Présentation par Sylvain Lapoix, journaliste et auteur de la bande dessinée, Energies extrêmes, parue en 2014 aux éditions Futuropolis (Dessins de D. Blancou), et François Taulelle, professeur de géographie, (Centre universitaire Champollion d’Albi, LISST CNRS – UMR 5193, Centre interdisciplinaire d’études urbaines – CIEU).

Ce Café Géo a eu lieu le mardi 04 novembre 2014 au Saint-James, Place du Vigan à Albi à partir de 18h30.

Présentation problématique :

Depuis la loi interdisant en France la technique d’extraction dite de « fracturation hydraulique » en juillet 2011 de nombreux retours d’expériences se sont faits jours : aux Etats-Unis bien sûr mais aussi au Canada, en Pologne ou en Argentine. Dans chacun de ces lieux, les spécificités locales sont écrasées sous le poids des engins de chantiers et les espaces ruraux conquis avec l’aide de la législation. Les ressources naturelles ne sont plus que des zones de prospections potentielles visant à assouvir la soif d’énergie des industries et des transports urbains.

Compte-rendu :

Compte-rendu réalisé par Fayçal BENMOUFFOK et Gensane BOIT-BRUGEL, étudiants en licence de géographie et d’espagnol au Centre universitaire J.F.Champollion, sous la direction de Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs, co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.

Source : Blancou D., Lapoix S., Energies extrêmes, Futuropolis, 2014

Source : Blancou D., Lapoix S., Energies extrêmes, Futuropolis, 2014

Eléments de la présentation :

François Taulelle s’est intéressé aux gaz et huiles de schiste en participant à des réunions publiques sur ce sujet en Ardèche. La dimension géographique, notamment celle du paysage, n’est généralement pas prise en compte. F. Taulelle a publié un article à ce sujet dans le journal Libération1 en 2013. L’intérêt des géographes pour les gaz de schistes n’est pas celui des industriels. Les extracteurs s’intéressent au sous-sol et non au paysage. Celui-ci est plutôt une contrainte pour eux car il ajoute de la difficulté à leurs travaux de prospection.

Les recherches menées par F. Taulelle en Argentine dans la Pampa (dans le cadre d’un programme de recherche ANR portant sur les mutations des espaces ruraux) lui ont fait rencontrer d’autres personnes elles aussi intéressées par le sujet. Ensemble, ils ont participé à un colloque sur la problématique des ressources minières en Amérique. En recherchant un spécialiste de la technique d’extraction des gaz de schiste, ils ont fait connaissance de Sylvain Lapoix, journaliste et coauteur de la bande dessinée, Energies extrêmes2, bande dessinée parue en 2014 aux Editions Futuropolis.

Sylvain Lapoix rappelle que ce café géo s’inscrit dans la continuité de son travail, entrepris il y a déjà 4 ans. En guise d’introduction, il met en évidence l’importance du sujet dans nos sociétés actuelles. Lorsque l’on crée une alerte Google sur le gaz de schiste, on reçoit plus d’une centaine d’alertes par jour. Le point de vue géographique dans ce domaine est plus « doux », comparé à la « froideur » qui règne dans le milieu de l’extraction de gaz de schiste. Pas de femme, peu de diversité ethnique. On réfléchit en terme d’autorisation, d’éléments administratifs, de permis d’exploiter et en droits de vente miniers.

Les intervenants : F. Taulelle (à gauche) & S. Lapoix (à droite).

Les intervenants : F. Taulelle (à gauche) & S. Lapoix (à droite).

La technique de fracturation hydraulique et le gaz de schiste :

En termes de droit d’exploitation du sol, il est intéressant de comparer les États-Unis et la France. En théorie, dans les deux pays, la limite d’une propriété s’exerce jusqu’au centre de la terre. Mais si l’on trouve quelque chose dans cette même zone, en France cela appartient à l’État. Il y a donc dissociation du sol et de son contenu. Du coté administratif, aux États-Unis, c’est le contrat qui prime alors qu’en France, c’est l’arrêté ministériel. Dans le cas des États-Unis, l’État propose au propriétaire de céder les droits miniers de son terrain

On parle de « nouvelle ressource » alors que ces mêmes ressources étaient là bien avant l’apparition de l’homme.

En géologie, on nomme les gisements conventionnels « lacs ». Il s’agit de réservoirs formés par des couches géologiques étanches qui retiennent les hydrocarbures remontés des couches de schiste. Les hydrocarbures sont issus de la transformation de micro-organismes (principalement du zooplancton et du phytoplancton) piégé dans des couches sédimentaires et transformés sous l’effet de la pression et de la température en gaz et en pétrole.

Les premiers relevés géologiques attestant de la présence de gaz et de pétrole dans les couches de schiste datent en France de 1910-1920, on y remarque des traces d’hydrocarbure. On sait déjà que certains endroits contiennent des hydrocarbures, mais les technologies ne permettent alors pas de l’extraire. C’est en 1947 que va être développée la technique d’extraction appelée de « fracturation hydraulique ». Cette technique consiste à injecter de l’eau à haute pression mélangée à des additifs, notamment du gélifiant qui permet d’imprimer une pression sur la roche afin de la fissurer (sans quoi le liquide s’infiltre dans les fractures naturelles). A l’époque, l’agent gélifiant utilisé était du napalm issu des surplus militaires de la Seconde guerre mondiale. Or, les fissures formées dans la roche se refermaient faute d’être maintenues ouvertes. Ce problème fut résolu en ajoutant au mélange du sable fin jouant un rôle d’agent de soutènement gardant les fissures ouvertes et permettant au gaz de remonter avec l’eau de fracturation.

La couche de schiste est de quelques mètres seulement, mais peut se trouver jusqu’à 3000 mètres sous terre. Afin de fracturer le gisement sur toute la longueur du réservoir, on procède donc à un forage horizontal en complément du forage vertical en « coudant » le puits afin de s’insérer dans la couche de schiste. On réalise ensuite plusieurs fracturations hydrauliques le long de la portion horizontale du puits, chaque section étant isolée de la précédente par une sorte de prise.

Le plus grand gisement de de gaz de schiste en exploitation (la Marcellus Shale) se trouve aux Etats-Unis, elle s’étend le long de la chaîne des Appalaches de Boston jusqu’en Alabama et nécessite plusieurs milliers de puits pour être exploité. S. Lapoix s’est rendu dans un Etat où sont principalement exploitées les huiles de schiste, c’est à dire le pétrole, dans le Dakota du Nord. Le peu de présence humaine y a favorisé l’exploitation, car il y a de nombreuses nuisances. Des flux massifs de camions de transport de marchandises, acheminent notamment de l’eau vers les plates-formes d’extraction, où chaque site constitue une véritable petite usine. En plus de l’eau, on y transporte du sable, des produits chimiques et aussi du pétrole, les sites étant alimentés par des groupes électrogènes.

Sur le plan économique, le prix de l’unité de gaz (un million de British thermal unit ou MBTU) s’est effondré du fait de l’abondance de gaz provoqué par l’exploitation des gaz de schiste. Dans les années 2010, le prix a chuté jusqu’à 3$ à la vente contre 6$ de coût d’extraction, représentant des pertes sèches pour les entreprises exploitantes, comme Total qui dispose de part dans des permis au Texas, qui a dû enregistrer une dépréciation d’actif environ un milliard de dollars à cause de la dévaluation.

Saint-André de Cruzières, Ardèche. Source : F. Taulelle, 2014

Saint-André de Cruzières, Ardèche.
Source : F. Taulelle, 2014

Chaque puits est renforcé à l’aide d’un coffrage en béton technique et de plusieurs tubes d’acier filetés dont le coût de revient est astronomique. Or bien souvent, les sociétés qui exploitent le gaz de schiste ou l’huile de schiste font des économies sur la sécurité. Le fracking (injection d’eau à haute pression) peut entraîner des fissures dans le coffrage qui deviennent alors une ligne directe de pollution vers les nappes phréatiques. Les conséquences écologiques sont alors irréversibles. Le risque de fuite n’est que de quelques pourcents par puits mais la quantité de puits forés rend ces incidents quasi inévitables à l’échelle d’un gisement. Le trafic de camions provoque également d’importants dégâts sur le paysage. Chaque puits nécessite des centaines de chargement de plusieurs dizaines de tonnes sur des routes parfois tracées au milieu de nulle part et donc le revêtement résiste mal à l’intensité de la circulation de poids lourds. Répondant à la demande de salariés soumis à des cadences et des conditions de travail extrême, le marché de la drogue est en pleine expansion dans la région. La cocaïne a remplacé la méthamphétamine car elle est plus stimulante pour ces « nouveaux chercheurs d’or ».

Les gisements en Patagonie

La particularité de la Patagonie est qu’il n’y a pas beaucoup de relief et une faible densité d’occupation, mais néanmoins, des rivières très puissantes alimentent les vallées dans lesquelles se trouvent des vergers. En Argentine, le pétrole était jusqu’à présent exploité de manière classique, par les « puits cigognes », appelés aussi « shadoks » ou donkies en anglais. Le gisement dit « Vaca Muerta » était connu et il était exploité depuis très longtemps de manière classique. Son potentiel souterrain en gaz et huiles de schiste était connu mais les techniques d’exploitation peu rentables. En 2011-2013 la situation économique était très tendue en Argentine et le gouvernement cherchait à développer le protectionnisme. Il commence par nationaliser les sociétés pétrolières en indemnisant REPSOL, société espagnole présente en Patagonie. Le gouvernement ne veut pas de la compagnie américaine CHEVRON et cherche à exploiter ces gisements à partir de moyens nationaux. Très rapidement, le gouvernement est confronté à un obstacle technique et à l’incapacité à gérer la technologie du fracking. K. Krichner fait donc appel à des capitaux américains et français et des entreprises comme TOTAL. L’association des « Amis de la Terre » a fait toute une étude pour expliquer la situation de TOTAL dans cette zone-là.

Le but des Argentins est d’être suffisamment autonomes énergiquement, compte tenu de leur grande consommation énergétique : les coupures d’électricité dans la capitale Buenos Aires sont fréquentes du fait de la climatisation et de l’industrie. L’absence de train explique aussi la forte consommation liée aux déplacements : en Argentine, le réseau ferré est inexistant car il a été privatisé par C. Menem (président dès 1989) et démantelé par la suite très rapidement. Les transports se font par camions, bus, voiture, ce qui induit une consommation d’hydrocarbures considérable.

La situation autour du gisement de Vaca Muerta a des conséquences sur les territoires en aval des fleuves et en particulier des cultures irriguées de fruits près d’Allen (nous y reviendrons à propos du film de P. Solanas). Ces deux paysages sont complètement différents, et on entend souvent les gens dire : « la Patagonie argentine, c’est un désert, il n’y a rien », et finalement on se dit que ce n’est pas dérangeant d’avoir du fracking sur cet espace vide. En réalité, les rivières qui passent là, sont menacées par les risques de pollution. Il faut aussi ajouter les risques liés au transport des hydrocarbures par les camions. Du coup, en aval, les propriétaires sont pénalisés par ce trafic. Les indiens Mapuche sont présents dans ce territoire d’exploitation depuis de très nombreuses années et ont obtenu le droit de manière assez informelle par le gouvernement argentin de rester sur les terres de ce gisement. Cependant, ils n’ont pas de titre de propriété. Le gouvernement argentin leur a toujours dit – comme au Chili d’ailleurs – qu’ils auraient des titres de propriétés un jour et qu’ils pouvaient rester là sans être embêtés. Mais avec la « ruée vers l’or noir », on leur a demandé de partir et contraints à des mobilités forcées. On peut parler d’ailleurs de véritable mépris vis-à-vis de ces communautés Mapuche.

Le paysage autour de Vaca Muerta change à toute vitesse. La ville d’Añelo (décrite récemment dans Le Monde), est ainsi une ville du Far-West, où l’on trouve la drogue, la prostitution, les attaques de banques… Trois types de populations se côtoient :

– les gens de passage, c’est-à-dire des cadres, des individus qui arrivent en 4×4, mais qui dorment soit à Buenos Aires ou soit à Neuquén, la ville la plus importante à côté. On observe d’ailleurs une rotation assez importante de ces cadres de TOTAL, de IPF ou de REPSOL ;

– ensuite les autochtones se divisent en deux groupes. Ceux qui acceptent la situation et qui voient dans ce développement anarchique, une opportunité pour que la ville sorte de sa léthargie  – la ville est passée de 2000 habitants en 2010 à 5000 aujourd’hui et on pense que dans les dix ans à venir il y en aura 25000 à 30000 hab.- . Du coup, des autochtones sont « arrosés » par les compagnies, qui installent des hôpitaux pour leurs ressortissants mais qui ensuite ouvrent ces hôpitaux à la population locale, du fait de l’absence de nombreux services publics. L’autre partie de la population va lutter contre ce type de développement. Ce sont en particulier les producteurs de fruits, situés un peu plus en aval.

Le film La Guerre du fracking de Pino Solanas :

Ce film du réalisateur argentin Pino Solanas a été présenté en novembre 2013 et a eu beaucoup de succès en Argentine. Dans ce film, Solanas filme les paysages depuis le sol mais surtout le ciel grâce à un hélicoptère. Son statut de sénateur lui a permis de demander à l’armée de le conduire au-dessus des gisements, ce qui est interdit normalement. Solanas filme les baraquements, les puits, les routes, les campements de Mapuches. Mais il sort aussi de la zone pour mesurer l’impact de cette exploitation sur les activités proches et en particulier l’agriculture irriguée plus en aval des sites d’extraction. Il montre ainsi comment à Allen, la production de fruits cohabite maintenant avec des zones de stockage de sables, eaux, produits chimiques. Des associations dénoncent l’arrivée des compagnies et l’installation des infrastructures à côté des vergers. Ces compagnies sont donc sur le plateau de Vaca Muerta, mais elles débordent aussi vers la plaine où sont les producteurs et donc vers la partie fertile puisque c’est une vallée. L’exploitation des vergers se fait avec des haies, un système très organisé pour récolter les fruits. L’industrie du fracking s’installe au bout de ces terrains, déborde et avance. Dans ce film, des producteurs montrent au cinéaste la proximité des installations et la rapidité d’implantation. Les producteurs ont des labels de qualité, des certifications, ils font de l’agriculture biologique pour essayer d’améliorer la qualité et ils se retrouvent avec des infrastructures qui portent les symboles de la radioactivité à côté et des camions qui transportent des matières dangereuses.

Pour S. Lapoix, ce paysage rejoint cette espèce de développement anarchique des infrastructures, qui est totalement orienté vers l’exploitation des gaz de schiste. Toute l’activité économique et l’urbanisation se concentre sur le fonctionnement des zones d’extraction : alimentation des puits en matériaux, logements précaires pour la main d’œuvre, etc. Le puits lui-même n’est qu’une plate-forme d’un hectare de béton relié à la route par un chemin de terre où se concentre tout le matériel nécessaire aux opérations de forage, de fracturation et d’exploitation.

Eléments du débat :

Clément Cussac (L1 Histoire à l’université d’Albi) :

Vous avez dit que mis à part le cas exceptionnel du Dakota du Nord, la production du gaz de schiste se faisait à perte. Alors pourquoi cela continue ? Pourquoi y a-t-il autant d’exploitations ? N’est-ce pas finalement une activité qui est destinée à mourir d’elle-même ?

S. Lapoix : C’est en allant dans le Dakota du Nord justement que j’ai pris conscience qu’il y avait clairement quelque chose de spécieux dans l’exploitation des gaz de schiste. En effet, ces gaz causent leur propre perte, car si les prix du gaz sont aussi bas c’est parce que grâce au gaz de schiste, on en produit beaucoup plus. Donc une plus grande disponibilité est égale à un effondrement des prix. Mais la conclusion à laquelle je suis arrivé, et qui m’a été confirmée par les industriels, c’est que les gaz de schiste sont une malédiction pour ceux qui les extraient. Ce qu’ils cherchent en réalité, c’est prioritairement du gaz humide (pas du méthane qui est un gaz sec comme celui que l’on brûle dans une gazinière), du propane, du butane et de l’éthane car on arrive sur des valeurs supérieures, de par leur utilisation chimique qui est bien plus développée et donc avec beaucoup plus de profit. Mais ils cherchent surtout du pétrole. Finalement, le gaz de schiste est une vitrine industrielle acceptable, car le gaz est un hydrocarbure moins polluant à la combustion. Dire « nous avons de nouvelles réserves de gaz » est plus acceptable socialement. Lorsque l’on analyse le discours des industriels énergéticiens, la question de l’acceptabilité sociale de ces nouvelles ressources est essentielle. Sauf que derrière les gaz de schiste, se cache autre chose. C’est pour cela que la BD ne s’appelle pas : « La grande et folle histoire des gaz de schiste », mais « Énergies extrêmes ». Car ils rentrent dans cette nouvelle catégorie des hydrocarbures non conventionnels. On arrive dans un schéma de consommation extrême, en termes de volume (des millions et des millions de tonnes de barils d’hydrocarbures sont brûlés par jour) mais aussi en termes de production qui devient intensive en énergie, en matériaux et en capitaux. Par exemple, le gisement du Dakota du Nord brûle plus de deux milliards de dollars par mois juste en fonctionnement de cette zone. L’intensivité des capitaux amène à de très gros enjeux. Mon hypothèse, qui a été confirmée par plusieurs industriels, est que le gaz de schiste est simplement un élément dans une nouvelle offre d’hydrocarbures qui vise à renouveler l’intérêt pour les hydrocarbures. Ils sont en quelques sortes la jolie réponse de l’industrie des hydrocarbures aux énergies renouvelables. Donc si on continue à perte, c’est que, au final, on fait quand même survivre une industrie.

La salle du Saint James

La salle du Saint James

Clément Cussac :

En attendant que cette industrie devienne assez compétente ?

S. Lapoix : Oui, notamment, mais en attendant aussi qu’on construise les infrastructures qui permettront de rendre cela exploitable. Aujourd’hui, la majeure partie de la rentabilité des gaz de schiste aux États-Unis, c’est Fukushima. La raison de leur succès là-bas (et on le dit peu, car c’est un phénomène assez peu étudié), est qu’on le vend à 3$ ou 4$ l’unité. Alors qu’au Japon on le vend entre 15 et 20$. Donc la marge existe ici réellement. Cela explique en partie les tensions qui existent depuis deux ans entre l’Ukraine et la Russie, car la Russie a de très gros problèmes pour conserver ses satellites politiques dans son orbite sans le levier énergétique, du fait des gaz de schiste. La Pologne s’échappe, la Biélorussie aussi, et l’Ukraine qui dispose de ressources a commencé à passer des contrats avec des entreprises américaines pour exploiter ses ressources. La Russie se retrouve avec un très gros problème de débouché pour son gaz, même vis-à-vis de la Chine, et le fait que l’Ukraine soit le point de passage obligé de 50% des exportations du gaz russe explique beaucoup dans le conflit actuel. Pour les géopoliticiens américains, ce lien est évident.

En France, seule la fracturation hydraulique est pour le moment interdite. Donc, si demain quelqu’un dépose un brevet d’une technique qui s’appelle autrement, ça passe. La loi porte sur les mots et non pas sur une technique d’injection d’une quantité massive d’eau porteuse d’additifs et de sable visant à fracturer à grande pression des couches de roches.

On parle de l’industrie pétrolière et gazière, donc l’investissement et le travail à perte sont une question marginale. La majorité des bénéfices des compagnies qui exploitent les gaz de schiste ne viennent pas de la vente de ressources, mais sont d’origine financière. De très nombreuses enquêtes sont menées par le SEC (l’Autorité des marchés financiers américaine) sur des questions de mensonges sur la production réelle de la société de Chesapeake Energy Corporation qui s’est financée sur des futures (=ventes à terme), ou autrement dit, ils ont levé des milliards de dollars en vendant du gaz qu’ils allaient produire. Des investisseurs ont acheté des actions sur ce gaz qu’ils allaient produire et qui leur seraient bien sûr remboursées avec intérêts quand ce gaz serait produit. Mais le problème est que ce gaz n’a jamais été produit, et ne pourra jamais être produit et ils le savaient dès le départ. Le bénéfice financier a été généré sur cette part-là, donc quand on analyse le bilan financier de l’entreprise, on y voit le vrai effet gaz de schiste. L’hystérie du patronat français autour des gaz de schiste est à mon avis seulement financière, car dans le meilleur des cas où demain, on déclarerait une loi martiale et que les exploitations de gaz de schiste soient lancées immédiatement, il faudrait 5 à 10 ans pour tester la technique. La Pologne est depuis 10 ans dessus et elle n’a pas un puits qui produit (information tenue de la principale compagnie titulaire de permis dans le Nord-Ouest de la Pologne).

Question :

Comment faire pour que cela ne se produise pas en France ? La position du gouvernement est pour l’instant arrêtée, mais que font les associations et quels moyens d’action les citoyens ont-ils pour empêcher ça ?

S. Lapoix : Il faut garder quelque chose en mémoire, c’est que si nous sommes dans un pays où l’on ne peut pas remettre en question une loi, alors c’est que nous ne sommes plus dans une démocratie. Donc la loi de juillet 2011 est aussi fragile que n’importe quel texte législatif. Elle contient même en germe sa probable remise en cause puisque, dans son article 3, elle instaure un rapport annuel sur les techniques alternatives à la fracturation hydraulique. Le but est donc de trouver un moyen alternatif d’extraire les gaz de schiste. Mais aucune loi n’est définitive. De plus, cette loi est fragile car elle est fondée sur une dénomination industrielle. Les débats sont donc forts pour renommer cette technique, comme par exemple, « massage de la roche ». Ils disent aussi qu’ils mettent des additifs alimentaires bio dans la fracturation hydraulique. Mais depuis le début, ce sont des additifs de type alimentaires qui sont présents, car au lieu du napalm comme agent de gélification, on utilise de la gomme de guar qui est devenue tellement chère du fait de l’exploitation des gaz et des huiles de schiste, que l’on doit trouver dans l’industrie agroalimentaire des substituts. Donc la seule façon de s’assurer que quelque chose ne soit pas fait dans notre dos, c’est précisément de scruter ce qui se passe. Je ne me prononce pas pour ma part pour ou contre les gaz de schiste, j’ai des opinions personnelles que je garde pour moi, mais par contre j’ai des conclusions. Et parmi ces conclusions, il y a un sérieux doute sur l’innocuité environnementale de la technique. Il y a un problème car des incidents sont constatés, qui sont notamment contestés par Laurence Parisot qui dit qu’il n’y a jamais eu de problème lié aux gaz de schiste et de conséquences environnementales négatives.

Une vigilance citoyenne est opérée par beaucoup de groupes anti-gaz de schiste qui épluchent le journal officiel tous les jours. Le vrai problème est qu’il y a l’idée que « le débat est clos, c’est terminé », hors c’est ici un risque réel de mort de la démocratie mais c’est inhérent au mouvement qui travaille sur des questions de fond. Il faut donc informer. Je pense que le nerf de la guerre, ce n’est pas l’argent, c’est l’information, car tant qu’une information vous trotte dans la tête et vous empêche d’oublier un sujet d’actualité, ça veut dire qu’elle vit dans quelques esprits et autour de quelques tables (bar, restaurant, association..) et que le débat suit. Les militants anti-gaz de schiste disent qu’il y aura obligatoirement des dégâts catastrophiques, irréversibles et généralisés. Objectivement, c’est faux car les dégâts seront localisés. Il y en aura certainement, statistiquement, c’est vrai. Tout est exagéré, les industriels veulent contrer ces argument-là et disent qu’il n’y en aura pas et que l’eau sera parfaitement pure et que l’extraction créera des milliers d’emplois, ce qui est faux aussi. Le débat citoyen est entre les deux, où l’on expose les faits et où l’on voit quels sont les risques réels que nous sommes prêts à prendre ou pas.

J’ai vu le directeur général de TOTAL en Europe dire, lors du débat sur la transition énergique : « les 100 000 projections d’emplois sont irréalistes, on serait plutôt plus proche des 10 000 emplois… mais dans la crise actuelle peut-on vraiment se passer de 10 000 emplois ? », et c’est là qu’est la zone de débat. Elle est dans l’entre-deux, mais manque d’informations objectives et de publicité.

F. Taulelle : Tu ne dis pas cependant que tu es confronté à des personnes favorables au gaz de schiste. Lorsque tu es intervenu sur France Culture avec quelqu’un de favorable, il était intéressant d’écouter la confrontation des arguments des uns et des autres pour pouvoir mieux les désamorcer… C’est se frotter à des personnes qui ont des arguments et qui savent les développer.

S. Lapoix : Oui, il faut respecter les opinions de chacun, les pour et les contre, car ça renforce les convictions. Il faut voir comment on peut faire pour vivre ensemble dans le même pays et trouver des intérêts convergents, c’est là tout le débat démocratique. Dans l’émission du grain à moudre de France Culture, l’Institut Montaigne avec son rapport « Gaz de schiste, comment avancer ? » et moi-même avec Énergies extrêmes nous sommes confrontés.

Louise Gay (L1 Histoire à l’université d’Albi) : Comment se fait-il qu’il y ait pu y avoir autant de forages dans le Dakota du Nord, n’y a-t-il pas de loi qui protège l’environnement aux États-Unis ?

S. Lapoix : Il n’y a pas de loi sur l’exploitation minière aux Etats-Unis : tout le monde est son propre ministre des ressources naturelles. Donc quand on arrive dans une zone agricole appauvrie et isolée avec une population vieillissante, avec plusieurs centaine de milliers de dollars pour racheter des droits miniers sur un lopin de terre stérile, le terrain est favorable. Deuxième chose, la législation encourage clairement ce genre de dispositifs. C’est une législation d’État, donc le Dakota du Nord a une législation au sein même des États-Unis qui est favorable à ça, avec des aides au niveau fiscal. Enfin, cette zone d’exploitation est très grande (elle correspond aux deux Normandie avec le Val-de-Loire, la Bretagne et le Poitou-Charentes). L’Agence de Protection de l’Environnement du Dakota du Nord dispose d’à peine 5 agents pour couvrir tout l’État. S’ils devaient s’intéresser uniquement aux puits de pétrole, il faudrait que chacun d’entre eux contrôle un puits par jour juste pour ceux forés dans l’année. Ils n’en ont pas les moyens et les distances sont trop importantes. Pour aller de la capitale de l’État jusqu’à la zone d’extraction, il faut compter 5 à 6 heures de route. C’est pour cela que l’on voit sur les cours d’eau que surplombent les autoroutes, des petites bouées jaunes qui flottent, elles servent à retenir la dispersion des nappes polluantes dans l’eau. Car les transporteurs routiers qui ramènent les eaux usées, déversent parfois directement au bord de la route leur chargement, qui peut passer directement dans la nappe phréatique. Plusieurs centaines de fuites sont constatées chaque année, mais il n’y a personnes pour les contrôler. Donc, faute de contrôle, tout est permis.

 

1http://www.liberation.fr/terre/2013/06/11/un-paysage-fracture_910078

2http://www.futuropolis.fr/fiche_titre.php?id_article=790406404