Café géographique au Flore, 14 avril 2015
Avec Georges Prévélakis (Paris 1) et Christian Grataloup (Paris 7)
Michel Sivignon introduit la soirée en présentant les invités, Georges Prévélakis ambassadeur de la Grèce auprès de l’OCDE et Professeur de géographie à Paris 1 et Christian Grataloup Professeur émérite de géographie à Paris 7. Georges Prévélakis a travaillé la notion de civilisation, d’aire culturelle, appliquée au vaste ensemble à cheval sur l’Europe et l’Asie antérieure. Il a ainsi animé un numéro de la revue Anatoli « Géopolitique des civilisations. Huntington, 20 ans après » (n°4, 2013). Christian Grataloup a travaillé ces dix dernières années sur la division spatiale du monde en termes de culture, de civilisation, d’histoire, et s’est fait le promoteur de la notion de géohistoire, distinguant les métiers (géographes et historiens) et les sciences (géographie et histoire).
L’occasion qui réunit ce café est la thèse de Samuel Huntington défendue dans « The Clash of Civilizations ? » (article paru dans Foreign Affairs en 1993, puis un livre sans le point d’interrogation The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order en 1996, traduit en français par Le Choc des civilisations). A l’époque, face au libéralisme triomphant (fin de l’URSS et conversion de la Chine à l’économie de marché), il n’y a plus d’ennemi aux Etats-Unis. Le livre de Huntington apparaît comme une lecture des affrontements à venir, dépassant la logique Est-Ouest, bloc contre bloc : un affrontement multipolaire, non plus entre des idéologies issues du marxisme ou s’y opposant, mais entre des idéologies aux racines culturelles qu’il appelle civilisations. Est-ce que le terme civilizations des anglophones est identique aux termes de civilisations et d’aires culturelles en français, de Kultur en allemand, Civiltà en italien ? Ce n’est pas qu’un problème sémantique. La question a été posée dès 1987 par F.Braudel (Grammaire des civilisations) Est-ce que le terme peut faire partie de notre outillage géographique, permettant de se situer dans l’espace ? Est-ce que véritablement le monde dans lequel nous sommes a fait une croix sur les oppositions socio-économiques pour y substituer des oppositions culturelles structurantes ? Par ailleurs la notion de civilisation est-elle cartographiable et localisable ?
Georges Prévélakis annonce d’emblée l’ampleur du débat, autant géopolitique que scientifique.
Il identifie d’abord la dimension géopolitique. La vision de Huntington a influencé l’évolution politique de ces dernières années. Nous sommes face à une représentation géopolitique : une sorte de carte mentale du monde qui s’est imposée internationalement. La représentation géopolitique du même impact est celle d’Halford Mackinder (The Geographical Pivot of History 1904). Elle n’a pas qu’interprété le monde : elle l’a transformé ! On a commencé à voir le monde à travers cette grille de lecture. Il est difficile de distinguer l’aspect analytique de l’aspect politique. Les plus grands conflits sont cependant à l’intérieur des religions (sunnites/chiites car la religion est devenue une ressource politique pour laquelle on se bat). Et on assiste à l’émergence de réseaux plus que de territoires : le terrorisme, expression d’un conflit qui mobilise des références religieuses, se constitue et fonctionne en réseau. Il y a une opposition entre des réseaux transnationaux et des territoires étatiques.
Le deuxième aspect est scientifique : est-ce que ce concept de civilisation convient pour analyser la réalité ? Non d’après Georges Prévélakis, car c’est trop schématique, ça renvoie à une sorte d’essentialisation comme s’il y avait des identités figées qui ne changent pas et n’évoluent pas. Plus spécifiquement, ce concept de civilisation a été fabriqué pour répondre à un problème d’historien (abordé par Toynbee, Etude de l’histoire (A study of History, 1934-1961): comment faire une histoire générale ? La catégorie nationale semblant trop étroite à Toynbee, il choisit la catégorie de civilisation. G Prévélakis s’intéresse beaucoup à Jean Gottmann qui développait à la fin des années 1940 et début des années 1950 une conceptualisation du culturel beaucoup plus souple à travers le concept d’« iconographie ». Une iconographie est constituée d’héritages culturels. Parmi les multiples ressources iconographiques disponibles, certaines seront plus utilisés à telle période qu’à telle autre. Cette élaboration politique des ressources culturelles conduit au cloisonnement du monde. Il n’essentialise pas les cultures.
Huntington a l’avantage d’avoir brisé la lecture économiste du monde.
Christian Grataloup se dit prêt à jouer le Braudélien de service, relisant la Grammaire des civilisations de Braudel.
Le mot civilisation a un singulier et un pluriel : être civilisé se pense au singulier, centré sur l’idée de progrès, terme typique des Lumières, s’oppose au sauvage, au non civilisé. Ce singulier a été décliné au pluriel : dans le modèle évolutionniste, les Européens déclinent différents types de société. L’ordre majeur de classification des sociétés inférieur au niveau de l’humanité sera celui de civilisations au pluriel. Le terme apparaît sous la plume du père de Mirabeau, repris par Condorcet dans le Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Condorcet montre l’évolution des civilisations vers la civilisation… eurocentrée ! La notion de civilisation est floue, faible, c’est un concept qui n’en est pas un, sauf à le penser comme le penser au niveau plus élevé de territoire après le Monde (un territoire mondial).
Une aire qui avait un minimum de cohérence territoriale peut apparaître chez Huntington comme un grand empire (référence impériale chinoise sert à la base de la civilisation chinoise), un monde religieux (la chrétienté latine, l’islam), des mondes linguistiques (les Latino-américains), des catégories nationales (le Japon forme une civilisation chez Huntington). On bricole alors des ensembles différents, parfois vécus comme tels : les Européens, les Africains se découvrant Africains une fois que les Européens leur ont collé cette identité.
En plein monde de la guerre froide Braudel rédige en 1963 Le monde actuel : histoire et civilisation pour penser les découpages du monde de l’histoire. Son plan de l’ouvrage permet un découpage civilisationnel, mettant l’Europe en premier. Comment construire une notion permettant un découpage sur la longue durée ? Ce manuel du secondaire est repris et augmenté en 1987 sous le titre de Grammaire des civilisations
La carte choroplète illustrant le livre de Huntington disponible ici a des couleurs homogènes et des limites nettes, ce qui est impossible. Pensons aux Balkans à l’intrication jusque dans les familles mêmes. Impossible de séparer Occidentaux, Islamiques et Orthodoxes aussi simplement que le laisse penser la carte. C’est de l’essentialisation : classer des territoires, de fait des individus et des sociétés. Cela fait le jeu de tous les extrémistes, du Tea Party aux Islamistes. La couverture du livre de Huntington, dans la traduction française avec la bombe prête à éclater, et le jeu que Huntington a joué après le 11 septembre entre le monde islamique et l’occident chrétien, ont participé à l’idée qu’il avait préfiguré la lecture contemporaine du monde. De fait, la carte choroplète empêche de penser le métissage, les réseaux mondiaux, la pensée de l’humanité, etc. En même temps, Huntington nous donne en creux ce qu’on n’a pas su faire : nommer des aires culturelles. Les aires culturelles se sont longtemps définies comme les non-Européens et les non-primitifs : le monde chinois, le monde latino-américain, etc.
Le livre de Huntington représente donc du pain sur la planche pour les géographes. Sinon on risque de ne pas savoir raconter le monde passé, présent et futur à nos enfants, conclut Christian Grataloup.
Michel Sivignon rebondit sur l’aspect pédagogique de la civilisation. Pensons aux programmes classiques de géographie qui cherchaient à diviser le monde (le monde moins l’Europe ; l’Europe moins la France ; la France tout court). Les programmes contemporains procèdent beaucoup plus par questions, comme la mondialisation par exemple, ou l’écologie.
Comment la notion de civilisation, d’aire culturelle a-t-elle sa pertinence en Europe balkanique ?
L’Europe de l’Ouest catholico-protestante est souvent opposée à l’Europe orthodoxe. Pensons à l’instrumentalisation dans la crise grecque de l’orthodoxie par Tsipras et Poutine le premier rendant visite au second. Cela montre l’utilisation du religieux comme ressource politique, moyen d’influence et de pouvoir.
Georges Prévélakis rappelle que la préoccupation pédagogique demeure : une lecture simplificatrice mais efficace doit-elle être entièrement abandonnée ? L’aspect géopolitique demeure lui aussi : comment vont se structurer les conflits d’avenir ? Il ne faut pas abandonner l’effort de Huntington. Il a le mérite d’attirer l’attention sur la dimension culturelle trop souvent ignorée. Pensons au conflit ukrainien. Les facteurs économiques ne sont pas les seuls à jouer. On ne peut pas penser qu’on va toujours vers l’unification du monde économique ou politique. Ces actions politiques et économiques se nourrissent de la culture. Mais le facteur culturel doit être traité sans tomber dans l’essentialisation et sans provoquer des réactions très violentes. Ce facteur doit être utilisé de manière très fine d’un point de vue méthodologique.
Dans les Balkans, le passé de l’empire ottoman et sa transition vers l’Etat-nation sont cruciaux. Dans l’empire ottoman, la notion de nation n’a aucun sens et n’existait pas, car il était organisé à partir d’autres catégories. Comment passer à un système imitant ce qui a émergé en Europe occidentale ? La religion existait dans l’empire ottoman sous une forme tout à fait différente de celle d’Europe occidentale. L’orthodoxie dans l’empire ottoman est très différente de l’orthodoxie dans l’Etat nation. La mutation s’est faite dans le jeu politique. Ces héritages sont donc des ressources, créant des liens avec le passé, mais aussi des innovations radicalement différentes du passé. La logique de l’Etat-nation est aux antipodes de la logique ottomane. Les processus de passage à l’Etat-Nation démarrent au début du XIX° mais ne sont pas achevés. La transition a été trop rapide d’ailleurs, ce qui explique les souffrances.
La logique ottomane de coexistence de groupes religieux et ethno-linguistique s’est traduite par des conflits. Là où il n’y a pas eu de conflits dans les Balkans, c’est là où les nettoyages ethniques ont été effectués ! C’est cynique, mais là où le système ottoman de coexistence est resté résiduel (les Balkans centraux, tout comme le Caucase qui forme un cas similaire), il y a eu des conflits. Les intellectuels ont donc une très forte responsabilité : nos analyses issues de nos milieux instruits et cosmopolites vont avoir une influence, donc nos erreurs sont payées par la vie des gens sur le terrain. Nos faiblesses méthodologiques peuvent mener à la vie et à la mort des gens !
Christian Grataloup est d’accord sur la responsabilité intellectuelle. Le monde est « balkanisé » de ce point de vue là. Le service qu’a rendu Huntington est de mettre le doigt sur les insuffisances de la géographie culturelle, ce qui peut paraître paradoxal vu son renforcement depuis les années 1980. La géographie culturelle à l’échelle mondiale est toujours mal faite, et ça a des conséquences graves ! La diversité des langues, des religions, des mœurs, des manières de s’habiller et de manger, de séparer le public et le privé : on ne sait pas le montrer, le cultiver, en montrer la richesse, l’exprimer de manière simple. Il n’y a pas de limite simple mais surtout ça change de nature avec le temps ! Le contenu de la carte change radicalement. Une carte à la Huntington il y a deux mille ans aurait une toute autre légende ! La carte à la Huntington serait celle de l’épuration ethnique.
Michel Sivignon renvoie à un ancien café géo sur « le péché cartographique ». La carte fabrique nécessairement de la différenciation spatiale. Comment représenter un immeuble multi-ethnique sur une carte de ville ? Le figuré de mélange est oublié par l’œil qui se focalise sur les grandes oppositions. La carte rend mal compte de la complexité.
La notion de Sud (les pays du Sud) se combine-t-elle avec notre discussion ? Christian Grataloup rappelle que le couple Nord/Sud date de 1980, avec le rapport Brandt sur la décennie du développement pour la Banque mondiale : pays sous-développés/pays développés était un modèle évolutionniste, moderne, du progrès, l’opposition a été remplacée par Nord/Sud, manière édulcorée de dire qu’il y a des pauvres et des riches. On s’est mis à dire les Sud, puis les émergents à partir de 2002, puis les BRICS éventuellement. Ce ne sont jamais des intellectuels qui produisent ces grilles de lecture du monde, mais des rapports bancaires, de la Goldman Sachs notamment pour les émergents. Ces grilles ne marchent pas : où est la Chine ? au Sud ? Le mérite est d’éliminer le culturel, pensons à Max Weber et l’impossibilité du confucianisme de se développer ! Le couple Nord/Sud n’a plus de sens aujourd’hui. Dans un monde où les limites de sociétés opposaient des ensembles aux niveaux de vie profondément différents, le couple avait un sens. Les Africains étaient aussi pauvres que les Chinois. Aujourd’hui les riches des pays pauvres font partie des riches mondiaux.
Georges Prévélakis rebondit sur les facteurs économiques et culturels pour découper le monde qui reviennent aujourd’hui. Le facteur culturel nous rabat sur les dangers de la lecture huntingtonienne. Lawrence Harrisson a beaucoup travaillé dans l’Administration américaine et défend l’idée que la culture compte (Voir son article dans le numéro d’Anatoli déjà cité) : la culture détermine le comportement économique mais peut être modifiée par le politique. Avec la crise grecque, on a réutilisé des oppositions Nord/Sud au sein de l’Europe, avec les PIGS (Portugal, Italie, Grèce, Spain/Espagne), même si l’Irlande était mise avec les PIGS ! Certes la Grèce est méditerranéenne mais elle vient d’un autre ensemble : l’ensemble ottoman. Il faut la comparer avec la Turquie et les Balkans ! Faute d’avoir perçu cette différence culturelle, la crise grecque a été mal gérée et l’hostilité entre l’Europe et la Grèce a cru : « vous êtes différents et c’est pourquoi vous créez le problème ». La stratégie adoptée pour le Portugal (problème bancaire) ne fonctionne pas pour la Grèce (le système politique grec, la corruption et le clientélisme, les oligarques).
Débat avec la salle
La carte est plus l’expression de la représentation que se fait le cartographe qu’une représentation du monde, on le sait. La tentation de la simplification est extrêmement dangereuse. La réalité, constamment multifactorielle et complexe, ne doit pas être expliquée par la carte qui fige et simplifie, mais par une vision systémique, non figée, vivante. La représentation de problématiques complexes comme les civilisations passe par les systèmes semi-fermés ou ouverts, évoluant, avec une part d’incertitude en plus !
Christian Grataloup rappelle que la carte a l’effet de la photographie : elle semble donner le réel, alors même qu’il y a du hors champ. Dans un texte on préjuge la subjectivité, la carte apparaît comme une photo du monde. La précaution c’est d’éviter la carte unique. Pour diviser le monde, il faut présenter des divisions du monde, en interaction.
Georges Prévélakis cite l’exemple extraordinaire de la nocivité de la carte : la cartographie ethnique des Balkans réalisée fin XIX° par deux cartographes étrangers (dont l’Allemand Kiepert admiré par Bismarck). Cette carte a été utilisée pour tracer les frontières après le Traité de San Stefano (guerre russo-turque). A l’issue de cet événement, une guerre cartographique a commencé en Macédoine. A partir de quel critère le cartographe étranger fabrique-t-il sa carte ? A partir de ce que disaient les habitants et en fonction des institutions éducatives (écoles, églises). Le résultat a été d’envoyer des groupes armés essayant de contraindre les habitants à répondre dans le bon sens et de détruire les écoles et tuer les instituteurs et les prêtres ! La cartographie est un héritage de la modernité : voir l’espace découpé en territoires « westphaliens » (référence aux traités de Westphalie en 1648, à l’issue de la Guerre de Trente Ans), oubliant les réseaux. Les diasporas nous permettent de voir une autre configuration possible, à partir d’itinéraires et d’étapes, plutôt qu’à partir des frontières.
Il n’y a pas un seul critère définissant une civilisation. Sur la carte de Huntington, il y a un Etat-nation (le Japon), les aires religieuses et des aires linguistiques, façons simples et classiques. Mais on pourrait utiliser la façon de manger (baguettes, fourchette ou main ; ou bien assis, debout, par terre, table basse). Il ne faut pas se contenter de la cartographie puzzle.
Sur la responsabilité de l’intellectuel, peut-il avoir un poids politique ? Il faut relativiser leur influence. N’est-ce pas les acteurs politiques qui donnent du poids, ou pas, à telle ou telle interprétation des intellectuels ?
Georges Prévélakis se demande si le sens de l’intellectuel n’est pas différent. Un intellectuel organique est capable d’influencer la société, donc étant lié à la politique. Nos précisions de rigueur paraissent comme purement universitaires ou abstraites, alors qu’elles peuvent avoir un impact considérable, surtout s’il y a un rapport centre/périphérie. Une lecture occidentale peut avoir un énorme impact dans des sociétés périphériques. Pensons aux effets des experts internationaux pensant que la Grèce doit fonctionner comme la Suède.
Pour Christian Grataloup, l’intellectuel est celui qui doute et qui doit faire douter. Quand on agit, il faut trancher et ne pas douter. Le problème c’est qu’il y a plein de cas intermédiaires. Pensons à l’enseignement où on propose une grille de lecture et on la met en doute.
Parler de civilisation mondiale a-t-il un sens ?
C’est une belle question d’échelles. Jouons le jeu de la post-modernité. Nous sommes dans des éléments d’une société à l’échelle de l’humanité : interactions économiques, culturelles, etc. lisibles à l’échelle mondiale. Jusqu’aux années 1980, on avait l’idée qu’il y avait que la civilisation était le résultat d’un progrès de la civilisation mondiale. Aujourd’hui on n’ose plus dire cela. Nous sommes dans la logique multiculturelle. Pensons le métissage. Pensons aussi le fait qu’il y a des héritages plus efficaces que d’autres. Sur ce point, Christian Grataloup se montre pro-occidental : l’Europe s’est amenée à se confronter à toutes les autres, en se pensant meilleure que les autres, mais pensant aussi les autres. Elle ne s’est pas pensée comme unique. Déjà avant Montaigne, on pense le métissage culturel qui a permis la pensée occidentale et qui a permis de penser la contestation du modèle occidental. On peut bien sûr penser le débat démocratique dans des formes hindouistes ou de la palabre africaine, mais la formalisation a été faite sous une forme proposée par l’Occident. Pour le moment, l’héritage mondial est occidental : le vêtement, le monde parle européen pour les langues officielles massivement. La civilisation est le produit d’un résultat historique et fonctionne à l’échelle mondiale. Il y a des traits, très occidentaux, d’une civilisation mondiale aujourd’hui.
Sommes-nous actuellement dans de nouvelles romanités et de nouvelles barbaries ? Pourquoi nous Occidentaux, nous nous sentons plus proches de qqn d’Australie ou de Singapour, et le Burundais, le Bengalais et le Bolivien font partie de l’autre ?
Christian Grataloup rappelle que le barbare est celui qui ne parle pas votre langue. Un non francophone ici est un barbare. Vu qu’il y a 5000 langues, on est 4999 fois barbares ! On est toujours le barbare de quelqu’un. Il est important de se penser comme barbare. Georges Prévélakis rappelle l’œuvre antérieure à Huntington, celle de Fukuyama La Fin de l’histoire et le Dernier Homme (trad. fr. 1992) qui cherche à penser l’unification du monde sur le modèle occidental. Pour Huntington, le monde va être fragmenté. Jean Gottmann dans son ouvrage du début des années 1950 La politique des Etats et leur géographie commence par une métaphore : si la Terre était une boule lisse comme une boule de billard (enlevons la géographie physique mais aussi la diversité), y aurait-il des frontières ? Assisterait-on à la fin de la géographie, à la fin des disparités spatiales ? Gottmann ne le pense pas car la fabrication, le cloisonnent de l’espace, n’est pas un résultat de la Nature, mais un résultat de la nature humaine : binôme de la circulation et de l’iconographie. La circulation conduit, pour schématiser, à une unification croissante, mais il y a des mécanismes pour réguler la circulation, ce qu’il appelle l’iconographie. Les iconographies vont toujours exister pour réguler la circulation. On peut imaginer la fragmentation du monde par des réseaux différents, même dans la proximité géographique. L’identité territoriale n’est pas la seule, il y a les identités réticulaires, comme les identités spirituelles. Pensons à l’Oumma musulmane, la communauté des croyants existe en France, au Maroc, aux Etats-Unis. La circulation et l’iconographie sont à la fois antagonistes et complémentaires, de même que les identités basées sur la proximité matérielle et celles basées sur la proximité culturelle. On a vécu très longtemps dans un monde basé sur l’identité basée sur la proximité matérielle. Les Etats ont longtemps développé des défenses pour faire face à des adversaires organisés sur la base d’identité territoriale, de proximité. Comment faire face à des adversaires utilisant des réseaux ?
Quelle influence actuelle du livre Huntington chez les responsables politiques et économiques actuels ?
Dans la vision de Huntington, les Grecs appartiennent au monde orthodoxe, ils sont donc très suspects de s’allier aux Russes. Dans le monde orthodoxe, il y a des oppositions, car il y a un antagonisme pour le leadership. Le monde grec a un leadership historique, le Patriarche de Constantinople, premier parmi ses pairs. Les Russes voudraient récupérer cela, ce qui n’est pas du tout du goût des Grecs. Huntington parle d’Etats déchirés, comme la Turquie entre l’Islam et la modernité. Les responsables américains ont longtemps utilisé la grille de Huntington.
La très grande ville comme procédé d’unification : où mettre Singapour dans une carte des civilisations ?
C’est là où on voit le besoin d’intégrer les réseaux et les diasporas. Car les grandes villes sont les carrefours des diasporas.
Continents durs / continents mous : à Kinshasa on est en Afrique, mais où sommes-nous au Caire ?
Ce serait risqué comme métaphore pour les civilisations d’après Christian Grataloup. Là où c’est le plus dur, c’est là où c’est le plus divers : les Etats Unis sont extrêmement multiculturels précisément parce que la société est très ancrée. On devient des acteurs de l’épuration ethnique quand on se sent menacés. Quand on est parfaitement assurés, on est tolérant.
Georges Prévélakis rappelle le dernier livre de Huntington Qui sommes-nous ? Les Etats-Unis seraient menacés par les Hispaniques, provenant en majorité d’un pays voisin (le Mexique), avec une immigration territorialisée contrairement à ce qui s’est passé auparavant. Samuel Huntington craint que les Etats-Unis ne soient transformés culturellement par cette présence hispanique, cf. Frédérick Douzet, « Le cauchemar hispanique de Samuel Huntington », Hérodote, no 115, 2004/4, p. 31 à 51. Mais la diversité culturelle ne compte pas en soi. Il faut voir comment elle fonctionne concrètement. Qu’est-ce que la diversité ? Pour un Ottoman, le musulman, le Juif, l’Orthodoxe, sont-ils l’expression de la diversité ou bien sont-ils tous ottomans ? La diversité pour eux, ce sont les latins. Les juifs, les musulmans et les chrétiens entraient dans une sorte de synergie dans la société ottomane : ils n’étaient pas perçus comme différents. Il n’y avait pas besoin de tolérer, car ils fonctionnaient de fait en synergie. Il ne faut pas faire d’anachronisme, ni d’anatopisme : projeter ailleurs les concepts d’ici. Il faut voir comment les éléments se combinent selon les lieux.
Compte-rendu : Olivier Milhaud, revu et modifié par Michel Sivignon, Christian Grataloup et Georges Prévélakis