Les Cafés Géo de Lyon accueillent ce mercredi 19 novembre à 18h à la Cloche Claire Delfosse, professeur de géographie à l’Université Lumière Lyon 2 directrice du Laboratoire d’Etudes Rurales sur le sujet « Peut-on parler d’un système productif fromager ? ». Auteure de La France fromagère (1850 – 1990) et d’Histoires de Bries, elle propose une lecture du fromage autour d’une question au programme du CAPES et de l’agrégation externes. Elle travaille sur les fromages dans une approche géohistorique, avec un intérêt fort pour les produits de qualité et le terroir. Pour commencer son intervention, elle montre des fromages mis en scène aux Halles Bocuse, lieu touristique lyonnais mais aussi espace d’achat et de consommation. La notion de filière n’est pas satisfaisante à ses yeux pour parler des fromages. Dans une perspective géohistorique, cette notion est trop linéaire car elle sous-entend un échange du producteur au consommateur. La production ne domine peut-être plus uniquement, à l’heure où l’aval joue aussi un rôle important. La notion de filière semble trop économique : pour C. Delfosse, elle peine à s’appliquer dans l’espace. Le bassin de production a pu être proposé, s’attachant alors à la production et aux flux produits, mais cette focale peine à s’intéresser au produit. Qu’en est-il du système productif ? Cette notion est-elle plus satisfaisante ? Le système productif se définit comme « l’ensemble des facteurs et des acteurs concourant à la production, à la circulation et à la consommation des richesses » (Carroué, 2013).
1 – Des systèmes fromagers conquérants à la fin du XIXe – début du XXe siècles
A la fin du XIXème siècle, des industries émergent autour de la dissociation entre lieux de production et lieux de consommation. Il est alors possible d’opposer fromage laitier et fromage fermier. Les systèmes productifs se structurent autour d’un fromage, d’une race laitière… C. Delfosse propose de lire l’organisation spatiale du fromage autour de pôles : le pôle camembert, le pôle meusien, le pôle des fruitières, le pôle roquefort, le pôle charentais.
- Le camembert est un fromage à pâte molle autour de la vache normande et qui irrigue Paris.
- Le pôle meusien produit du brie, là aussi à pâte molle préférée à Paris, autour d’entrepreneurs laitiers qui trouvent des accords avec des agriculteurs voisins, avec des vaches flamandes et des hollandaises. Il est aussi possible de citer le rôle de la famille Renard-Gillard entre champ et industrie.
- Le pôle des fruitières se situe dans une structure coopérative du Jura aux Savoie, en passant par la Haute-Saône pour produire un fromage à pâte pressée cuite (gruyère, emmental, comté), à travers les races pies rouges. Des fromagers suisses ont contribué à la diffusion de ce pôle au XIXème siècle et ce jusqu’à l’Entre-deux-guerres, notamment dans un contexte de phylloxera.
- Le pôle roquefort sous-entend les caves de Roquefort mais initialement la zone de production est plus large, touchant notamment la zone des Causses. La brebis propose une production saisonnière ; ce qui favorise un élargissement spatial de l’emprise du pôle (des Pyrénées à la Corse). Ce sont majoritairement des sociétés capitalistiques autour de négociants.
La carte va ensuite se complexifier dans les années 1960. Des distinctions apparaissent comme la tomme de Savoie. Seul le pôle Roquefort reste très net.
2 – A partir des années 1960, le développement agro-industriel
Ces pôles éclatent et basculent du fait de l’âge agro-industriel : automatisation de la chaîne de production, standardisation des produits ou stockage au réfrigérateur chez le consommateur… Cet enjeu se pose dans le cadre de la CEE notamment avec l’affirmation de la pasteurisation. Cela doit être pensé en lien avec de nouveaux moyens de vente (supermarché) ou de consommation (rejet de l’odeur dans le réfrigérateur).
Les entreprises familiales sont rachetées par des groupes de l’Ouest de la France. Si les entreprises sont à l’est, elles basculent alors vers l’ouest : l’emmental breton est emblématique de cette logique. Ainsi, Entremont investit à Quimper en 1966. Ces changements valorisent la productivité au détriment de systèmes traditionnels.
Ce modèle discrédite les productions fermières et artisanales, notamment les produits typés liés à des savoir-faire locaux de production et de consommation. Cela génère des résistances notamment en zone de montagne. Le Beaufort est emblématique de ces résistances : il fait partie du pôle des fruitières autour d’une production estivale d’alpages. Mais dans les années 1960, de moins en moins d’agriculteurs souhaitent monter en alpage. Ce fromage se voit concurrencé par l’emmental breton. Maxime Viallet avec d’autres agriculteurs souhaitent que ce lait soit transformé dans le Beaufortais : il fait appel à l’INRA, dans un système de compensation de l’Etat. Ce système jouit aussi de la rente des barrages. Il y a donc un basculement de l’alpage à la coopérative, tout en reconnaissant un savoir-faire via l’AOC de 1968 et une mise en avant de races laitières comme la tarine. Il s’agit aussi d’allier fromage et tourisme. Laguiole sur le plateau de l’Aubrac fait face à la même situation : les conditions de vie sont difficiles et un exode rural est manifeste. La production de fromage chute. Des producteurs souhaitent améliorer les conditions grâce à la création d’une coopérative autour du personnage de Valadier. Ils souhaitent valoriser la race locale l’Aubrac qui sert alors pour la viande.
La résistance peut aussi s’effectuer autour d’un fromage de chèvre comme le picodon. Les chèvres ne peuvent alors pas être « désaisonnées » : le caillé est alors congelé pour produire du fromage toute l’année. Ce mouvement de résistance date des années 1960 mais s’érige en modèle dans les années 1990.
La relance et la défense d’un fromage sont synonymes de défense d’un territoire et d’une structure de production. Dans les années 1980, le modèle agro-industriel est remis en cause notamment autour de l’affirmation de termes comme traditionnel, authentique, artisanal… Cela s’inscrit dans une patrimonialisation de l’espace rural. Ce mouvement vient donc du consommateur qui recherche un goût, mais aussi du producteur qui face aux quotas cherchent à améliorer ces marges par une diversification (notamment remise au premier plan de productions fermières). Les quotas laitiers limitent la production à l’Ouest : des droits à produire sont alors disponibles à l’Est. Les acteurs locaux vont favoriser la relance de produits pour valoriser des ressources locales via l’image d’artisanal, la valorisation des races locales (des Montbéliardes, des Vosgiennes…). Une distinction doit être faite entre le « fait main » et le « processus continu » : le premier permet de maintenir des emplois et une certaine culture locale.
Il s’agit aussi de se protéger. Des fromages sont copiés par des industriels qui utilisent le nom sans les procédés et les goûts. Les appellations d’origine existent depuis 1919 : c’est seulement en 1972 qu’un Institut gère les appellations d’origine contrôlée pour les fromages. Cette période coïncide donc avec le développement de reconnaissance des appellations d’origine contrôlée. L’AOC du Brie de Melun et de Meaux propose un zonage sur différents départements en 1981 : elle reprend l’espace des pôles du XIXème siècle. L’AOC camembert de Normandie moulé à la louche date de 1980 et son zonage se superpose aussi sur les pôles : Lactalis va toutefois racheter des entreprises et mouler grâce à un robot loucheur. Toute une série de fromages sont relancés dans une optique de ressource territoriale comme l’époisses ou l’abondance : il s’agit de les protéger par l’AOC mais aussi de conquérir un marché national à travers la patrimonialisation.
Des sociologues distinguent le modèle domestique et un modèle industriel du processus continu. Mais cette analyse oublie la relance fromagère. A travers la théorie économique des conventions, l’approche se centre sur les faits, alors que les lois de l’offre et de la demande ne font pas tout : certains sont prêts à payer plus. Il s’agit d’insister sur le consommateur mais aussi sur le savoir-faire : un produit et un territoire se valorisent. Les réflexions sur les districts industriels apparaissent en Italie autour du jambon de Parme, ce modèle est alors transposé en France autour de cahiers de charge, de concurrence. L’innovation est sociale : la revendication porte sur l’histoire et l’espace. Les territoires valorisent les produits : la tomme des Bauges survient au même moment que le PNR des Bauges, la dynamique semble la même. LA DATAR met en place les SPL : les AOC sont vues comme un système qui permet la non-délocalisation et la valorisation des territoires.
3 – La remise en cause des systèmes de qualité ?
Ces systèmes sont remis en cause car les industriels ont investis les AOC. Lactalis a investi le camembert ou le roquefort. Quand le modèle agro-industriel est remis en cause, les AOC sont stigmatisées pour ce rôle des groupes. De plus, il y a un brouillage des labels : les AOC sont devenues les AOP, mais existent aussi les labels IGP ou les labels UNESCO entre paysage et produits.
De plus, les consommateurs réclament une qualité dite du proche et du connu. L’AOC ne suffit pas pour savoir d’où cela vient. Les consommateurs cherchent des produits qui ont moins circulés. L’origine proche est plus valorisée que l’imaginaire touristique. L’attachement se fait autour d’une ferme. Toute une série d’événements sont créée comme le Marché des Saveurs à Lyon en octobre. D’autres formes de commerce sont réclamées : le métier de crémier est revalorisé. Cette profession en voie de disparition redevient attractive. Le commerce de proximité retrouve un intérêt chez les consommateurs. Des commerces de luxe se développent aussi notamment à travers les halles. Les AOC ont été mises par le passé au premier plan par les crémiers, mais aujourd’hui l’accent est mis sur le local. A Lyon, le métier de crémier se trouve encore plutôt sur les marchés qu’en boutique. Le crémier s’inscrit dans des pratiques locales de consommation : il rassure les consommateurs, en expliquant les produits.
Les circuits se complexifient : Gérentes à la Croix-Rousse est une entreprise de Haute-Loire de production qui investit l’aval. Certains fromagers rachètent des fromageries : les analyses deviennent plus compliquées en termes de systèmes productifs. De même, une coopérative laitière normande rachète un magasin des Halles Bocuse.
Il y a un système productif au XIXème siècle comme le montre le dynamisme des pôles et leur diffusion. A l’âge agro-industriel, les limites deviennent floues : la filière peut sembler plus commode, alors que les systèmes de qualité émergent. Aujourd’hui, cela reste confus, comme les limites entre circuits longs et courts se brouillent. Au XIXème s. la production construit le système d’acteurs, quand la troisième période considère le consommateur comme déterminant.
Enfin, comme ouverture, C. Delfosse pose la question de la gouvernance pour les fromages. Pour elle, le système de qualité prône une gouvernance entre différents acteurs, notamment autour des questions de proximité.
Le débat avec la salle débute alors.
Comment identifiez-vous les grands pôles au XIXème siècle ?
CD La France est alors lue à travers des statistiques industrielles par produit, notamment d’industrie laitière en 1901, et des dépouillements d’archives. Ces pôles sont lus à travers des syndicats (comme le Syndicat des Industriels Fromagers de l’Est de la France). Les diffusions de race et les types de fromage produit sont aussi importants. Certains fromages dès le XIXème siècle bénéficient de la codification technique et de la sélection de ferments et donc de processus industriels. Différentes données sont agrégées.
Pourquoi avez-vous des réticences à utiliser pour aujourd’hui le système productif ?
CD Le terme de système au sens d’unicité me gêne. De plus, Lactalis est un groupe international fromager et dispose de plusieurs centaines de sites industriels : il peut produire la fourme de Montbrison, le bleu du Vercors… Cet acteur a donc des stratégies différentes selon le type de fromages produits. Un fromage peut générer plusieurs systèmes. En outre, spatialement, tout se superpose tant en termes de productions que de circuits. Il y a donc juxtaposition de systèmes.
Qu’est-il de l’alimentation des vaches qui semble encore plus en amont ?
CD La complexité apparaît encore notamment à travers du lien au terroir. Pour le vin, le sol, le climat ou les conditions jouent un rôle central. L’alimentation animale est très variée, y compris dans les systèmes de qualité. L’herbe peut être garantie par une appellation d’origine ou un cahier des charges notamment bio. L’alimentation pose la question de l’herbe, des compléments ou du hors sol. Certaines chèvres mangent des croquettes. L’alimentation pose la question du lien aux lieux. L’appellation d’origine invite à penser le lien au sol, mais pour le brie de Meaux le terroir au sens physique du terme ne convient pas à l’Union Européenne. D’autres éléments jouent : dès le XIXème siècle, le brie de Meaux se produit dans des étables, les vaches ne se nourrissent pas d’herbe dans les prés. L’appellation pour le fromage porte plutôt sur la transformation du fromage et non sur les modes de productions.
Le goût du lait et l’odeur du lait sont-ils pris en compte ?
CD Maintenant oui. Le lien entre qualité du lait et alimentation de la vache est une question d’actualité. Les experts en microbiologie se posent des questions, tout comme les scientifiques de l’INRA. Ces savoirs existent au XIXème s. et réapparaissent dans les années 1960 et aujourd’hui cela redevient central.
L’INAO porte plutôt sur des produits nobles initialement. Comment se fait-on classer ?
CD L’INAO a beaucoup évolué. Les AOC fromagères ont existé avec l’INAO : Roquefort est protégé en 1925 par une loi particulière… Le brie de Meaux correspond à l’aire de collecte des industries laitières. Mais l’INAO à partir de 1990 a dû embaucher de nouvelles personnes et a réfléchi avec l’INRA sur le terroir ; ce qui a renouvelé leur façon de penser. Les producteurs jouent un grand rôle : Valadier a été président du comité des produits laitiers qui disposent de leur propre catégorie à l’INAO. Les appellations reposent sur des cahiers des charges, des zones des productions et de la qualité du lait.
Quel est le rôle de Pasteur dans la production du fromage ?
CD Dans l’industrie du lait, on questionne très tôt les ferments. De même, les travaux de Pasteurs ont joué un rôle important dans la viticulture. Dans un fromage, il y a une centaine de ferments. De plus, des érudits locaux ont pu jouer un rôle : le blanc de la coûte du brie est compris via des érudits locaux.
Le circuit court est valorisé en termes de représentations, mais qu’en est-il en proportion des achats ?
CD Le flou n’est pas sur le lieu d’achat. Lors de l’achat en grande et moyenne surfaces (GMS), les consommateurs achètent des appellations. 90% des achats sont faits en GMS, cela pose la question de la valeur et de la valeur symbolique.
Pouvez-vous nous expliquer la stratégie de Lactalis ?
CD Un débouché du reblochon est la tartiflette. Le fromage est alors frais : les défauts n’ont pas le temps d’apparaître. Lactalis avec le camembert a racheté les producteurs, un à un, notamment ceux avec une renommée importante. Cela permet de casser les prix en grandes surfaces, ce qui met en péril les agriculteurs qui ne sont pas rachetés. Quand Lactalis a la main mise sur un produit, le cahier des charges change : ils font du thermisé (et non du pasteurisé). Ce n’est pas du lait cru. Latalis vend un camembert qui ressemble à un camembert sans son appellation et sans son cahier des charges.
Qu’en est-il des éléments non visibles du consommateur en termes de production ?
CD Le cahier des charges peut imposer des éléments sur l’alimentation comme des taux d’approvisionnement locaux. Le Beaufort a le droit d’alimenter en foin de la Crau AOC. Face à la demande en termes de produits, des compromis sont faits. Le brouillage de label porte aussi sur les différents labels contrôlés ou non. Il y a très peu d’information. Le rôle des industriels est souvent méconnu. De plus, l’OGM a pu soulever des questions : cela semble aujourd’hui réglé. Il faut que les productions se maintiennent, que les traditions évoluent… Le consommateur a des exigences qui se retrouvent chez le producteur. Mais cela n’empêche pas les contradictions entre contraintes environnementales et sanitaires qui pèsent sur les exploitations et les enjeux économiques. Le lait est de plus en plus « propre » du fait des contraintes sanitaires.
Compte-rendu réalisé par Emeline Comby