Mud, sur les rives du Mississipi, Jeff Nichols

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« Nous sommes tous dotés d’une racine pivotante qui descend dans le grand inconscient simple de la vie enfantine primitive ». Gaston Bachelard

Marge

Sur la « carte cognitive » que dressent les cinéastes contemporains états-uniens, le Mississipi semble recouvrer une nouvelle intensité iconographique. Echo traumatique de Katrina, de la catastrophe de Deep water, résultat des politiques fiscales incitatives des Etats du Sud, ou dans le cas de Jeff Nichols, simple volonté de rester fidèle à son Arkansas natal ? Il est, quoiqu’il en soit, tentant de voir dans ce tropisme fluvial et méridional, l’expression sensible d’une renégociation. Celle d’une Wilderness recentrée, interne et constitutive dont s’empare une jeune génération de cinéastes. Nouveau territoire du cinéma indépendant, le vieux Sud est-il gage d’une excentricité, le lieu de fabrique d’une possible mise à distance des normes territoriales et cinématographiques ?

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Ellis, jeune homme de 14 ans, habite un foyer flottant aux limites de l’Arkansas, arrimé aux berges du fleuve. En guise de backyard liquide, les bras du fleuve et ses chenaux anastomosés, lui offrent un terrain de jeu qu’il parcourt sur son rafiot à moteur avec son copain Neckbone. Côté frontyard, un autre monde, terrien, celui d’une ville sans qualité, une suite linéaire de supermarchés et de motels qui s’égrainent le long de travelings quand Ellis part vendre, à l’arrière du pick up de son père pécheur, crabes et autres poissons. Le dispositif spatial exploité par Nichols agit comme un chorème cinématographique : à partir de cette discontinuité, il figure les structures élémentaires d’un certain imaginaire spatial états-unien, dans lequel l’opposition Nature/Culture se polarise dramatiquement sur le foyer. Il s’inscrit ainsi ouvertement dans la veine romanesque des grands classiques, littéraires comme cinématographiques.

Pas de révolution, donc, sur les rives du Mississipi, plutôt une réactualisation. Cette dernière offre une convaincante évocation d’expériences spatiales adolescentes partagées entre la mobilité des aventures buissonnières en bayou et la staticité des tentatives de drague timide sur les parkings. Si l’histoire que nous raconte Nichols implique le spectateur c’est parce qu’elle pénètre les deux pans paysagers. Car sur une île où une grande inondation a perché un bateau dans les arbres, les deux gamins rencontrent Mud un fugitif salement beau. Mi chaman, mi colon, ce dernier est l’incarnation fantasmatique de l’Ouest et fait corps avec les alluvions de l’île et sa population de serpents. Il entraîne Ellis et son copain à l’aider dans son projet de retrouver sa blonde Juniper. Au fil de la narration, les deux héros s’avancent ainsi plus profondément dans les deux mondes, entrent dans les motels, les décharges tandis qu’ils investissent parallèlement, peu à peu, l’île. Le ressort dramatique utilisé par Nichols est racinaire, il revient à inscrire les autres personnages très profondément dans des lieux : les femmes sont towny (« urbaines »), les hommes- les bons- ont la nature sauvage et entre les deux, les ados doivent choisir leur camp. Simple et belle idée, l’amour et son champ de force perturbe et révèle le rapport aux autres et aux lieux : littéralement moteur, poussant les personnages à aller, au moins un temps, à contre courant, il vient nourrir la dynamiques du chorème.

Dans le bassin versant culturel du Mississipi, Mud charrie une bonne masse de sédiments mémoriels. Mais justement, Nichols place ses ados face aux mythes des adultes, leurs croyances craquelées d’incertitudes et leur laisse la place de s’y situer, d’y prendre et d’y laisser, voire de faire la couture. Ce procédé permet au film de ne pas radoter et de sortir d’une posture nostalgique : d’autres fictions et, de fait, d’autres territorialités sont possibles, même au cœur du mythe.

Bertrand Pleven (Géographie-Cités)