Café géographique Toulouse le 29.04.15
avec Rémi BENOS et Samuel CHALLEAT (Géographes, UMR Dynamiques rurales, Université Jean Jaurès Toulouse 2)

Rémy BENOS, maître de conférences, a fait une thèse sur « La patrimonalisation dans les espaces protégés » et Samuel CHALLEAT, chercheur contractuel, sur « Sauver la nuit » des pollutions lumineuses. Ils partagent leurs compétences et font partie d’un collectif pluridisciplinaire de sept chercheurs (géographes, politistes, économistes, psychologues, etc.) dont la question est : Dans quelle mesure les territoires se saisissent aujourd’hui de la nuit comme ressource ?

Au départ de la recherche, une intuition au vu de panneaux vantant la qualité de la nuit des villages ou l’organisation de randonnées pédestre nocturnes. Dans un contexte d’économies d’énergie et de réduction de l’éclairage public, il ne s’agit pas de multiplier les activités comme les marchés nocturnes, mais de changer notre rapport à la nature en observant sa biodiversité. Comment cela fait-il ressource ? Où ? Pour qui ?

L’inflation patrimoniale

Tout serait patrimoine ? Même la nuit ? Il s’agit en fait d’un mouvement général depuis une trentaine d’année (Convention du Patrimoine de l’UNESCO : 1972). Cinq tendances au sein de cette inflation :

  1. Le basculement du patrimoine privé au patrimoine public: le patrimoine privé est individuel ou familial et se transmet par héritage, le second est un bien commun pris en charge par la collectivité.
  2. Le glissement du monumental au naturel: les premières lois de protection du patrimoine concernent le bâti monumental (châteaux, églises, etc.), la loi de 1967 sur la création des parcs naturels régionaux introduit la notion de patrimoine naturel : de nouveaux objets patrimoniaux apparaissent, la nature est à son tour monumentalisée.
  3. Du matériel à l’immatériel: c’est l’UNESCO qui emploie le terme « immatériel » pour, par exemple, la cuisine française, des savoirs agricoles, des pratiques, etc.
  4. Du sacré au profane: glissement plus récent (années 80) quand les ethnologues du Ministère de la Culture patrimonialisent des machines agricoles ou les terrils, souvent à la demande des acteurs locaux dont le choix est peut-être discutable mais est le leur. Les terrils, longtemps abandonnés, connaissent ainsi une « rupture patrimoniale ».
  5. Du lieu au territoire: du château ou de l’église à la Pointe du Raz ou aux volcans d’Auvergne. L’essentiel est là encore la mobilisation des acteurs, des élus, des associations et des institutions pour faire de ces patrimoines des ressources.

La patrimonalisation est donc une construction sociale. Trois processus :

– la « rupture patrimoniale » dans le temps, une trentaine d’années : la patrimonalisation est précédée soit par la désaffection (terrils), soit par l’oblitération (le matériel agricole n’était pas un patrimoine mais un outil, on ne faisait pas attention à la nuit).

sélection, qualification, hiérarchisation : tout n’est pas patrimoine, il y a une logique qui suppose de choisir l’objet, de le nommer et de le situer dans une échelle de valeurs.

mise en récit et mise scène : l’élaboration d’un récit permet faire le lien avec le passé et de donner un sens au patrimoine, la scène pointe un symbole révélateur du patrimoine comme « la nuit étoilée » et non le hérisson pour la nuit.

Mais la mise en scène a longtemps été liée à la mise en lumière du monument ou de la ville lors de la fête de la lumière à Lyon. Comment mettre en lumière la nuit ? La valeur positive de la lumière se renverse : la lumière artificielle est aussi objet de dommage.

La lumière artificielle comme objet de dommage

       C’est un processus récent, depuis les années 70 : l’émergence de la valeur positive de l’obscurité est pointée par les astronomes, les écologues, les médecins. Mais la lutte contre l’éclairage artificiel est difficile tant l’imagination s’y oppose : la lumière, c’est le savoir contre l’obscurantisme, le progrès contre le passéisme, le bien contre le mal, etc. En faire un objet de dommage en même temps que de progrès est une construction sociale.

       Histoire de l’éclairage urbain : « le projet lumière »

La sécurité : pas de lumière fixe à Paris avant le XVIII° siècle, mais les fanaux mobiles des veilleurs de nuit. Les premiers réverbères fixes datent de 1766, installés dans les quartiers bourgeois et surtout aux portes de Paris, mais ils ne sont pas en réseau. La mise en réseau se fait avec le gaz en 1816, toujours aux mêmes endroits : la ville est encore mal éclairée. En 1878, avec l’Exposition Universelle, le réseau de gaz et d’électricité gagne toute la ville.

C’est la lumière de progrès, dont la finalité est d’abord la sécurité : « la lampe veille et surveille ». Cette finalité persiste aujourd’hui, les caméras de surveillance ont besoin de lumière pour être fonctionnelles, en attendant les caméras infra rouges.

La salubrité : dès 1766, le Conseil de Police installe les premiers réverbères fixes dans un double but « de sécurité et des nettoyage ». L’éclairage ne signifie pas seulement sécurité, mais aussi salubrité. Ce lien est repris par Hausmann jusqu’à aujourd’hui.

L’esthétisme urbain commence avec Haussmann : souligner les perspectives, mais aussi intégrer le mobilier urbain, y compris les réverbères, dans l’architecture. Les monuments (Tour Eiffel, Hôtel de Ville) ne sont pas encore éclairés de façon pérenne, juste à l’occasion d’un événement. Aujourd’hui, on éclaire ce qu’on veut montrer pour exister, et pas seulement les monuments. L’idée est de poursuivre l’ordre diurne dans la nuit dangereuse : quand Lucifer, « porteur de lumière », perd celle-ci, il devient un diable.

       La contestation depuis la « rupture patrimoniale » des années 60-70

De revendications locales et sectorielles (astronomes, écologues, médecins), on passe peu à peu à l’action publique par les lois générales valables pour tout le monde.

Comme des lanceurs d’alerte, les astronomes amateurs se saisissent alors de la nuit étoilée. Les observatoires sont peu à peu gagnés par l’étalement urbain, l’éclairage intensif dépasse les limites de la ville (le halo lumineux au-dessus de Toulouse est visible à 100 km au moins). Le conflit environnemental au sujet du stock de nuit mène à de nouveaux savoirs pour montrer les dommages : astronomes et scientifiques cartographient les zones lumineuses et en révèlent ainsi ce qu’on nomme alors la pollution.

Dans les années 80-90, les écologues analysent l’impact de la lumière sur la faune : désorientation des oiseaux migratoires, perturbation des niches de prédation, problème de communication pour la reproduction (les vers luisants ne trouvent plus de partenaires…). L’excès de lumière a des effets écosystémiques.

Depuis 2000, les médecins (chrono-biologistes) pointent les impacts sanitaires ; perturbation du sommeil et de la sécrétion de l’hormone appelée mélatonine. Celle-ci est secrétée à partir du moment où le cerveau reçoit de l’extérieur le signal nuit, vers 2 h du matin. Le corps enclenche alors des mécanismes de régulation comme la baisse de température ou la sécrétion de cortisol. En outre, cette hormone est un antioxydant qui protège les cellules menacées par certains cancers.

Les nécessaires économies d’énergie sont une opportunité pour la patrimonalisation de la nuit : les centrales nucléaires françaises sont à bout de souffle, EDF passe d’une gestion fondée sur l’offre à celle de la demande. Les lois Grenelle et post Grenelle entérinent la prise de conscience des effets négatifs de la lumière de la valeur positive de la nuit : c’est le début d’un processus de patrimonalisation.

Deux territoires où la nuit est patrimonialisée

       Les RICE (Réserves Internationales de ciel étoilé) : mis en place en Amérique du Nord dès l’an 2000, puis au Royaume-Uni, puis en Europe occidentale dans les pays riches. Les astronomes ont joué un rôle décisif et les premières RICE se situent loin des villes et autour d’un observatoire.

En France, le Pic de Midi de Bigorre est la première RICE européenne, une seconde est en cours à Saint-Véran (Alpes du sud). C’est une consécration internationale que le choix du Pic du Midi, qui a le double intérêt d’être un pôle scientifique depuis 100 ans et touristique plus récemment : les acteurs des deux activités se  sont mobilisés avec un double argument.

La RICE est un espace protégé, comme un Parc National et selon le même schéma  concentrique : le cœur (l’Observatoire) et la périphérie (100 communes). Mais s’y ajoute un 3° anneau dit « de soutien » qui va jusqu’à Toulouse et implique la métropole dans la patrimonalisation de la nuit. La métropole est en effet plus tentaculaire la nuit que le jour : le 3° territoire n’est pas un sanctuaire de la nuit, mais un rempart contre la lumière.

L’UNESCO est dépassée par l’inflation patrimoniale et cherche de nouveaux principes de classements : non pas un site, mais un réseau de site (par exemple : les forts Vauban) afin d’éviter que la protection des sites ne se transforme en marketing. L’UNESCO est très attentive aux sites des observatoires car ils constituent un patrimoine scientifique, mais n’envisage pas de labelliser les RICE qui le demandent.

       Les villes et les villages étoilés sont moins exemplaires. La mise en œuvre  est portée par une association nationale (ANOCEM) et l’association des Maires de France (AMF). A l’entrée des villes et villages choisis, on voit des panneaux comme pour les villages fleuris, avec une échelle de 4 étoiles. La première correspond aux petits villages qui font attention à leur éclairage, les 4 étoiles à des villes qui mettent en œuvre des réductions de coût, de nouveaux mobiliers urbains, des lampadaires aménagés, etc. La loi Biodiversité prévoit une aide aux petites communes.

D’autres patrimoines liés à la nuit sont envisageables, comme les aurores boréales en Islande.

Débat

  1. Des livres et des articles sur ce sujet ?

Nous avons fait depuis deux ans une grosse production d’articles et un livre est en cours. Mais le plus accessible est notre blog où vous trouverez les références bibliographiques : renoir.hypotheses.org/ . RENOIR signifie Ressources Environnementales Nocturnes, etc.

  1. A cause du plan vigi-pirate, l’éclairage nocturne, jusque-là réduit, est à nouveau augmenté.

Peut-être, mais surtout le nouveau Maire, Jean-Luc Moudenc, a annoncé dans son programme qu’il voulait « rallumer l’éclairage public » pour des raisons de sécurité et d’esthétisme. Il envisage un Plan Lumière, intégré au projet urbain : l’éclairage serait territorialisé en fonction des différents quartiers (population, habitat, activités, circulation, etc.). Les nouvelles technologies modifient l’éclairage (par exemple, les LED) et constituent un marché fabuleux pour les lobbies de l’électricité qui envisagent de changer partout l’éclairage.

  1. Hors de la ville, le feu blanc des éoliennes a été remplacé par un feu rouge moins nuisible pour les oiseaux et la nuit étoilée. Mais ce feu rouge reste trop puissant, pas tant pour des raisons de sécurité que pour justifier l’hostilité aux éoliennes.
  1. Pourrait-on introduire la nuit dans les Journées du patrimoine ? En faire un événement national ? Faire des conférences dans le cadre de la Novella à Toulouse ?

Il existe déjà un « Jour de la Nuit », fin septembre ou début octobre, qui rassemble peu de gens, surtout des astronomes.

  1. La patrimonalisation suppose la sélection : il faut choisir, donc exclure, en fonction de la « valeur » du patrimoine. Qu’est-ce qui détermine cette valeur ? Comment se fait la sélection ?

Il y a conflit de valeurs, par exemple entre sécurité et protection de la nuit, et c’est la puissance publique qui décide. La valeur émerge de la territorialisation : le territoire détermine la valeur. Pour la nuit, un long processus de construction avec les astronomes, les médecins, les associations de défense l’environnement, l’élaboration des lois, etc. Chaque patrimoine a son processus de construction qui lui est propre. Par exemple, les sites naturels choisis dans les années 60-80 (Pointe du Raz, Gavarnie) étaient des sites classés par la loi de 1905 et ont une valeur romantique souvent héritée de la peinture paysagère du XIX° siècle.

Pour l’UNESCO, le site à protéger doit avoir une « valeur universelle exceptionnelle » : ainsi pour Carcassonne. Mais pour la nuit ? La liste des sites à protéger date de 1972, en temps de guerre froide.  Pour la nuit, on ne détruira jamais les étoiles, mais leur accès !

  1. Question inaudible.

La patrimonalistion de la nuit est une chance pour les territoires peu peuplés qui n’ont pas grand-chose à offrir. L’innovation est associée souvent à la ville, mais aujourd’hui ce sont les zones rurales et de montagnes qui innovent, par exemple pour la nuit, et la ville doit suivre comme Toulouse dans la RICE du Pic du Midi. Serait-ce un renversement rural/urbain ?

  1. Vous avez insisté sur l’éclairage public. Et l’éclairage privé ? Les enseignes lumineuses des commerçants, par exemple ?

Les éclairages privatifs sont de gros contributeurs de halos lumineux, notamment dans les grandes zones commerciales périphériques. Depuis 2013 existent des règles d’extinction. Les éclairages commerciaux sont considérés comme de la publicité lumineuse et doivent avoir l’accord du Préfet. Les parkings, privés ou publics, sont soumis aux normes nationales.

  1. La patrimonalisation n’aurait-elle pas pour but ultime le tourisme ?

Oui, pas au départ (les astronomes), mais dès que le territoire s’empare du patrimoine pour le mettre en ressource : l’attractivité touristique est alors le but recherché. Mais il y a un grand mythe sur le tourisme comme moteur de retombées économiques. Les grandes stations, de ski notamment, des années 50-60 ont su prendre le tournant du tourisme de masse, mais les petits territoires ont des retombées économiques limitées : ils pratiquent un tourisme de survivance ou de complémentarité. En fait le tourisme est surtout un vecteur de logique identitaire, et pas seulement dans les villes comme Toulouse où il s’appuie sur la renommée d’Airbus pour rendre la ville plus attractive. Le tourisme, dans les petits territoires, est l’occasion rêvée de se donner une identité, de se mettre en récit et en scène, de s’entendre entre communes voisines sur le choix de symboles, etc. Il s’agit peut-être plus d’attractivité et d’identité que de tourisme.

  1. La demande de patrimonalisation vient-elle seulement des gens du cru ?

Non, très souvent des gens extérieurs sont au départ de la construction patrimoniale. Le paysan de Gavarnie ne voit pas le site comme le jeune touriste anglais qui découvre la montagne. Le regard de l’autre, l’altérité, sont nécessaires pour donner du sens au patrimoine.

Compte-rendu établi par Jean-Marc PINET