Café-Géo de Montpellier du 24 Novembre 2015
Par Anne Hertzog (MCF Université Cergy-Pontoise)

La soirée débute par des remerciements à l’intention du public présent en nombre, suivi d’une présentation de la conférencière Anne Hertzog, maître de conférences en géographie à l’Université de Cergy-Pontoise, et membre du Laboratoire MRTE. Son premier travail de thèse (2004) s’intitule Là où le passé demeure. Les musées de Picardie : étude géographique. Contribution à l’étude des lieux géographiques de mémoire. Ses recherches portent ainsi sur les lieux de mémoire, les processus de patrimonialisation des lieux et les enjeux territoriaux du patrimoine. Domaine longtemps réservé aux historiens et historiens de l’art, le patrimoine est aujourd’hui un sujet d’étude majeur pour la géographie.

Anne Hertzog précise qu’elle s’intéresse spécifiquement aux acteurs des processus de patrimonialisation que sont les habitants, et notamment dans le territoire particulier des périphéries urbaines. L’ancrage territorial périphérique de l’université de Cergy-Pontoise pousse à réfléchir avec toutes les ressources locales. En effet, on constate une effervescence sociale autour de la question du passé de la ville comme le montre l’exposition co-organisée par la Communauté d’Agglomération au Pavillon de l’Arsenal à Paris en 2015 sur l’histoire et l’urbanisme de la Ville, ou encore l’inventaire du patrimoine réalisé par le Service Patrimoine et Inventaire d’Ile de France à la demande de la même institution.

La réflexion s’est ainsi organisée autour de la patrimonialisation des grands ensembles et du logement social, car il y a une inquiétude actuelle sur le devenir des périphéries urbaines et leurs transformations urbanistiques et sociales. C’est une question vive, traitée par des chercheurs de plus en plus nombreux : Vincent Veschambre bien entendu, mais aussi les chercheurs de l’EIREST (Paris 1 Panthéon Sorbonne) par exemple. On peut trouver un exemple de ces réflexions renouvelées dans le numéro d’EchoGéo que nous avons coordonné avec Elizabeth Auclair consacré à ces questions (https://echogeo.revues.org/14360). Ma présentation exploite un certain nombre de ces travaux aujourd’hui.

Dans un contexte de mutations économiques, les quartiers d’habitat populaire de banlieue sont des territoires qui connaissent de fortes mutations, et au sein desquels il y a des enjeux de rénovation urbaine. Ce sont aussi des territoires stigmatisés comme « banlieues sensibles », et la patrimonialisation semble être une réponse à toute une série de problèmes, comme la mauvaise image, la désaffiliation ou encore la déshérence de certains espaces. A travers « l’extension du domaine patrimonial » et de nouvelles approches normatives de labellisation, le rôle des communautés locales devient central, dans un contexte où la participation devient le nouveau paradigme des politiques urbaines (notion de ville participative).

Le phénomène de participation citoyenne s’ancre dans une pratique qui émerge au tournant des années 1960-1970 (sociologie urbaine), mais elle n’entre dans les dispositifs d’aménagements que depuis les années 1980-1990 : c’est l’officialisation de cette participation, désormais organisée, qui s’impose au cœur de l’action publique dans les années 2000. Les premiers musées « d’histoire locale » au dix-neuvièeme siècle, de même que les mobilisations habitantes dans la défense des quartiers historiques durant les années soixante-soixante-dix (Paris, Lyon…) peuvent être considérés comme des expériences de patrimonialisation fondée sur un engagement actif d’habitants – un phénomène qui est donc loin d’être nouveau ! Aujourd’hui, de nouvelles manières de faire participer et de collaborer se développent grâce aux nouvelles technologies (plateformes collaboratives). Fondée sur l’idée qu’il existe une vraie demande sociale de construire ensemble le patrimoine, l’injonction (politique) à la participation pousse également les professionnels et les experts du patrimoine, à renouveler leurs questionnements. Ex : l’intervention lors d’un colloque de 2014 d’Arlette Auduc, ex-Chef du service de l’Inventaire général du patrimoine culturel de la Région Ile-de-France « obligation nous est faîte de nous ouvrir à un public nouveau, celui des usagers, et à de nous nouveaux objets d’étude, les habitants des territoires étudiés ». Il s’agit de convaincre ces catégories de population (les usagers d’un territoire) qui ne portent pas un regard patrimonial sur leur espace de vie, et qui ne comprennent pas forcément la démarche des professionnels du patrimoine. Il s’agit de réduire la facture entre deux mondes : les experts versus la société civile mais aussi l’aménageur et l’élu. Il faut dans un premier temps construire un discours pédagogique face à ces acteurs peu sensibles à la question patrimoniale. Puis dans un deuxième temps, il faut rendre ces personnes actrices de leur histoire et de la question patrimoniale. Enfin un contexte plus global explique également ces nouvelles tendances, lié aux discours normatifs de l’unesco, ou à l’échelle européenne, aux redéfinitions du patrimoine depuis la Conférence de Faro (2005) : ce qui fait patrimoine n’est plus défini a priori seulement pas les experts, mais par les « gens » (= les communautés). Mais quelle va être la nature de ce partenariat avec les communautés ? Quelle va être la place de l’expert désormais dans processus de patrimonialisation ?

Le laboratoire MRTE de l’UCP a été engagé dans une recherche action collaborative afin de réaliser avec le Service Patrimoines et Inventaire d’Ile de France un travail d’inventaire participatif : comment réinventer la méthode de l’inventaire du patrimoine en réintroduisant la participation citoyenne ?

L’étude des processus de patrimonialisation des quartiers d’habitat populaire en banlieue (notion complexe), en lien avec la participation habitante, conduit à questionner trois types de rapport au patrimoine urbain (voir aussi Djament-Tran : http://echogeo.revues.org/14349) :

  • Mobilisation pour la défense du patrimoine. Phénomène ancien, plutôt dans les centres anciens historiquement > se diffuse vers les périphéries urbaines = transfert géographique ou phénomène différent de ceux du centre urbain ?

EX : Vitry-sur-Seine dans le Val de Marne. Habitat pavillonnaire et grands ensembles se côtoient. Dans le cadre de programmes de rénovation urbaine, certaines barres ont été démolies et remplacées par du petit collectif. Les opérations de relogement concernent toute la ville et de nouveaux logements sont envisagés dans des quartiers pavillonnaires. Ces programmes réactivent une mobilisation très forte des habitants des quartiers pavillonnaires (Le Coteau), mobilisation qui avait déjà eu lieu dans les années 1990 contre des projets urbains. Parallèlement aux questions de mixité sociale, cette politique de rénovation urbaine a eu un impact sur conscience patrimoniale des habitants. Des associations défendent le « cadre de vie patrimonial et artistique ». Ex : l’Association Bien vivre sur le coteau crée « un sentier des arts », parcours balisé par des œuvres d’artistes locaux, et met en avant l’originalité et la typicité de ces petites maisons hétéroclites. Vitry est un exemple de mobilisation ancrée dans le temps mais qui évolue : la mobilisation change de registre, et la défense d’une identité se transforme en défense d’un patrimoine. → Problème : cette mobilisation patrimoniale est un peu ambivalente, puisque ces pavillons patrimonialisés renvoient à une histoire sociale particulière (catégories sociales pauvres, évincées des centres urbains, immigrés). Dans le discours patrimonial, on valorise la diversité sociale historique du quartier, mais on ne veut pas que de nouveaux habitants s’installent via la politique de relogement… La mobilisation d’habitants contre d’autres habitants, rend ambigu cet argument patrimonial.

Pour aller plus loin : Hertzog A., 2014 – « Mobilisation habitante et rénovation urbaine : usages de la mémoire et du patrimoine dans la contestation habitante des projets urbains », dans Desponds D. (et alii), Les habitants, acteurs de la rénovation urbaine, PUR

En Seine Saint-Denis, certaines associations s’attachent à défendre une identité et une histoire des banlieues. Sous l’effet de la patrimonialisation, le terme de banlieue est utilisé pour revendiquer certaines valeurs. Sébastien Jacquot http://echogeo.revues.org/14317. a montré que c’est un moyen de lutte contre un sentiment de stigmatisation, qui les oppose au centre parisienp>

  • Absence de mobilisation ou mobilisation anti-patrimonialisation. Cas d’opposition notamment pour des grands ensembles : on s’oppose à une labellisation extérieure par acteurs extérieurs.

EX : la Cité de l’Etoile à Bobigny en Seine St Denis. La Cité de l’Étoile est la propriété d’Emmaüs Habitat, avec 763 logements sociaux construits en 1965 par George Candilis. En cinquante ans la cité s’est beaucoup dégradée, et un projet de rénovation urbaine a été initié en 2003. La phase opérationnelle du projet devait être engagée en mai 2010 mais le Ministère de la Culture a lancé une mission d’expertise pour étudier le classement de la cité à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques au titre de l’architecture du XX° siècle. Cette démarche bloque le projet de rénovation urbaine provoquant la colère des habitants (voir le clip vidéo « Ghetto historique » réalisé par et avec les habitants, qui est une forme de réponse au Ministre de la Culture : https://www.youtube.com/watch?v=zmJOqP2rKj0). Face à eux, d’autres acteurs qui ne peuvent se résoudre à détruire ce qu’ils considèrent comme un « Patrimoine architectural du XXe siècle » : la cité de l’Étoile représente une grande innovation urbanistique et architecturale, autour des valeurs de modernité et de mixité sociale. On l’appelle aussi la « cité de l’Abbé Pierre », c’est un des premiers ensembles d’habitat collectif en France. La reconnaissance vient ici du monde des experts (notamment Benoit Pouvrot, historien de l’architecture, très actif en Seine-Saint-Denis), mais elle est rejetée par les habitants. L’état catastrophique de ces ensembles est une réalité de vie pour des populations très pauvres, voilà pourquoi les habitants se mobilisent contre cette reconnaissance patrimoniale (classement aux monuments historiques) qui, selon eux, figerait le bâtiment dans cet état insalubre, ou empêcherait une rénovation adaptée aux besoins des habitants (besoin d’appartements plus vastes, nouveaux modes de vies….).

Autre cas similaires ou finalement les bâtiments ont été détruits. (Quartier des Poètes, Pierrefitte-sur-Seine 2009 – voir Djament-Tran, http://echogeo.revues.org/14349).

  • Participation habitante à une patrimonialisation institutionnelle

Quels sont les rapports entre l’institution et l’habitant ? La figure de l’habitant est sans cesse convoquée mais jamais définie : comment la définir et à quelle échelle ?

Sébastien Jacquot propose cinq figures de « l’habitant », telle qu’elles sont convoquées dans les discours pour illustrer cinq rôles (voir Jacquot : http://echogeo.revues.org/14317):

  • Bénéficiaires (des politiques publiques autour du patrimoine) : sert à construire un sentiment de fierté auprès de ceux qui vont bénéficier des politiques territoriales.

  • Témoins (mémoires de quartiers, collecte de parole habitante).

→ Travaux de Rachid Kaddour (voir notamment : http://echogeo.revues.org/14337) Actions de recueil de témoignages qui accompagne le processus de rénovation. Construction de mémoires habitantes dans certains quartiers de la banlieue de Saint-Étienne mais processus très différents selon les deux grands ensembles :

  • à Beaulieu : mémoire construite = sentiment positif, de mixité, bonheur de vivre dans ce quartier. Collecte organisée parmi les habitants pour faire un appartement témoin + récits des souvenirs + réalisation de livres, d’expositions. Valorisation très positive d’une histoire des politiques du logement social. => Beaulieu transformé mais maintenu.

  • à Montchovet : modes de fixation du témoignage très différents = mémoire collectée à partir de petits supports, de dessins d’enfants, exposés de manière éphémère dans l’espace public… => Quartier démoli en grande partie : déclassement des habitants de Montchovet,

  • Touristes (y compris dans leurs propres territoires). Le tourisme urbain qui participe à la construction patrimoniale, et la politique touristique contribue à l’invention du patrimoine (cf inventer la Seine St Denis comme patrimoine : « balades urbaines », Guide du routard…). Lorsque l’habitant est convoqué comme touriste, on l’invite à se réapproprier son patrimoine.

  • Ambassadeurs (les « greeters » reçoivent des groupes de visiteurs et leur font visiter « leur » ville). Les habitants fabriquent le territoire. L’habitant a un nouveau regard sur son quartier, contribuant à une réappropriation du territoire et une fierté d’avoir un patrimoine valorisable.

  • Participants (coproducteurs). Organisations à base associative mais qui deviennent institutionnelles (EX : Maison de Banlieue et de l’Architecture, Éco-musée du Val de Bièvre). L’enjeu est d’impulser des projets pour valoriser et créer du lien. Cela entraîne des partenariats, de nouveaux objets patrimoniaux, de nouvelles normes : vogue du « patrimoine ordinaire », du « patrimoine du quotidien », et contre-pied par rapport à l’exceptionnel.

Pour aller plus loin, Auclair E. (2014 ), Les projets mémoriels en banlieue : participation ou instrumentalisation des habitants ? Revue Francosphères n°3-2

Auclair E. (2015), Ordinary heritage, participation and social cohesion in the banlieues of Paris, Auclair E, et Fairclough G, (dir), Theory and practice in heritage and sustainability : living between past and future”, London, Routlege.

En conclusion, on peut parler d’une redéfinition des rapports au patrimoine, d’une redéfinition des objets patrimoniaux, d’une multiplication des initiatives des acteurs de terrain, et d’une valorisation donc d’un processus de différenciation. On ne fabrique pas les mémoires de la même manière selon les quartiers, les groupes sociaux : l’analyse doit être menée à une échelle fine. Certains phénomènes d’exclusion, de marginalisation, continuent de poser le problème de la fabrique de la ville. Les processus de patrimonialisation sont moteurs de fragmentation, ici des périphéries, même si paradoxalement ils sont souvent vus comme de possibles inversion du stigmate territorial….

Enfin, patrimonialiser n’est pas forcément geler les territoires. On voit une multiplication des initiatives avec de nouvelles appropriations, qui s’articulent avec de nouvelles dynamiques sociales et économiques. Il existe une grande diversité d’actions citoyennes, qui sont autant de modes d’habiter la ville et particulièrement ses périphéries.

Questions

  1. Le développement du « patrimoine du quotidien » ne risque t’il pas d’aboutir à la fin du patrimoine ? Dans la logique du « tout patrimoine », on ne sélectionne plus, on sort de l’exceptionnel. C’est l’hypothèse de la dépatrimonialisation. On observe un glissement du sens de la notion même de patrimoine, en sortant de l’idée d’héritage : on définit le patrimoine à partir des relations qu’il suscite (ce qui fait collectif et qui veut être transmis), l’objet ne suffit peut être plus. Changement de paradigme ? cf Le patrimoine, de l’objet à la relation.

  2. A force de produire et de faire trop de musées, y a-t-il un risque de muséification ?

Il y a des logiques qui rentrent en tension mais ce que montrent certains processus en banlieue, est que la patrimonialisation peut-être dynamique et constituer une modalité d’interactions, d’échanges et de dynamiques culturelles nouvelles. On peut alors les voir comme quelque chose de positif, comme des nouvelles utilisations et pratiques de l’espace. Cependant, on peut le nuancer avec le vécu du cout social par les acteurs.

  1. Qu’en est-il de la participation habitante dans le monde ? Pour certains territoires le patrimoine « de la relation » a été la définition première. Redéfinitions actuelles en France procèdent aussi de cette remise de question à l’échelle mondiale qui vient de ces territoires. L’Unesco a défini et reconnu le patrimoine immatériel en 2003.

  2. A l’échelle mondiale, y a-t-il véritable reconnaissance des autres définitions du patrimoine ou on pense encore en terme occidentaux ? C’est le problème des mots, de leurs traductions, des histoires des mots qui se réfèrent au patrimoine : selon les langues, désignent ils la même dynamique ? Par exemple dans certaines sociétés, il n’y a pas de mot pour dire patrimoine, mais cela ne signifie pas pour autant que le patrimoine n’existe pas, c’est-à-dire une certaine relation au passé, guidée par la volonté de conserver et transmettre des objets matériels ou immatériels.

Compte-rendu relu par Anne Hertzog