Les Cafés Géographiques ont proposé de piloter 6 interventions lors des journées du Festival International de Saint-Dié des Vosges, en 2018. Deux interventions ont porté sur le thème des pays scandinaves.
Camille Escudé. Géopolitique de l’Arctique scandinave
Camille Escudé rappelle que la géopolitique, ce sont les relations de pouvoir sur les territoires, définition qui est celle d’Yves Lacoste, maître à penser de plusieurs générations de géographes.
L’intervention commence par la présentation de photos qui permettent une approche multi scalaire des mondes arctiques pour les appréhender dans leur diversité et hors des idées reçues.
La vue d’une mine de fer à ciel ouvert à Kiruna (elle produit 27 Mt de fer/an) permet de comprendre l’appropriation économique d’un territoire. Deux photos sont prises à Tromsø, ville située à 200 km au sud du cercle polaire : celle du Burger King puis celle de l’Université. La première permet de mettre avant l’idée selon laquelle les territoires arctiques du nord de l’Europe sont pleinement ancrés dans la mondialisation. La deuxième rappelle que l’Arctique scandinave est peuplé, non seulement par les Sami, dernière population autochtone d’Europe, mais aussi par des étudiants qui comme partout ailleurs en Europe sont des acteurs du territoire arctique et de son appropriation.
■ Unité et diversité des mondes arctiques
L’Arctique est un océan, entouré de continents où 8 Etats exercent leur souveraineté : Etats-Unis, Canada, Islande, Norvège, Suède, Danemark, Finlande et Russie. Ce monde est diversement occupé et mis en valeur.
[L’intervention de Camille Escudé étant centrée sur les pays scandinaves au sens large, l’Amérique du Nord et la Russie ne sont évoqués que comme éléments de comparaison]
L’Arctique compte 4 millions d’habitants dont 15 % environ sont autochtones : Inuits en Amérique du Nord et au Groenland, Sami (anciennement nommés Lapons) en Scandinavie proprement dite sont les deux populations étudiées par Camille Escudé qui permettent une comparaison quant au transfert des pouvoir centraux vers les territoires locaux. Un exemple de conflit géopolitique à l’échelle locale est celui des Sami contre le pouvoir national norvégien. Les Sami ont été sur le devant de la scène internationale dans les années 1980, lorsque la Norvège a voulu construire un barrage hydroélectrique à Alta. Les autochtones ont entamé une grève de la faim et ont manifesté leur opposition pour un projet prévu dans leurs territoires et pour lequel ils n’avaient néanmoins pas été consultés En conséquence, ils obtenaient en 1989 un Parlement Sami en Norvège, puis l’idée a essaimé dans les pays voisins : Suède et Finlande puis Russie en 2010 (reconnaissance non actée dans ce cas).
Le Canada fournit un deuxième exemple, brièvement évoqué mais tout aussi éclairant de dévolution de pouvoir à l’échelle locale, non pas sur une base ethnique mais sur une basse territoriale cette fois. Les habitants de l’Arctique canadien obtenu la création dans la fédération canadienne d’un Etat qui leur est attribué en 1999 : le Nunavut. Ces exemples permettent d’étudier une évolution des rapports de force sur les territoires arctiques, dans un contexte d’intérêt national et international.
■ Le passage d’un Arctique analysé comme « périphérique » à un Arctique perçu comme « centre »
La date essentielle à retenir est 1987. Gorbatchev, à Mourmansk, appelle lors d’un discours à la coopération autour du passage maritime du Nord-Est et à la dénucléarisation de l’Arctique.
Cet appel est à situer dans un contexte de réchauffement des relations Est-Ouest et de changement climatique qui bouleverse la situation géopolitique. La banquise pourrait en effet avoir disparu en été (pas en hiver) vers 2080.
Le monde arctique offre de nombreuses richesses en hydrocarbures, en minerais, mais aussi en ressources halieutiques. Cependant, ces ressources sont très diversement exploitées. Le Gulf Stream, courant chaud dont bénéficie l’Europe, permet de une mise en valeur beaucoup plus forte au nord de l’Europe et de la Russie qu’en Amérique du Nord où les côtes sont bordées par le courant froid du Labrador.
Certains imaginent déjà qu’un avenir commercial pour ces routes se profile à l’horizon… Il serait bon de rester prudent : la distance-temps reste forte, même vis-à-vis du canal de Suez ou du Panama. Le froid reste extrême une partie de l’année, les brise-glaces sont alors indispensables à la navigation et la nuit polaire dure presque 6 mois… avis aux amateurs !
Cependant les convoitises sont réelles et les alarmistes entrevoient une 3ème guerre mondiale se profiler sur ces horizons glacés. Une photo nous est alors montrée, de troupes russes en plein exercice et rudement armés. Puis une carte montre en parallèle les nombreux exercices du même style des forces de l’OTAN… Un but partout ! On nous dit aussi que les Russes ont fait un exercice conjoint avec des forces chinoises. La mondialisation est sur tous les fronts.
■ Le Conseil Arctique et la coopération restent à ce jour l’élément dominant des relations internationales arctiques
► En 1996 se met en place un Conseil Arctique, qui est un modèle unique de gouvernance régionale et serait à mettre en lien avec le sens du compromis des populations nordiques.
Il se compose des représentants des 8 Etats riverains et des représentants de 6 peuples autochtones. Il se fonde sur 4 points : une structure inclusive, un mandat pour protéger l’environnement, une approche de développement scientifique et enfin il est non contraignant juridiquement.
Camille Escudé réalise alors 40 entretiens avec des représentants. Certains y voient une réussite alors que d’autres y voient un moyen de ne contrarier personne et de ne pas régler les problèmes qui fâchent (sort de la Crimée, de l’Ukraine).
► Le Conseil Arctique a beaucoup changé depuis 1996. De très nombreux Etats souhaitent aujourd’hui y être représentés, tant et si bien que 13 Etats non arctiques ont été acceptés comme observateurs, dont la Chine, l’Inde, la Corée du Sud… soit la moitié de la population mondiale. Il faut ajouter à cela 26 organismes ayant aussi le statut « d’observateur ».
On vous laisse imaginer à quel point le poids des autochtones a été dilué, aussi n’est-il pas surprenant que parfois ils se fâchent tout net. Deux exemples :
– Greenpeace s’est vu refuser le statut d’observateur, étant accusé d’éco-colonialisme par les représentants Inuit ;
– l’UE s’est aussi vu refusée en tant qu’institution à la suite du veto du Canada qui reproche à l’UE d’avoir interdit l’importation des produits issus du phoque (rappelez-vous de Brigitte Bardot).
En conclusion, Camille insiste sur le face à face de deux logiques. La logique économique exige l’exploitation des ressources naturelles, que cette exploitation soit juste pour les habitants de l’Arctique. A l’inverse, la logique de protection de l’environnement voudrait sanctuarisation des espaces polaires. Ces questions se posent dans un contexte d’intérêt international pour la région, et interroge sur la légitimité des acteurs inclus dans la gouvernance de la région.
Compte rendu de Maryse Verfaillie, octobre 2018. Relu par Camille Escudé
Camille Escudé est agrégée de géographie et doctorante à Sciences Po au CERI. Elle prépare une thèse sur la construction de la gouvernance régionale de l’Arctique sous la direction de Guillaume Devin. Elle s’intéresse particulièrement à la question de la représentation politique à l’échelle régionale.
https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/cerispire-user/17569/20538
Thomas Merle. Les pays du Nord face à leurs outre-mers
En introduction, le conférencier replace cette question dans le cadre européen et remarque que depuis 2014, les régionalismes et les indépendantismes se sont multipliés : Ecosse, Catalogne, Corse, Flandres, voire Italie du Nord. Tous revendiquent plus d’autonomie ou même l’indépendance. Dans le cas français, la Nouvelle-Calédonie illustre parfaitement cette dynamique.
Les pays scandinaves, au sens large (Suède, Norvège, Danemark, Finlande et Islande), sont peu connus et leur outre-mer encore plus ignoré.
Ces 5 Etats sont très riches, avec un niveau de vie élevé et sont réputés pour leur culture du consensus.
■ Les outre-mers scandinaves sont issus de 3 phases de colonisation
Quels sont les territoires concernés :
– le Groenland et les îles Féroé, qui appartiennent au Danemark ;
– l’île Jan Mayen et l’archipel de Svalbard (dans l’Arctique) ainsi que les îles Bouvet et Pierre Ier et la Terre de la Reine Maud (dans l’Antarctique), sont des possessions norvégiennes ;
– les îles Aland appartiennent à la Finlande.
Si l’outre-mer scandinave est actuellement « polaire », cela n’a pas toujours été le cas.
► La première colonisation remonte à l’époque des Vikings (établissements entre 650 et 1079. Ces grands navigateurs sont connus pour avoir pillé et rançonné les côtes des îles britanniques et de la France, remontant jusqu’à Paris puis refluant en Normandie (terre des hommes du nord). Ils s’implantent dans les îles périphériques de l’Ecosse, qu’ils cèdent entre le XIII e et le XIV e siècle aux Ecossais.
Leurs drakkars ont aussi gagné les îles Féroé, puis l’Islande et enfin le Groenland. Ici c’est le célèbre Erik le Rouge qui a vanté une terre verte (groenland) pour faire venir des colons. Leur présence, éphémère, est aussi attestée au Vinland, situé sur le continent américain, à Terre Neuve. En dehors du Vinland, les autres territoires sont restés vikings et relèvent toujours des pays scandinaves, même si l’Islande est devenue indépendante en 1918.
► La seconde phase de colonisation (entre 1638 et 1784) est beaucoup moins connue. Elle est contemporaine des colonisations anglaises et françaises et s’effectue pour les mêmes raisons : recherche de sucre, d’épices, d’esclaves.
Le Danemark, qui dirige l’Union de Kalmar et de fait les pays scandinaves de 1397 à 1523, établit des comptoirs en Afrique (Ghana) dans les Antilles (îles vierges) et en Inde (Tranquebar, Nicobar). Toutes ces possessions seront cédées et vendues au Royaume-Uni au milieu du XIX e (en 1917 aux Etats-Unis pour les îles vierges dans les Antilles).
La Suède, entre 1611 et 1632, devient une grande puissance et s’implante au nord-est des EU, au Ghana, aux Antilles (Guadeloupe puis Saint-Barthélemy. Mais de tout cela, il ne reste pratiquement aucune trace.
► La troisième phase date du XX e siècle. Elle est norvégienne et dure entre 1921 et 1939. Elle s’appuie sur son expertise en matière d’exploration polaire pour coloniser des territoires vides, qu’elle a pu conserver.
La Norvège n’est indépendante que depuis 1905, après 525 ans de sujétion au Danemark puis à la Suède. C’est Amundsen, son grand explorateur qui atteint le premier le pôle sud (en 1911), puis survole le pôle nord.
Le Svalbard, premier territoire revendiqué en 1920, était déjà exploité par diverses compagnies minières occidentales et russes et servait de base pour les expéditions polaires. L’île Jan Mayen fut occupée pour chasser le renard.
Dans l’Antarctique, outre les possessions des îles Bouvet et Pierre Ier, le plus important la possession de la Terre de la reine Maud. C’est un territoire triangulaire, du pôle à la côte, qui voisine avec ceux du Chili, Argentine, Nouvelle Zélande, Australie, France, etc.
Ce continent antarctique est occupé mais non approprié par 12 pays qui acceptent la neutralité et gèlent leurs revendications sans pour autant que cela vaille renonciation.
■ Une autonomie à la carte particulièrement forte
►La culture du compromis aboutit à des autonomies importantes.
- Norvège, Finlande, Suède, ont concédé, au nord de leur Etat, des Parlements sami. Anciennement nommés Lapons, ce sont des chasseurs de rennes.
- La Norvège a gardé ses possessions australes, puisqu’elles n’étaient pas habitées ainsi que l’île Jan Mayen en Arctique, spécialisée en météorologie.
- Le cas du Svalbard est encore différent puisque exploité par des compagnies minières avant de devenir possession norvégienne. Son île principale est le Spitzberg, peuplée d’environ 20 000 habitants. On y pêche à la baleine et c’est une base d’exploration arctique. Le charbon est exploité par différentes compagnies. Russes, entre autres. Mais le territoire est démilitarisé et déclaré neutre.
► Des statuts qui évoluent très vite.
- Le Groenland est « le gros morceau » des outre-mer : 2 millions de km2 mais seulement 60 000 habitants. Officiellement décolonisé en 1953 mais très convoité en raison d’immenses richesses dont les hydrocarbures. Ses ressources peuvent potentiellement permettre la viabilité d’un Etat groenlandais, mais il dépend largement de la subvention danoise.
- Les îles Féroé, décolonisées en 1948 suivent la même route vers l’indépendance. Beaucoup moins vastes mais avec 50 000 habitants elles vivent encore essentiellement de la pêche et leur potentiel réside dans leur ZEE. Des référendums ont eu lieu, qui ont donné une majorité, mais très courte aux indépendantistes…il est donc urgent d’attendre !
- Les îles Aland ont encore une autre histoire : elles appartiennent à la Finlande, depuis 1921, mais auparavant elles ont été russes ou suédoises. Elles sont peuplées de suédois et la seule langue officielle est le suédois !
Les modèles d’autonomie construits par les pays scandinaves sont à la fois le résultat d’une culture du compromis, mais aussi celui de puissances colonisatrices relativement faibles. Ils ont calqué leur décolonisation sur le modèle britannique de « give and keep (donner l’indépendance, mais garder des liens, à travers le Commonwealth).
Ce modèle pourrait être questionné par la France dont les relations avec son ex-empire sont beaucoup plus tumultueuses.
Compte rendu de Maryse Verfaillie – octobre 2018. Relu par Thomas Merle
L’exposé de Thomas a suscité un grand nombre de questions, preuves d’un auditoire passionné par son intervention. Questions sur l’avenir du tourisme dans la région, sur l’intérêt non dissimulé des EU ou de la Chine et sur une passion pour le foot (îles Féroé) vue comme un symbole identitaire fort dans un certain nombre de pays.
Thomas Merle est agrégé d’histoire et agrégé de géographie. Il est doctorant en géographie politique à l’Université Reims Champagne Ardennes depuis 3 ans. Il prépare une thèse sur les quasi-Etats de l’ex-URSS et il porte le plus grand intérêt aux questions de sécession et d’autonomie. Il nous confie les liens ci-dessous.
Diaporama Outre-mer scandinave
https://mega.nz/#!mOonTIBB!GOAkagn6V5-IwejO8clINZxsp6vcw2n7DBCWKT97dy0
Diaporama balkanisation France
https://mega.nz/#!KOpTFabQ!GCrbKhKjKZUuv7t9a_s6fBybDcjFJR2kmLM9AGicMf4
Carte réalisée pour la conférence sur l’outre-mer scandinave
https://mega.nz/#!DGgxzAaC!GwfFv-5pCA5nZpXa48n2vJtK8-abSd6KKdMfVIri4Ak
Et une information
Je vous signale par ailleurs que nous organisons dans un peu plus d’un mois (14, 15 et 16 novembre) les 5e Journées Géopolitiques de Reims, dont vous trouverez le programme en pièce-jointe. Le thème est « Sécession« . Seront présents les plus grands noms de la géographie que vous avez croisés peut-être à Saint-Dié cette année (Jean-Christophe Gay, qui pourra nous décrypter les résultats du référendum en Nouvelle-Calédonie qui aura eu lieu quelques jours avant ; Jacques Lévy, qui s’est vu remettre cette année le prix Vautrin-Lud à Saint-Dié). Seront évoqués la Belgique, l’Europe de l’est, la Corse, l’Ecosse, etc.
Les conférences sont gratuites pour vous, tout comme la soirée cinéma (nous paierons les billets) ; vous trouverez ci-après le lien pour en savoir plus et pour vous inscrire (inscription gratuite mais obligatoire, pour des raisons de sécurité mais aussi pour éviter tout gaspillage).
https://enquete.univ-reims.fr/limesurvey/index.php?sid=84986&lang=fr
Au plaisir donc de vous y retrouver, ou de vous revoir une autre fois peut-être au FIG, ou ailleurs,
Thomas Merle, professeur agrégé de géographie, professeur agrégé d’histoire
Coordinateur des Journées Géopolitiques de Reims