Pasteur et ses lieutenants (Annick Perrot, Maxime Schwartz)

pasteurAnnick Perrot et Maxime Schwarz, Pasteur et ses lieutenants. Roux, Yersin et les autres, Odile Jacob, 2013, 270 p.

C’est une page essentielle de l’histoire de la biologie et de la médecine qu’Annick Perrot et Maxime Schwartz ont choisi de raconter à travers les destins croisés de Pasteur et de ses disciples, du milieu du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale. Si l’un de ces découvreurs (Louis Pasteur) conserve une place éminente dans la mémoire nationale et même mondiale, il n’en est pas de même des autres savants  « pasteuriens » alors que leur rôle a été fondamental dans la guerre livrée contre les maladies infectieuses. Il aura fallu le roman à succès de Patrick Deville[i], publié en 2012, pour attirer l’attention sur l’un de ces personnages extraordinaires, Alexandre Yersin, à qui l’on doit la découverte du bacille de la peste à Hong-Kong en 1894.

Les deux auteurs de ce livre aussi instructif que captivant ont eu l’excellente idée d’entrecouper leur récit par des chapitres où les différents protagonistes racontent eux-mêmes leurs combats et leurs vies. Un tel procédé d’autobiographies croisées a non seulement le mérite de rendre encore plus vivante cette histoire remarquable, mais surtout il souligne la profonde unité de ce groupe de savants guidés par les mêmes valeurs et tous dotés d’une énergie peu commune. Nous avons choisi un axe de lecture géographique pour rendre compte de ce beau livre car il nous a semblé particulièrement intéressant de mettre en valeur l’importance des lieux et des itinéraires d’une histoire essentiellement européenne, et avant tout française, sans pour autant négliger ses extensions mondiales, notamment en Asie du Sud-Est.

Une histoire française

Pasteur et ses « lieutenants » appartiennent pour la plupart à des milieux sociaux modestes de la province française exploitant les possibilités de promotion sociale offertes par l’instruction publique. Louis Pasteur, fils d’un tanneur franc-comtois, ou Emile Duclaux, fils d’un enseignant d’Aurillac, sont représentatifs de ces jeunes provinciaux d’origine modeste dont le goût pour les études est souvent conforté par des ambitions familiales. A côté des préférences intellectuelles, les pesanteurs sociales jouent fréquemment un grand rôle dans leur choix de formation supérieure, ce dont témoigne par exemple l’attrait de l’Ecole normale de la rue d’Ulm, synonyme d’excellence  pour bien des étudiants d’origine modeste. Ainsi, plusieurs chercheurs de la mouvance pasteurienne doivent longtemps partager leur temps entre l’enseignement et la recherche, un temps d’enseignement qui se déroule, au moins aux débuts de leur carrière, dans des établissements scolaires ou universitaires de province. Pour cette raison, Emile Duclaux, normalien et agrégé ès sciences, doit quitter en 1865  le laboratoire de Pasteur pour un poste à l’université de Clermont-Ferrand  avant d’être nommé en 1873 à Lyon puis en 1878  à l’Institut agronomique de Paris.

Dans ces relations Paris/province, la capitale joue un rôle majeur d’attraction et d’impulsion tandis que les régions du pays fonctionnent comme des espaces de ressources et de relais. C’est à Paris que sont concentrés les principaux pôles d’enseignement et de recherche  au premier rang desquels se trouve l’Ecole normale supérieure. Dans cet établissement, le laboratoire de Pasteur devient à partir de 1857 un centre d’innovation pleinement engagé dans les débats scientifiques de son temps. En 1885, l’audience résultant du succès de la vaccination contre la rage souligne les limites matérielles et humaines du laboratoire de la rue d’Ulm, l’idée du futur Institut Pasteur est alors lancée et voit  le jour dès 1888. Décidée en 1895, la création d’une annexe de l’Institut Pasteur à Lille aboutit rapidement, son inauguration a lieu en 1899, c’est le premier maillon d’un réseau qui va s’étendre rapidement à partir de la maison-mère parisienne.

Inauguration de l’Institut Pasteur à Paris le 14 novembre 1888 (gravure parue dans Le Monde illustré)

Inauguration de l’Institut Pasteur à Paris le 14 novembre 1888 (gravure parue dans Le Monde illustré)

Une histoire européenne

Le combat contre les maladies infectieuses engage les forces vives de la recherche européenne depuis la fin du XVIIIe siècle lorsque Jenner, médecin de campagne anglais, réussit en 1796 la première vaccination contre la variole. Dans cette entreprise, la France et l’Allemagne se situent en première ligne, à tel point qu’il est courant d’évoquer la rivalité entre les écoles française et allemande au lendemain de la guerre de 1870-1871, chacune ayant son chef de file, Pasteur pour les Français et Robert Koch pour les Allemands. Quand Pasteur étudie la fermentation à partir de 1856, la théorie dominante de l’époque reprend  les conclusions du chimiste allemand Liebig pour qui le processus de fermentation est déclenché par la levure en décomposition. Grâce à ses travaux sur la dissymétrie moléculaire, Pasteur est, lui, convaincu que « la fermentation, loin d’être un phénomène de mort, est un phénomène de vie (…) ». En revanche, les expériences parallèles de Koch et Pasteur en 1876-1877 démontrent sans ambiguïté qu’une maladie infectieuse, le charbon, est causée par un microbe particulier, ouvrant ainsi la voie à la découverte des principales bactéries pathogènes. Dans le contexte politique de l’époque, ces travaux sur l’étiologie du charbon marquent le début d’une rivalité aiguë entre Pasteur et Koch et, plus généralement, entre les écoles des deux pays. Elle sera particulièrement visible à propos du choléra, de la sérothérapie antidiphtérique et la peste. Quitte pour les deux auteurs de Pasteur et ses lieutenants à conclure : « Aujourd’hui, avec le recul, on peut dire que les deux écoles ont contribué de façon comparable à la naissance de la microbiologie et à la lutte contre les maladies infectieuses. »

Louis Pasteur (1822-1895) et Robert Koch (1843-1910)

Louis Pasteur (1822-1895) et Robert Koch (1843-1910)


Cette histoire européenne ne se résume pas à une rivalité franco-allemande, d’autres pays du continent sont engagés d’une façon ou d’une autre dans cette épopée scientifique. La réputation du laboratoire de Pasteur attire dès les années 1860 des visites princières, des savants et des industriels de diverses nationalités, tous désireux de voir au microscope ce « monde nouveau des infiniment petits ». Lorsque le savant russe Elie Metchnikoff (futur Prix Nobel de médecine en 1908) cherche un point de chute pour continuer ses travaux sur la phagocytose, il hésite entre Berlin et Paris et choisit finalement le nouvel Institut Pasteur qui lui accorde un laboratoire entièrement à sa disposition. Installé dans ses nouveaux locaux, il attire de nombreux élèves qui vont former les premiers éléments d’une véritable colonie russe au sein de l’Institut.

Timbre-poste à l’effigie d’Elie Metchnikoff (1845-1916)

Timbre-poste à l’effigie d’Elie Metchnikoff (1845-1916)

Timbre-poste à l’effigie d’Alexandre Yersin (1863-1943)

Timbre-poste à l’effigie d’Alexandre Yersin (1863-1943)

 

C’est aussi la réputation et l’atmosphère de travail du laboratoire de l’Ecole normale qui conduisent l’étudiant en médecine Alexandre Yersin (né en 1863 en Suisse) à rejoindre le cénacle des chercheurs pasteuriens de la rue d’Ulm. Le jeune docteur Yersin devient en 1889 le premier préparateur du cours de microbiologie de l’Institut Pasteur, et cette même année il obtient la nationalité française. Ce personnage d’exception  contribuera de façon remarquable au développement de l’Indochine française.

Une histoire coloniale

Très tôt, Pasteur inscrit ses travaux dans des liens étroits entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée, proclamant dès 1854 qu’ « il n’a pas différentes sortes de sciences ; il y a la science et les applications de la science, liées entre elles comme le fruit à l’arbre qui l’a porté ». Ce sera également la force principale de l’Institut Pasteur. Et l’Empire colonial français constitue à l’évidence un terrain privilégié de ce souci constant des pasteuriens. Albert Calmette, entré en 1881 à l’école de médecine navale de Brest, participe en 1883-1885 à l’expédition française engagée dans le golfe du Tonkin et découvre notamment la ville de Saigon qui l’enthousiasme. En 1886, Calmette est affecté en tant que médecin de la marine au ponton-hôpital de Libreville au Gabon, il en revient persuadé de la nécessité d’organiser la défense sanitaire des populations (hygiène, assainissement, lutte contre les pathologies tropicales…). Revenu à Saigon en 1891 avec la mission d’y créer un établissement de santé sur le modèle de l’Institut Pasteur, il se met au travail avec énergie, concentrant ses efforts sur les vaccinations antivariolique et antirabique. Il réussit également à mettre au point une sérothérapie antivenimeuse et, dans un tout autre domaine, à apporter des progrès notables dans la production locale d’alcool de riz.

Mais c’est sans doute Alexandre Yersin qui va incarner le mieux l’apport scientifique et économique de la France à sa colonie indochinoise. Après avoir quitté Paris et l’Institut Pasteur en 1894, il s’engage comme médecin en partance pour l’Extrême-Orient. Il explore la chaîne annamite au cours de trois expéditions périlleuses de 1892 à 1894.

Les explorations de Yersin en Indochine (1892-1894)

Les explorations de Yersin en Indochine (1892-1894)

Chargé d’une mission officielle pour étudier la peste en Chine méridionale, il s’installe à Hong-Kong le 15 juin 1894 et découvre le bacille de la peste … le 20 juin 1894 ! A Nha Trang (site qu’il découvre en 1891), Yersin se consacre alors au développement de l’Institut Pasteur qu’il a créé en 1895, en particulier en étudiant les maladies animales dans le but de favoriser l’économie agricole locale. L’agronomie tropicale le captive, il réussit même à introduire l’hévéa (l’arbre à caoutchouc), ce qui lui permet de vendre la récolte de latex à Michelin, il ouvre une nouvelle station d’altitude au Hon Ba  avec des plantations d’arbres à quinquina (pour la quinine dans le traitement du paludisme). Devenu directeur et mandataire des Instituts Pasteur d’Indochine, il laisse dans le pays une empreinte telle que dans le Vietnam actuel on continue d’honorer son œuvre et sa personnalité.

Une histoire mondiale

L’histoire de cette mouvance de chercheurs guidés par le désir de faire triompher la science et la paix a eu rapidement des répercussions à l’échelle mondiale. Lorsque Pasteur réussit en 1885 ses deux premières vaccinations contre la rage, ses succès ont un grand  retentissement dans le monde. Le New York Herald paie le voyage à des enfants américains mordus à Newark pour qu’ils  soient sauvés par le savant français ! La souscription internationale lancée par l’Académie des sciences en vue de créer l’Institut Pasteur reçoit un accueil enthousiaste : parmi les contributeurs, le tsar de toutes les Russies, l’empereur du Brésil, le directeur du Herald Tribune, le régiment des lanciers du Bengale… !  Avec l’inauguration du nouvel Institut, l’Ecole pasteurienne, plutôt fermée sur elle-même jusque-là, s’ouvre sur le monde, en accueillant notamment de nombreux élèves étrangers venus assister aux leçons de microbiologie. Et surtout, après Paris et Lille, une constellation d’Instituts, initialement qualifiés de filiales de l’Institut Pasteur, émerge d’abord dans l’Empire français, puis dans le reste du monde (aujourd’hui, le Réseau international des Instituts Pasteur et Instituts associés regroupe 32 établissements dont le dernier, inauguré au Laos, date de 2012).

 

Le Réseau international des Instituts Pasteur et instituts associés en 2013

Le Réseau international des Instituts Pasteur et instituts associés en 2013

Partout, la dualité entre recherche et activités purement médicales, sorte de « marque de fabrique » pasteurienne, caractérise ces instituts.

C’est d’ailleurs l’évocation de ce Réseau mondial qui permet aux deux auteurs de Pasteur et ses lieutenants de conclure sur la pérennité de l’œuvre de Pasteur et de ses disciples, tout en évoquant la nécessité contemporaine de faire face aux maladies émergentes, volet méconnu de la mondialisation toujours croissante.

 

                                                                                        Daniel Oster

                                                                                        Août 2013

 


[i] Patrick Deville, Peste & choléra, Seuil, 2012