Christian Montès, Mississipi. Le cœur perdu des Etats-Unis, CNRS Editions, 2022

 

Après le Congo et le Tigre et l’Euphrate, CNRS Editions vient de publier un nouvel ouvrage dans la collection « Géohistoire d’un fleuve », cette fois-ci consacré au Mississipi. Christian Montès, géographe spécialiste des Etats-Unis, est l’auteur inspiré de ce livre non seulement instructif mais aussi très bien écrit et n’hésitant pas à accorder une grande place aux aspects culturels comme le prouve l’éclectisme d’une bibliographie fort pertinente en fin de volume. S’il rend hommage aux travaux de géographes anciens et contemporains comme Elisée Reclus et Jacques Béthemont, il n’oublie pas d’évoquer de nombreuses sources qui elles-mêmes renvoient souvent à des citations dans le corps du texte ou à des notes rejetées en fin d’ouvrage. Mais rien de lourd ou d’indigeste ne vient gâter un réel plaisir de lecture qui invite à considérer l’espace du Mississipi et de son bassin comme un portrait à sa manière de la nation américaine.


Une réflexion claire et rigoureuse

L’objet du livre vise à dresser le portrait d’un fleuve en même temps que celui d’un territoire (le bassin du Mississipi). La tâche se complique quand il s’agit d’adopter une démarche qui privilégie une réflexion claire tout en gardant le souci de rendre compte de la complexité des phénomènes. D’où le choix d’un plan thématique apparemment classique. Mais, en y regardant de plus près, au lieu d’étudier la réalité « physique » du Mississipi dans une seule partie (il y en a 5 au total), l’auteur étudie d’abord les paysages du fleuve (partie 1), puis les aspects hydrologiques et écologiques (partie 3), ces deux parties étant séparées par une partie 2 consacrée aux villes selon leur rapport avec le fleuve.

L’objectif constant d’être le plus clair possible se lit dans l’organisation rigoureuse de la réflexion. Prenons l’exemple de la partie la plus « technique » de l’ouvrage, celle qui étudie les aménagements du fleuve. 4 thèmes titrés avec soin sont mis en évidence (l’hydrosystème, les aménagements, les problèmes irrésolus, la gestion du delta) et, pour chacun de ces thèmes, un niveau de réflexion plus fin cherche à expliquer une réalité hydraulique et environnementale assez complexe.

Georges Mutin, De l’eau pour tous, dans La Documentation photographique N°8014, La documentation française, 2000

Les paysages du fleuve

Pour l’auteur, le Mississipi est « avant tout un paysage de plaine » (page 22) mais il ne mérite pas la réputation de « fleuve ennuyeux » que certains sont tentés de lui faire. Sa pente est certes faible mais son tracé est en réalité très complexe. Aux conditions naturelles il faut ajouter le rôle des hommes pour apprécier le degré d’artificialisation du fleuve. Après quelques belles pages sur la source du « Grand Fleuve », C. Montès étudie les paysages du fleuve selon un découpage classique : la partie amont entre Minneapolis et la confluence avec le Missouri, puis la partie médiane entre Saint-Louis et Baton Rouge, et enfin la partie méridionale du delta. Descriptions et explications sont entrelacées : ici, le damier des townships ; là, le paysage du rang, repris du modèle québécois… ; des citations sont proposées avec bonheur, comme l’extrait de La Petite Maison dans la prairie de Laura Ingalls qui décrit le paysage toujours changeant de la prairie lorsque le Mississipi parcourt le nord des Grandes Plaines.

Les villes du fleuve

Toutes les villes du Mississipi ont débuté comme « nœuds plus ou moins importants de commerce et de passage sur le fleuve » (page 51). Pour éviter les crues et les divagations du fleuve, leurs sites ont privilégié les hautes terrasses (Saint-Louis) ou les parties hautes de méandre (La Nouvelle-Orléans), sans pour autant les protéger complètement. La grande largeur du Mississipi a aussi joué dans un sens défavorable : Saint-Louis, juste au sud de la confluence du fleuve et du Missouri, a été l’une des portes d’entrée de l’Ouest, mais le centre de convergence ferroviaire (Chicago) se trouve bien plus éloigné pour éviter la traversée des fleuves et rivières.

Plusieurs facteurs expliquent la hiérarchie urbaine actuelle. L’histoire de la colonisation des Etats-Unis a joué un rôle essentiel. La colonisation par l’Est a donné un avantage initial aux ports atlantiques, puis aux nœuds de transport intérieurs. Seules quelques rares villes fluviales (La Nouvelle-Orléans, Saint-Louis) ont joué le rôle de relais de ces métropoles. D’autre part, le facteur des découpages politiques n’a pas été négligeable, d’autant plus que le Mississipi, sauf pour sa source et son delta, a été choisi comme limite entre Etats.

« L’économie des grandes villes du Mississipi s’est depuis un bon siècle de plus en plus éloignée du fleuve » (page 72) tandis que « Minneapolis et Saint-Louis, les deux villes les plus importantes du fleuve, sont dans une position subordonnée, relais de Chicago » (page 73). Les dernières pages de la partie 2 du livre sont consacrées aux maux de l’Amérique urbaine (ségrégation, violences sociales et ethniques) qui n’épargnent pas bien sûr les villes du fleuve avec des différenciations spatiales inscrites dans la géographie des villes.

Aménagements et changement climatique

Quand on pense aux grands aménagements hydrauliques des Etats-Unis on pense le plus souvent à ceux de l’Ouest qui impressionnent, notamment par leur hauteur. Pourtant les aménagements du Mississipi sont nombreux comme les digues appelées levees ou les recoupements de méandres, au point d’avoir transformé le bassin du fleuve en un espace très largement artificialisé. Pour reprendre les termes de l’auteur, le Mississipi fut précocement « harnaché ». Dès l’achèvement d’une étude en 1861, le fonctionnement de l’ensemble du fleuve est compris et des actions globales de remédiation contre ses défauts sont préparées. Mais c’est la vision des tenants d’un endiguement massif du fleuve qui s’est imposée. Or, dès le départ, les aménagements furent impuissants face aux crues les plus fortes et aux ouragans les plus dévastateurs. On peut conclure à « une fuite en avant techniciste et scientiste menée par les gouvernements successifs pour tenter de contrôler le fleuve » (page 142). Pourtant des voix de plus en plus nombreuses demandent actuellement un changement du mode de gestion fluvial dans une direction plus naturelle et raisonnée.

Une économie qui tente de se renouveler

Le Mississipi River System représente aujourd’hui un axe de transport important lié à des plaines fertiles, le bassin du Mississipi représentant la moitié des terres agricoles des Etats-Unis. Par ailleurs, si l’espace mississipien ne se situe pas aux avant-postes de l’économie de la connaissance, certaines branches industrielles qui y sont présentes sont devenues très technologiques. D’autre part, n’oublions pas le rôle important des hydrocarbures dans la partie méridionale du fleuve. Sans omettre aussi le secteur économique essentiel du tourisme et des loisirs avec la domination des loisirs de nature au Nord et du tourisme culturel, à portée internationale, au Sud.

L’étude du tourisme et des loisirs (fin de la partie 4) fait la transition avec un chapitre très réussi sur le riche patrimoine culturel lié à des influences très diverses, celles des Amérindiens, des colons Blancs, des Noirs amenés de force par la traite, celles des immigrés ou réfugiés plus récents, issus de nombreuses parties du monde. « La culture dans le bassin du Mississipi s’est donc largement hybridée et en partie mondialisée par la diffusion de certains de ces traits culturels et les effets retour sur celle-ci » (page 185). Plusieurs développements passionnants, notamment sur les cuisines (opposition très nette entre le Nord et le Sud), les musiques (jazz, blues, rock and roll, soul) et le renouveau des cultures amérindiennes, agrémentent la réflexion géographique en montrant que le Mississipi est « le support de cultures nombreuses et vivaces, qui fonctionnent à des échelles variées » (page 218).

Affiche de l’exposition Black Indians de La Nouvelle-Orléans, Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, 4 octobre 2022-15 janvier 2023 [Quand la mémoire des ancêtres esclaves croise celle des communautés amérindiennes]

Le cœur perdu ou renouvelé des Etats-Unis ?

Cette question, C. Montès la pose en conclusion. Il semblait y avoir répondu dès le départ en choisissant comme sous-titre de son livre l’expression « Le cœur perdu des Etats-Unis ». A la fin de l’ouvrage il constate que le Mississipi est le cœur « en partie perdu du point de vue démographique et économique » mais il ajoute aussitôt que le Mississipi suscite encore de l’intérêt du fait des riches cultures qui y ont puisé leurs origines, de son histoire (…) et de ses paysages (…). Et de conclure que la place du Mississipi dans l’imaginaire collectif est finalement largement plus puissante que celle qu’il occupe dans la hiérarchie économique ou démographique » (page 222).

 

Daniel Oster, novembre 2022