemasse avec les résidents suisses. Des résidents secondaires qui sont plus des résidents du quotidiens qui profitent d’une opportunité de territoire. Et puis vous avez les résidents secondaires qui sont liés au marché du tourisme. Ces résidents secondaires sont décriés par les habitants des stations de sport d’hiver haut de gamme puisqu’ils font fortement augmenter les prix de l’immobilier, les prix du foncier et se retrouvent de façon assez fréquente au cœur de faits divers qui sont plus ou moins appréciés par les habitants comme par exemple à Courchevel lorsqu’un résident secondaire a pu privatiser une portion du domaine public, à savoir une piste de ski, pour pouvoir skier toute une journée. Ces résidents secondaires ont des privilèges de la part des politiques publiques locales et ces privilèges s’expriment également dans la place qu’ils peuvent tenir dans les objets communaux. Cet exemple est particulièrement marquant dans le cas de Megève. À Megève vous avez une association de résidents secondaires, qui se nomme l’Association des amis de Megève. Cette association réunit 400 à 500 membres qui ont tous la particularité de posséder un chalet sur la station. On pourrait se dire qu’il s’agit d’une association communale comme il en existe bien d’autres mais cette association prend tout son poids et tout son rôle comme acteur local lorsqu’elle devient une force d’opposition. Un lobby au sein des affaires communales. Cette force d’opposition est apparue dans le cas de Megève lorsque la commune a dû réaliser son PLU, suite à la péremption des POS. Ces PLU constituent vraiment un enjeu interne pour les élus, qui doivent refléter la stratégie urbaine que souhaite prendre la commune. Déjà le simple fait que soit réalisé un PLU dans une station de sport d’hiver au foncier très contraint, avec des espaces à risques et des espaces naturels à préserver devient une chose délicate. Mais lorsqu’une association de résidents secondaires s’y intègre cela devient encore plus difficile. Dans le cas de Megève, l’Association des amis de Megève a simplement porté des recours pour casser les PLU proposés ; considérant que le document initial ne permettait pas de conserver la valeur de leur bien. Cette association de résidents secondaires a pu faire ces différents recours puisqu’elle possédait les compétences en interne. Compétences à la fois juridiques et économiques pour pouvoir s’adjoindre les services d’avocats parisiens de renom pour pouvoir déposer des recours au tribunal administratif de Grenoble. Les résidents secondaires sont si importants dans la station de Megève qu’ils ont un droit de regard sur les décisions que prend le conseil municipal. Ils sont également des faire-valoir de l’identité mégevane et c’est là que la chose devient intéressante, car des résidents secondaires qui ne sont pas originaires de la station, défendent une identité qui à l’origine ne leur appartenait pas.
Vous avez également d’autres stations qui cherchent à mobiliser, en quelque sorte à contre sens de ce qui se passe à Megève, mais qui cherchent à mobiliser ces résidents secondaires pour pouvoir donner vie au site comme par exemple dans le cadre de Cran Montana, où la commune a cherché à formaliser une association de résidents secondaires qui deviendrait un des acteurs locaux pour pouvoir redynamiser la station et atténuer le problème des volets clos.
Ainsi au sein de ces différentes stations apparait la question de la place. Cette question de la place devient une question hautement sociale, dans le sens où elle fait référence à des oppositions à des appropriations qui sont plus difficiles dans certains cas que dans d’autres. Les stations de sport d’hiver haut de gamme, nous proposons qu’elles deviennent le reflet, au même titre que d’autres thématiques révélatrices de ségrégations en France, comme par exemple dans les grandes villes avec la question des cités, avec la périurbanisation des banlieues, qu’elle devient au même titre l’expression de ségrégations qui s’appliquent dans des lieux qui ne sont certes plus des lieux du quotidien mais des lieux du hors quotidien.
CR établi par Laurence Hours, validé par l’intervenante.