Rando-géo 30.06.2014
Les textes en italique sont extraits de « Périphérique intérieur »,
publié aux Ed . Wildproject , 2014
Un cercle n’a pas d’origine, on entre sur le périphérique et sur ses marges par le côté : bretelles autorisées pour le premier, mais bris de clôture pour les secondes. Double effraction : de la propriété privée de la Société d’autoroute, et surtout d’un espace inconnu entre rocade et ville, rarement parcouru, vaguement inquiétant, plutôt sans intérêt ou répulsif dans notre imagination.
Embarqués sur cette terre inconnue que nous refusons de nommer « non-lieu », nous écoutons ce qui vient à nous.
Ce jour-là les paysages sont de larges aplats
Un deux trois quatre
Vous les reliez
atomes disciplinés
mais la matière ici est rompue à toutes les expériences
Vous les traversez
UN –
Des sous-bois avec leurs mousses, une pie non envolée, un criquet au cabaret des oiseaux
parmi la lande où s’égaie le jeune peuple du terrain concédé
Et puis trombes, rails et graffs,
météorites d’éternité contre le granulat
2-3. Lande rase, lichens sur sol de gravats – Prairie herbeuse, graminées, orchidées, buissons, arbres.
4-5. Sur le lit remblayé de l’Hers, plantes et fleurs multiples le long d’un rideau de chênes bien entretenus
et trop serrés qui absorbent une partie des particules fines et du bruit incessant.
6. Souliers sur linaigrette |
7. Graff sur tôle |
Le périphérique s’impose définitivement à l’oreille et souvent à la vue, mais aussi aux sols de déblais et de remblais souvent toxiques (bitume), dont la variété entraîne celle de la végétation. La ville pénètre l’espace rubané qui l’enlace et la protège. Dans cet interstice, la végétation naturelle reprend ses droits, mais sous contrôle, la prairie entretenue n’a plus de chardons afin de faciliter le passage, les arbres trop serrés ne sont pas destinés au reboisement mais à protéger la ville, déchets et graffs témoignent directement d’un passage antérieur au nôtre, tous ces pas perdus venus déverser les objets affichés dans la réalité du fossé.
DEUX –
Un chaos de bitume dans de l’argile importée
On dirait qu’un jour le périph a dû ramper par là
défonçant la terre, les lianes et le lierre, les odeurs de serpillère
dans le fond des marécages
les traces de naufragés, cuillères et canapés
et les arbres hauts qui plongent dans la fraîcheur des remblais
Un pont nouveau vous offre son amphithéâtre par-dessous son tablier
Seule une musaraigne y fait son dernier spectacle
8. Parcours interrompu |
9. Entre ville et rocade |
La ville avance sur notre territoire : il nous faut franchir la barrière pour y retourner. Le sentier se rétrécit entre la rocade et une zone industrielle. L’une et l’autre se légitiment mutuellement et sont vouées à l’automobile, dévoreuse d’espace aux confins de la ville.
10. Graff |
11. Lecture |
Le rail coupe notre sentier sous le périphérique. Sur la photo n° 10, on reconnaît sur le graff noir KOB les graphismes géométriques d’Uttarayan (du collectif Urbain trop urbain) :
Claire lit, pour la 2° fois, un extrait du récit « Périph’strip » repris dans ce compte-rendu : lecture en situation, qui donne une dimension poétique peu commune au paysage et à notre randonnée. La performance, renouvelée 3 fois, jalonne une marche géographique et une démarche artistique.
12-13. Le « Mont Chevelu ».
C’est un tertre fait de matériaux de déblaiement, couvert d’une flore riche en épineux et aromates méditerranéens. Bernard lance l’attaque, puis Matthieu mène l’assaut à travers fleurs, chardons et graminées. Du sommet, on voit, de l’autre côté, l’autoroute des Deux Mers et la ZAC de Montaudran (Aérospace Campus).
15. Amphithéâtre sous un pont |
16. Architecture d’autoroute |
Surprise d’une architecture soignée et monumentale, que seuls les automobilistes ne perçoivent pas : un lourd tablier légèrement arrondi, un escalier de briques sans autre objet que notre repos, deux piles joliment évasées et ceinturées de trois rangs de briques sous nos yeux, un camion bleu échappé du film de Marguerite Duras où il ne pollue pas.
En tout cas une fois j’ai enjambé la barrière, là, à l’intérieur. Oui. Cette bande folle d’herbes et d’objets survivants. Je sais pas. D’animaux, de murs, de stèles et de ronces, d’ouvertures larges et de déchirures… Ce chemin, un jour droit et sombre, une autre fois large comme à l’extérieur (…) Bande sauvage où les explorateurs s’engloutissent, dont seules de maigres traces témoignent du passage des humains – mais c’est certain, ici avant personne n‘est venu, vous êtes le premier ici, dans cet espace qui construit sans cesse ce qui derrière vous se déconstruit aussitôt, vous rendant anonyme et pionnier, effaçant minutieusement votre présence comme pour vous préserver. Ce milieu c’est un monde, autonome (…) La marge au point de non-retour aux portes de la ville, à l’intérieur.
TROIS –
Les jardins ouvriers
Ouvriers et abandonnés
Les fantômes ici ont laissé comme à Pompéi leurs sacs aux porte-manteaux
Les seaux les iris les pêchers greffés se mettent à rimer la mesure des cabanons
Murs de planches en béton
Tôles d’amiante ondulée
Dans les étagères un briquet de l’engrais le magazine décoloré d’un été dépassé
17. Cabanon et point d’eau sous les roseaux |
18. Cabanon en ruine et cerisier en fruits |
19. La végétation envahit les cabanons démantelés |
20. Un fil électrique incongru |
Abandonné peu à peu depuis le départ d’Air France en 2003, le site des jardins ouvriers se dégrade, se maintient et s’enrichit en même temps : les cabanons en plaques de béton perdent leurs toits et leurs portes, les cerisiers sont toujours là et les gourmands aussi, herbes, arbres et fleurs s’emparent des potagers disparus. Le fil électrique annonce d’autres usages.
21. Camp bulgare |
22. Réutilisation des cabanons |
Des familles bulgares installée depuis 2011 réoccupent les jardins ouvriers et réutilisent les cabanons abandonnés. Elles disposent d’électricité grâce à un raccordement clandestin, mais pas d’eau. Nous longeons des villages d’un jour, que nous redécouvrons à peine déplacés d’une année (…) Nous frôlons des espaces détournés qu’une fois murmurés nous gardons sous silence.
Les habitants des confins de la ville sont des nomades. Forestiers, graffeurs, rôdeurs, « stalkers », marcheurs, artistes et quelques rares géographes ne font que passer ou repasser. Air France a concédé les jardins potagers à ses ouvriers, mais les en prive en délocalisant son site. Les migrants bulgares sont tolérés sur les marges de la ville, mais sont en marge de la société qui ne les intègre pas, condamnés à rester et à partir en fonction des avatars de la mondialisation. Souviens-toi du temps où nous étions nomades, dit le poète.
QUATRE –
La piste Latécoère
Larges saignées en résistance d’une invasion possible
Les rocs
larges contre le rêve d’atterrir sur la piste entravée
L’asphalte bleu de vos esprits plane depuis les ateliers tout là-bas
vers Saint-Exupéry au ciel gris
23. La piste Latécoère à Montaudran |
24. Brûlis et branchages de thuyas pour le feu |
Créé en 1917 par Latécoère, point de départ de l’Aéropostale jusqu’en 1933, piste d’essai des usines Bréguet jusqu’en 1970, lieu de maintenance des avions par Air France jusqu’en 2003, l’aéroport aujourd’hui abandonné est depuis cette date l’objet de projets concurrents et inaboutis. Amputé aux extrémités par des aménagements récents, coupé de fossés et de coffrages en béton qui limitent son utilisation, il fait encore partie des confins, entre la rocade qu’il longe et les entreprises qui le bordent. En témoignent les brûlis de récupération de métaux (cuivre) et leurs résidus polluants (oxydes, arsenic, etc.).
Et vous marchez
Vous marchez jusqu’en bout de piste qui s’étoile de l’ancienne traversée de l’Atlantique
Vous marchez de planètes en planètes dans le sillage d’un petit prince moderne qui raisonnait
encore trop sur ses déménagements divers à la recherche d’une maison secondaire
Vous marchez
Pour le géographe, un lieu est un petit territoire dont la taille varie selon l’échelle choisie. Il n’est pas seulement localisation et distribution géographiques, mais aussi élément singulier en relation avec un environnement sur lequel il influe et qui influe sur lui : ainsi en est-il de la bande d’espace que nous avons parcourue.
Elle est créée par le périphérique qui lui donne sa localisation marginale, sa limite extérieure continue, ses sols de déblais, ses chaos d’asphalte, son bruit incessant et ses particules fines. Et elle est aussi engendrée par la ville : clôtures discontinues, protection anti-bruit, déchets polluants et graffs exilés, rôdeurs furtifs et visiteurs occasionnels, jardins ouvriers et peuplement précaire, piste abandonnée au souvenir glorieux.
La singularité du lieu tient ici à son absence de nom (Périph’strip ?) comme beaucoup de marges, et aux représentations que nous en avons : non-dits, absence d’intérêt, crainte de l’inconnu, répulsion à l’égard d’un territoire supposé sale, etc. Et pourtant, les paysages sont nombreux, variés et attachants, landes et prairies, lichens et fleurs, sous-bois et mousses, arbres isolés et bosquets de chênes ou de thuyas, architectures et points de vue inattendus…
Ce qui donne sens à notre lieu est le regard du marcheur qui pratique la ville hors des sentiers battus. Par sa performance en situation, le marcheur s’approprie le lieu. Sans lui, pas de mots pour le dire, pour énoncer sa spécificité, construire ses paysages, rêver sur la page blanche, donner vie par l’image et le verbe à ce qui devient ainsi un événement, un avènement, l’advenue d’un monde.
Tout de métamorphoses organiques, le périphérique intérieur devient ville dérivante et vivante, celle dont les rues se dessinent à nouveau dans notre sommeil, celle dont les façades s’abattent dans notre dos, celle dont les habitants changent la topologie et la toponymie, celle qui épuisera des générations de cartographes. Loin de la ville et de son culte des monuments, enfin nous sommes urbains, habitants du monde contemporain. Le paysage se déploie à hauteur de notre psychisme. Et affleure à notre perception le huis clos imaginé par Samuel Beckett, ce « séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. » Alors se dénouent les significations qui tissent le paysage, se disloquent les tamis de la compréhension, se détendent les maillons qui nous enchaînent aux références. Nous éprouvons l’architecture de ce monde par tout ce qui passe, tout ce qui roule, tout ce qui souffle, tout ce qui chante. C’est la porosité qui fait résonner nos corps et nos âmes. Vivre un temps nomade, ramener par nos pieds l’infrastructure en surface, épouser ses creux, s’y perdre, en appeler aux esprits des lieux, ouvrir, disposer, repartir… Vivre en passant épuise.
Compte-rendu établi par Jean-Marc PINET
avec la participation de Matthieu DUPERREX (photos 3-11-14-16-22-24)
et de Claire DUTRAIT (écriture et lectures)
Pour continuer, voir
Le site Internet du projet Périph’Strip: www.periphstrip.fr
Le site d’écriture de Claire Dutrait : www.zoneclaire.fr
et notamment la rubrique : http://www.zoneclaire.fr/category/projets/peripheriques/
Le site Urbain, trop urbain « Pratiquer la ville »