Café géographique à Toulouse le 19.01.14
par Gabriel WEISSBERG, (Maître de Conférences, Géographie, Université Toulouse 2), Daniel WEISSBERG (Professeur des Universités, Géographie, Université Toulouse 2), Frédéric FORTUNEL (Maître de conférences, Géographie, Université du Maine).

Gabriel WEISSBERG :

Reprenant l’expression que le général De Gaulle a utilisée pour la France, on pourrait dire que « le Viêt-nam s’est construit par l’épée ». Rares sont les Etats dont l’histoire est jalonnée d’autant d’épisodes guerriers, à tel point que les conflits semblent constitutifs de l’affirmation nationale elle-même. A cette histoire guerrière établie dans la longue durée – la formation progressive du territoire national, « Nam Tiên » ou « Marche vers le Sud » a duré plusieurs siècles-, il faudrait ajouter les multiples conflits dynastiques, les oppositions entre principautés rivales, les révoltes paysannes récurrentes et les rébellions antifiscales endémiques. Près d’un siècle de lutte anticoloniale (jusqu’à Dien Bien Phu en 1954), et deux décennies de guerre impliquant les plus grandes puissances prolongent cette histoire tumultueuse. Et pour clore (provisoirement ?) cette énumération il faudrait rappeler les violents affrontements de 1979 avec la Chine, conséquences eux-mêmes d’une invasion du Cambodge, suivie de dix années de présence armée dans ce pays. Cette histoire –pour le coup vraiment « pleine de bruits et de fureur »- explique sans doute que le Vietnam soit aujourd’hui un théâtre de conflictualités multiples dont presque toutes s’enracinent, peu ou prou, dans ces héritages.

A ce stade, il serait commode de distinguer deux types de conflits : les conflits internes et les conflits qui résultent de la place et du rôle que le pays revendique dans son environnement régional. Mais cette distinction serait simpliste : les conflits fonciers liés au développement de l’hévéaculture et d’autres cultures pérennes par exemple s’expliquent largement par l’engagement actif du Vietnam dans la mondialisation depuis l’adoption de la politique d’ouverture et de modernisation (Doi Moi). Acteurs et enjeux sont donc multiples, à la fois endogènes et exogènes. L’ouverture d’un terrain de golf ou l’urbanisation des périphéries urbaines n’opposent pas seulement les paysans chassés de leurs terres et les bureaucrates chargés de leur expropriation au nom de l’intérêt national. Investisseurs singapouriens, grandes firmes transnationales, organisations multilatérales en charge de la coopération sont autant d’acteurs puissants quoique peu visibles. Et toujours, dans le gant du libre marché se glisse la main de fer du parti unique, même si, non sans mal, un embryon de société civile se constitue. Malgré la censure, internet ouvre quelques lucarnes sur le monde. La lutte pour la liberté d’expression et des pratiques religieuses, un combat de tous les jours, n’est jamais gagnée, jamais perdue. Ici ou là, des groupes informels se constituent de façon aléatoire pour dénoncer le bradage des ressources nationales (la bauxite), la corruption ou les bas salaires.

Pour le géographe, les conflits au Vietnam et autour du Vietnam sont difficilement lisibles. La perception et le traitement par les autorités vietnamiennes des revendications chinoises sur les archipels Spratleys et Paracels en offre une parfaite illustration. Si les droits nationaux sont clairement revendiqués dans les instances internationales (de l’ASEAN aux Nations-Unies), cela va de pair avec un contrôle étroit des manifestations intérieures, tolérées ou réprimées selon les circonstances. Ce traitement reflète, entre autres, l’état des rapports de force internes au sein des instances du pouvoir, une perception différenciée des possibles alliances régionales, une conscience claire de la dissymétrie des forces en présence, sans que l’on puisse dire ce qui l’emporte au fil du temps.

D’une façon générale, les conflits au Vietnam seraient sans doute plus faciles à analyser s’ils s’inscrivaient sur des territoires déterminés. Mais ce n’est pas toujours le cas. De même, une typologie des conflits selon leur intensité ou leurs origines est peu efficiente tant sont intriqués les divers plans de conflictualités. Une approche par échelles serait peut-être un pis-aller acceptable. Elle permettrait de distinguer des conflits d’extension locale (conflits fonciers, conflits environnementaux), régionaux (déséquilibres territoriaux, problèmes liés aux mobilités internes), nationaux (statut des autochtonies, affirmation des droits fondamentaux liés à la personne humaine) et des questions internationales (rôle en Asie du Sud-est, relations avec la Chine, place du pays dans la division internationale du travail).

Mais au-delà de cette énumération –même incomplète-, la diversité des conflits au Vietnam souligne les difficultés du pouvoir en place depuis des décennies à passer d’une légitimité historique, acquise dans la lutte contre « l’étranger » et pour l’unité nationale, à une autre légitimité qui serait assise sur la croissance économique, l’instauration d’un Etat de droit et le progrès social.

Daniel WEISSBERG

On ne peut comprendre une géographie des conflits au Viet Nam qu’en la remettant dans sa dimension historique et en resituant ces conflits dans une approche géographique régionale, macro-régionale et même internationale. Il y a des conflits externes, il y a des conflits internes (voir ci-dessus). On ne peut les comprendre que si on croise cette double dimension, celle de l’analyse historique et celle de l’analyse macro-géographique parce que tous ces conflits sont en grande partie liés à l’histoire récente du Viet Nam et à cette réalité que le Viet Nam, pendant ses 30 ou 40 dernières années, a cherché à se réinstaller comme une puissance régionale émergente, émergente à tous les points de vue de la géopolitique régionale, émergente du point de vue économique.

L’économie vietnamienne a progressé ces deux dernières décennies : le Produit Intérieur Brut a été multiplié par trois. Cela a créé des situations d’iniquité, d’inégalités sociales, régionales, des tensions entre les différents acteurs du pouvoir, des tensions globales au sein même de la société et des conflits de grande importance qui longtemps ont été cachés, mais aujourd’hui, ils sont mis sur la place publique et il y a certainement un certain nombre de mesures qui sont en préparation pour essayer d’éradiquer quelques-uns des fléaux qui ont conduit à ces conflits.

Les principales phases de la réinstallation du Viet Nam dans ce « concert des nations » : après la réunification de 1975, nous sommes rentrés dans les années noires de la répression qui a suivi la réunification, d’isolement diplomatique et politique, des années de grandes difficultés économiques aussi, avec l’engagement rapide du Viet Nam dans des tensions et des conflits avec ses voisins. Militairement, le Viet Nam est sorti renforcé de la guerre américaine ; en tant que puissance militaire, il a un million de soldats qui ont été formés, forgés dans la guerre et il avait la capacité d’assumer ce que certains historiens ont appelé « le complexe de la forteresse assiégée » par tous ces voisins, Chinois, Cambodgiens et autres, en particulier les partenaires actuels de l’ASEAN. Mais le Viet Nam cette « forteresse assiégée » connait un certain nombre de fragilités sur ces frontières, avec d’anciens officiers de l’armée du Sud qui se sont exilés dans les pays voisins, qui continuent à entretenir une action de guérilla.

Dans ce cadre d’après la réunification, la situation est un peu inédite parce que la position de la Chine, éternel rival récent, est assez ambigüe : Nixon est allé à Pékin en 1972 et tout le monde sait que dans le début de ces années 1970, un rééquilibrage se fait au sein du dialogue international. En 1978, le gouvernement vietnamien décide d’intervenir au Cambodge et de chasser les Khmers rouges de Phnom Penh, décision qui est prise sur un certain nombre de motifs réels qui sont les incursions des Khmers rouges dans le delta du Mékong ; ces mêmes Khmers rouges se rappelant que la France avait rétrocédé au Viet Nam un territoire qui appartenait à ce qu’ils considéraient être le Cambodge historique. A travers cette invasion du Cambodge, le Viet Nam retrouvait ce qu’on appelle aujourd’hui de « la profondeur stratégique », de l’arrière-pays géopolitique, un hinterland géographique, un hinterland géo-stratégique qui lui redonnait une certaine prééminence dans la Péninsule indochinoise. Nous sommes en 1978 et, je crois  que l’explication de l’invasion du Viet Nam par la Chine, qui s’opère dès le 17 février 1979, réside dans le fait que la Chine supporte mal la réinstallation progressive du Viet Nam comme puissance régionale secondaire émergente dans la Péninsule indochinoise. Donner une leçon au Viet Nam, comme l’ont présenté les Chinois, c’était aussi arriver à essayer de casser l’axe soviéto-vietnamien qui pouvait se réinstaller dans le dialogue politique. On en connait les circonstances : 120 000 soldats chinois dans le Nord du Viet Nam, un mois de combat, et puis, faute d’une guerre qui pouvait se résoudre rapidement, et dans une certaine indifférence de l’administration américaine qui voyait d’un bon œil se casser cet axe soviéto-vietnamien, un mois après, les troupes chinoises se retirent.

La nouvelle une phase doit être remise dans le contexte des échecs, des fragilités vietnamiennes de l’époque : la collectivisation agricole, lancée à partir de 1976 après la réunification, a échoué ; on est entré dans une phase de reconstruction et le budget est très fortement pénalisé par la présence quasi-permanente de 200 000 soldats au Cambodge ; et l’aide soviétique est en train de cesser, on entre dans la « perestroïka » de Gorbatchev. Cela explique qu’après avoir passé dix ans à se reconstruire un projet national par rapport à ses voisins, le Viet Nam décide de se lancer dans cette fameuse politique du Dol Moï, dont on avait parlé dans un Café géographique il y a quelques années. C’est le retour du Viet Nam dans une autre logique celle de la mondialisation. Le Viet Nam, comme dit Pierre Brocheux, l’historien de référence sur l’histoire économique du Viet Nam,  « a quitté l’économie-monde soviétique pour revenir sur sa matrice extrême-orientale ». La fin de l’aide soviétique a accéléré le processus, or cette aide cesse à partir de 1991. Le Viet Nam a entretemps commencé à retirer ses troupes du Cambodge et on entre dans une nouvelle phase qui est celle de la reconstruction d’une politique internationale et d’une économie nationale basée de nouveaux axes de développement, sur ce fameux « socialisme de marché ». Il va complétement révolutionner l’économie vietnamienne, lui donner des taux de croissance, appeler les investissements directs étrangers, conduire à une nouvelle sociabilité en particulier dans les grandes villes, au développement de ces grandes villes avec les chutes de tension qui vont l’accompagner et dont on parlera. En même temps, on est dans la phase de reconstruction d’une politique internationale avec toujours des relations ambigües et difficiles avec la Chine.

Il y a une très forte interpénétration économique et de forts investissements chinois dans toute l’Asie, et les tensions s’accentuent sur des dossiers à fort enjeu, celui, en particulier des Spartleys et des Paracelse. A partir de ces années 1990, le Viet Nam rentre dans un nouveau cycle     et réintègre ce fameux concert des nations qui construit une géopolitique nationale. C’est tellement vrai que, en février 1994, la Chine commence à lever l’embargo et les relations diplomatiques sont rétablies en 1995. Le Viet Nam doit trouver de nouvelles alliances politiques et en 1995, alors que le pays avait toujours perçu l’ASEAN comme une machine de guerre de la Guerre froide,  une machine au service des Américains, le Viet Nam intègre l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), et aujourd’hui il participe pleinement à une vision de la nouvelle ASEAN plus tournée vers l’union économique future. Il intègre également l’ASEM, dialogue entre l’Europe et l’Asie. Il intègre aussi les différentes institutions financières internationales : Banque mondiale, FMI et plus tard l’OMC. On peut dire que le Viet Nam est redevenu une puissance émergente avec la  volonté d’assoir son influence régionale. Point culminant en 1997 : Hanoï accueille le Sommet de la Francophonie, après plusieurs années de préparation. En réintégrant la Francophonie, le Viet Nam se  repositionne sur l’échiquier des grandes  organisations et retrouve du poids, de l’influence et de l’aide dans les conflits internationaux dans lesquels il se trouve encore aujourd’hui.

Cette inscription dans l’histoire doit être prise en compte pour comprendre les enjeux dans toute l’Asie orientale, les archipels des Spratleys et des Paracelse, Truong Sa et Hoang Sa, comme disent les Vietnamiens, et dans cette Mer de Chine méridionale – mais que l’on appelle pas Mer de Chine méridionale au Viet Nam puisque tous les atlas et tous les livres de géographie indiquent « Mer de l’Est ». En même temps que ce repositionnement géopolitique, à partir de 2000, la croissance économique s’accélère ; le Produit Intérieur Brut triple pendant la première décennie du 21° siècle, les investissements directs étrangers sont multiples, des dizaines de zones industrielles émergent dans les corridors de développement du nord et du sud. Le tourisme devient une activité majeure de l’économie ; aujourd’hui il pèse 8 – 9 % du PIB, presque sept millions de visiteurs dont 220 000 Français.

Tout cela crée une nouvelle situation socio-économique qui conduit à des tensions internes parce que les structures de la gouvernance du pays n’étaient pas faites pour une situation de paix et de croissance économique. L’intrication des instances du Parti et de l’Etat, le pyramidage  des Comités populaires et des Conseils de quartier, communaux, de district , à la ville, à la province et au gouvernement central, toute cette pyramide des responsabilités législatives et exécutives avec une très forte intrication entre les structures de l’Etat et du Parti est plutôt adaptée à un temps de guerre, de conflit, elle répondait certes à une logique de centralisation de la gouvernance nécessaire dans des périodes de guerre. Elle n’est plus adaptée à la nouvelle situation socio-économique parce que, même si l’esprit de la centralisation demeure, ce sont bien les autonomies locales qui créent l’efficience de l’administration et permettent de prendre les mesures d’adaptation nécessaires sur le terrain et en matière de développement local. On observe une multiplication, longtemps cachée, aujourd’hui plus du tout cachée, des tensions et des conflits, d’abord sur des questions majeures qui sont celles des enjeux fonciers, avec, à partir de 1995 mais surtout à partir de 2000 des régions qui vont être de nouvelles terres de la prospérité caféière sur les hauts plateaux et des provinces qui ont vu leur population multipliée par trois en l’espace de dix ans. L’arrivée des Kin venus des vallées vers ces zones de montagne où vivaient des minorités ethniques, la dépossession ou l’usurpation des terres, les trafics illicites, la corruption sur les ventes suscitent la multiplication de conflits de tout type (usurpation illégitime, reventes forcées, récupérations abusives par l’Etat, etc.), des conflits de toute nature qui mettent en jeu différents acteurs : l’un de nos doctorants vietnamiens qui a travaillé sur le sujet a identifié jusqu’à vingt types de conflits en matière foncière, dans le domaine rural vietnamien. Conflits fonciers qui ont gagné les villes, d’autant que dans les villes elles-mêmes, c’est sur les périphéries urbaines, là où il y a des terres agricoles disponibles pour une urbanisation galopante, même si aujourd’hui le V.N. reste encore un pays à très forte composante rurale : les villes s’étendent, les capitales provinciales grignotent les terres agricoles environnantes.

Les conflits fonciers au Viet Nam sont en grande partie liés à un statut très particulier de la terre puisque la terre appartient à l’Etat qui n’en donne qu’un droit d’usage, dit la Constitution, pour un temps « stable et durable » : en fait l’Etat peut retirer l’usage de la terre à ceux à qui il l’a donnée en fonction des circonstances et des décisions qui, elles, vont se prendre non pas au niveau des grands plans développés par le gouvernement central mais au niveau de la gestion locale. Ces comités et conseils populaires de quartiers, de communes, de districts se trouvent investis d’un droit de décision sur l’attribution des terres sur les parcelles à bâtir, dépositaires de décisions qui vont peser très lourd et qui vont donner lieu à toutes sortes de trafics, de compromissions, de corruptions. J’avais trouvé un texte sur le site du Courrier du Viet Nam, un journal francophone autrefois disponible sur papier mais qui aujourd’hui est en ligne, avec un numéro qui parait maintenant tous les quinze jours. Ce texte montrait que la perception de ces difficultés à faire gérer au niveau du quartier, de la commune ou du district les cartes foncières conduisait à des abus de pouvoirs. La ville de Ho-Chi-Minh-Ville, non pas la ville de Saïgon où réside le pouvoir et où l’empreinte idéologique communiste demeure forte, la ville d’Ho-Chi-Minh est entrée dans un processus d’expérimentation de la suppression des comités populaires au niveau des quartiers et des districts, expérimentation en cours dont toutes les leçons n’ont pas encore été tirées. Et une autre ville du Viet Nam entre aussi dans cette expérimentation de la simplification des structures administratives et de l’exécutif de gestion des villes, c’est ville de Danang.

Il faut lire toutes les évolutions du Viet Nam dans le cadre de ce repositionnement stratégique à l’échelle régionale et internationale et lire en particulier les conflits fonciers à la lumière de la croissance économique qui fait émerger de nouveaux enjeux, de nouveaux marchés et de nouveaux potentiels de développement de constructions immobilières. Sur le terrain, les relations avec la Chine se cristallisent très fortement sur les Spratleys et les Paracels, les fameuses îles, avec l’annexion unilatérale par la Chine de l’archipel des Paracels, au large du Viet Nam central, au large de Danang, dans l’administration vietnamienne, sous la gouvernance administrative de la ville de Danang. La Chine affirme l’identité territoriale chinoise sur l’ensemble des archipels Paracels et Spartleys, situé un peu plus au sud. La classe politique et l’opinion publique vietnamiennes rejettent cette position unilatérale de la Chine et cette revendication de ce qu’on appelle « la langue de bœuf », qui voudrait faire de la « Mer de l’Est », de la Mer de Chine méridionale, une sorte de mer intérieure chinoise que la Chine utiliserait à son profit exclusif.

Les enjeux de ce conflit sont multiples : l’exploitation pétrolière, mais il semble que les ressources ne sont pas aussi importantes que chacun souhaiterait ; la maitrise ders communications et des grandes routes maritimes (nous sommes dans la zone des détroits multiples : détroit de Malacca, détroit de la Sonde, entre Sumatra et Java, le détroit de Lombok entre Bali et l’île de Lombok) ; la volonté de la Chine de créer une zone tampon de sécurité militaire internationale ( d’où l’autre niveau de tension que la Chine a réussi à créer avec le Japon autour des fameuses îles Senkoku situées un peu plus au nord). Souvent aux yeux des Vietnamiens sur une dimension bilatérale entre Viet Nam et Chine, ce conflit concerne tous les pays de la région quasiment : Philippines, Malaisie, Bruneï, Singapour  et bien sûr Viet Nam. On ne peut lire ce conflit aujourd’hui, je parle à l’échelle régionale et macro-régionale qu’en essayant d’analyser aussi les autres acteurs extra régionaux : les Etats-Unis qui diplomatiquement ont conforté à plusieurs reprises les positions des pays de l’ASEAN,  l’Inde qui cherche à sécuriser ses zones de navigation maritime vitales pour ses exportations au nom de ses intérêts propres (la défense du détroit de Malacca). Le positionnement des pays de l’ASEAN est un peu ambigüe et difficile parce que face à la dureté de la position chinoise, il n’y a pas de position unique des pays de l’ASEAN, chacun étant pour l’heure dans des discussions bilatérales plus ou moins bien menées, les Chinois privilégiant pour leur part une négociation bilatérale dans laquelle le rapport de force leur sera plus favorable.

J’ai parlé des conflits internes qui sont très fortement liés aux conflits fonciers en milieu rural et en milieu urbain. Ils sont liés en grande partie aux difficultés d’application de la loi, à l’inexistence d’un cadastre fiable, au fait qu’il y a une insécurité foncière sur le périurbain, à des enjeux sur la spéculation des terres agricoles au profit des nouvelles constructions. L’un des problèmes majeurs venant de ce que l’Etat, puisque constitutionnellement il en a le droit, récupère les terres agricoles au prix de la terre agricole sans prendre en compte que les paysans qui sont sur ces terres agricoles n’ont plus d’outils de travail et se retrouvent confrontés à l’exode vers soit d’autres zones rurales, soit vers la ville. Ces conflits peuvent être de nature très violente avec des révoltes paysannes très dures (1997). Et aujourd’hui, chacun de ces conflits est marqué par la constitution d’associations, de groupes de paysans, de résidents, qui se battent contre les abus exercés par une administration qui longtemps a travaillé pour son propre profit. Question centrale : est-ce que ça peut changer, comment ça va changer ? Ca ne peut changer que par une remise en cause drastique des relations entre l’Etat et le Parti, et du rôle de Comités populaires dans le fonctionnement global du pays.

Frédéric FORTUNEL

Autour du café autrefois, de l’hévéa hier, comment s’organisent des systèmes de domination entre pays, des rapports de force entre Viet Nam, Laos et Cambodge, à une échelle régionale entre ces trois pays ? L’analyse que je présente a été faite en 2010-2012 dans le cadre d’un projet de l’AUF entre Viet Nam, Cambodge, France et Suisse, et donnera lieu prochainement à une publication à l’IRASEC disponible sur Internet. Au départ, une simple idée comparative comme on l’avoir traditionnellement en géographie, comparer un produit entre différents pays. Mais on s’est rendu compte très vite que les relations Cambodge, Laos et Viet Nam sont extrêmement denses, et extrêmement structurantes en termes de territorialité régionale.

Donc, en analysant comment on produit, transforme et joue l’hévéaculture dans cette région, nous sommes rapidement arrivés à la conclusion qu’il fallait aussi l’analyser dans un cadre inter-frontalier. Notre questionnement était : comment l’hévéa fonctionne entre ces différents pays, Viet Nam, Laos, Cambodge et comment on peut en tirer une analyse, considérer le transfrontalier, regarder s’il y a des interrelations entre différentes zones de production. L’hypothèse de base était de dire que les zones de production du Viet Nam, du Laos et du Cambodge avaient des histoires différentes mais que d’une certaine manière elles pouvaient constituer, au vu des transformations de la  Région du Grand Mékong, de grands ensembles de coopération économique, à l’échelle régionale, une échelle plus réduite que celle de l’ASEAN. Analyser l’hévéa au Viet Nam, au Cambodge était très bien, mais du fait des logiques actuelles, il y avait peut-être un seul et même espace de production. Comment cela pouvait-il fonctionner ? En matière économique, il y a de plus en plus de coopérations entre les Etats : aujourd’hui Viet Nam, Laos et Cambodge travaillent de manière de plus en plus imbriquée et assez bien organisée. Les agricultures fonctionnent assez bien dans le cadre des coopérations entre les Etats évoqués, mais du coup, par une sorte de paradoxe, cela crée des conflits au sein des Etats. C’est ce double mécanisme que je vais développer.

Viet Nam et au Cambodge sont des poids plume de l’hévéaculture mondiale. En termes de surface aujourd’hui, elle représente moins de 10% de la surface mondiale, les deux cumulés. Quant au café, ce n’était rien il y a vingt ans ; aujourd’hui, le Viet Nam est le 2° producteur mondial. L’hévéa, bien qu’occupant une place mineure, représente des enjeux importants. Sur une courbe de la production, on observe des volumes faibles et une évolution chaotique marquée par les transformations politiques et sociales : la guerre au Viet Nam, le conflit au Cambodge, autant d’événements qui n’ont pas aidé au développement de ce secteur productif.

Sur une carte des différentes coopérations régionales à l’échelle de l’Asie du Sud-Ouest, on observe des « Triangles de croissance », selon le terme employé en Asie : entre Viet Nam, Laos et Cambodge, le Triangle CLV dont l’idée a émergé en 1999 et qui a réellement démarré en 2004. Il s’agit de quelques provinces associées selon des objectifs très généraux : améliorer les infrastructures, faire de la croissance économique… rien de vraiment nouveau. Mais dans l’hévéaculture, cette coopération prend un tour particulier, génére des conflits dans les différents pays. Ce Triangle CLV a pris des proportions importantes : en 1999, il y avait quatre provinces, aujourd’hui 13. A l’interface des trois frontières se dessinent de nouvelles coopérations dans lesquelles l’hévéa a toute sa place.

L’implantation de l’hévéaculture n’est pas très différente de celle de l’époque coloniale. Eric Panthou a écrit récemment une Histoire des plantations Michelin au Viet Nam. Les plantations se situent de part et d’autre de la frontière Viet Nam – Cambodge. Donc un bassin de production transfrontalier où, concernant le volume, le Viet Nam est largement dominant en termes de surface et de structuration de la filière ; les Vietnamiens sont très organisés, la période collectiviste a beaucoup aidé.  Du fait de l’histoire, le Cambodge a hérité d’anciennes structures et au Laos il n’y a pas de filière de l’hévéaculture. Le Viet Nam est beaucoup plus fort, structuré anciennement en conglomérats, aujourd’hui en groupes commerciaux et productifs. Les différences pourraient être perçues comme un facteur de complémentarité mais dans un cadre de compétition régionale, cela ne fonctionne pas ainsi.

Comment s’organise, dans le cadre de ces coopérations, une division internationale du travail dans l’hévéaculture entre Cambodge et Viet Nam ? Il se structure une circulation des flux entre les différents pays : à Kampong Cham, au Cambodge, la zone historique où les colons avaient installé leurs plantations, de même de l’autre côté de la frontière, au Viet Nam le bassin historique des grandes plantations SIPH, Michelin… Actuellement, au Cambodge, on assiste à une duplication du bassin de production historique vers des zones périphériques, vers le pôle de Ratanakiri, au nord. C’est une logique de front pionnier  accompagné d’émigration, d’investissements techniques et cela entraine des flux de produit final.

Certains disent que la moitié des produits de l’hévéa cambodgien partirait illégalement au Viet Nam, plutôt que de partir par des circuits légaux engendrant des entrées de devises. Il y en a une partie certaine qui traverse la frontière au nord avant de rejoindre les industries de Ho-Chi-Minh-Ville qui transforment le caoutchouc en produits manufacturés. Cette circulation se renforce par le land grabbing, en français néo-colonialisme agraire selon les termes de Jacques Diouf. Le néo-colonialisme agraire  est un phénomène qu’on constate pas seulement dans cette zone-là mais partout dans le monde où des entreprises transnationales louent des terres dans d’autres Etats pour y mener des activités agricoles à leur propre profit. Ce sont des baux emphytéotiques, de 99 ans,  à faible coût, pour accéder à des surfaces très importantes. C’est ce qui se passe aujourd’hui entre Viet Nam, Cambodge et Laos, les anciennes fermes d’Etat du Viet Nam de l’époque collectiviste, devenues aujourd’hui des entreprises à capitaux partiellement privés pour une partie d’entre elles, dans le cadre de cette coopération du Triangle entre les trois pays, ne se posent pas de problèmes pour louer des terres au Cambodge et au Laos  pour faire de l’hévéaculture. Du côté vietnamien, c’est une coopération profitable, ils apportent les investissements avant le début de la production, selon un contrat en bonne et due forme. Sur place les paysans disent que pour avoir la même surface, il faut qu’ils ajoutent trois zéros par rapport au prix de la location de l’entreprise.

Ce néo-colonialisme agraire au Cambodge et au Laos est le support de la division internationale du travail de l’hévéaculture. Il y a énormément d’ONG au Cambodge, ce qui permet d’avoir des informations, il y en a moins au Viet Nam où l’information est plus difficile à avoir. Les sources sont disparates et il est difficile d’avoir une vision cohérente du phénomène. J’ai repris l’étude Global Witness qui travaille au Cambodge sur la corruption des élites notamment liées à l’hévéaculture et une ONG qui a repris des données étatiques. Nous avons dressé une carte des concessions foncières des Etats khmer et lao à des entreprises vietnamiennes. Politiquement, cela renvoie  à beaucoup de choses : le Viet Nam qui revient au Cambodge, le Viet Nam qui occupe le Laos ! La difficulté vient du fait que les compagnies vietnamiennes ou viet-kmers sont souvent des joint ventures et passent par-delà les autorités locales. Elles arrivent directement en province avec des contrats nationaux sans recueillir l’avis des paysans locaux. Toutes les concessions foncières sont hors procédures standards. 28% des concessions foncières aujourd’hui sont en hévéa. L’hévéaculture est au centre du néo-colonialisme agraire. Il y a incertitude sur les surfaces plantées, même au sein de la DGPH, la Délégation générale des plantations d’hévéa au Cambodge où certains parlent de surfaces plantées, d’autres de surfaces planifiées, d’autres de surface en production, d’autres de surfaces concédées. Sur la zone historique il n’y a pas de difficultés mais sur toutes les zones de colonisation agricole nouvelle, on passe de un à dix.

Si on considère les demandes de concessions actuellement, le Viet Nam ne représente que 6 % ; les autres pays sont la Thaïlande, les Etats-Unis, la Corée du Sud, la Malaisie, c’est un phénomène global. Des compagnies qui portent un nom cambodgien bénéficient d’autres types de capitaux. L’enjeu réside dans une course à la terre avec des investissements très importants en quelques années, dans des territoires plutôt périphériques, jusqu’à présent plutôt forestiers. Cela suscite d’importantes migrations, des migrations vers le cœur historiques mais aussi vers le second centre de production le Ratanakiri, au nord-est. Or ces zones-là sont habitées de minorités ethniques qui font les frais de ces nouveaux investissements dans l’agriculture. On peut se demander si la coopération internationale n’a pas aussi pour objet de régler la question des minorités ethniques. Dans la zone historique de l’hévéa au Cambodge, les concessions sont très nombreuses. Le Laos est aussi concerné par cette dynamique de néo-colonialisme agraire, la surface concédée bientôt dépassera la surface concédée au Cambodge. Au Laos, c’est surtout le Nord qui est concerné et c’est le domaine de la Chine. Or à la différence du Viet Nam, où le régime foncier n’accordait pas de droits aux communautés de minorités ethniques, le Cambodge, dans sa loi foncière depuis la Constitution de 1991, a toujours reconnu aux communautés de minorités d’avoir un titre foncier collectif. Même si les législations sont différentes, au Cambodge l’Etat est très libéral économiquement mais aussi très brutal politiquement. Il y a des communautés villageoises qui voient arriver, du jour au lendemain, barbelés, bulldozers, implantations de compagnies étrangères qui réactivent des formes de nationalismes. On dit que des ouvriers vietnamiens entrent au Cambodge la nuit pour planter des hévéas. Il y a de fortes poussées des locaux contre les compagnies Quand on défriche la forêt on gagne sur deux plans, d’abord les grumes de bois que l’on vend très cher puis la terre qui est disponible pour planter.

Ces conflits fonciers sont très difficiles à identifier car la police et les autorités ne les déclarent pas, ce sont la presse et les ONG qui les rapportent. Aujourd’hui presqu’un tiers des hévéas plantés par le Viet Nam sont en dehors de ses frontières, le Viet Nam plante aussi en Tanzanie… Souvent les autorités sont impliquées dans les investissements : le cousin du Premier Ministre, des réseaux de patronages familiaux qui sont très denses. Il y a peu d’opportunités pour les locaux bien que les compagnies offrent une formation par exemple pour devenir saigneur. Pour ceux qui n’ont pas la chance de pouvoir travailler sur une plantation, de pouvoir défricher la forêt, il est possible de travailler dans des mines où ils risquent leur vie.

Pour conclure, c’est une coopération qui  provoquent des conflits, mais pas dans tous les Etats : il n’y a pas de problèmes pour le Viet Nam qui étend aujourd’hui ses espaces agricoles au-delà de son propre territoire national. La structuration territoriale de cette filière de l’hévéa participe à la reconstruction de nouvelles formes de domination territoriale.

Gabriel WEISSBERG

Nos intervenants ont dépassé le thème de départ. Le Cambodge est un peu hors thème mais c’est une référence intéressante, une approche comparative. Ils n’ont évoqué certains conflits et le champ reste ouvert. Un nouveau type de conflits est en train d’émerger, le conflit environnemental. Puis, il y a des conflits sur la gestion des ressources minérales, énergétiques, forestières… il était impossible d’épuiser le sujet.

Comment les géographes abordent-ils cette question des conflits qui relève de la géopolitique ? Ce sont les géopoliticiens qui ont introduit ce thème des conflits mais notre association s’appelle les Cafés Géo et personne n’a dit que la géo s’arrête à la géographie, ce peut être aussi une approche géopolitique. Ces conflits se sont accrus en intensité sur un fonds de vigoureuse croissance économique. L’histoire du Viet Nam explique en partie leur abondance. Cette histoire est parfois lointaine, La conquête de l’espace vietnamien c’est un fait de culture, voire de civilisation. Pour une grande partie de la jeunesse vietnamienne, la guerre fait déjà partie d’un partie d’un passé déjà lointain. Néanmoins les conflits évoqués y compris les conflits de revendication de l’espace maritime situé en Asie orientale, ces conflits apparaissent sur un fond de croissance économique extrêmement vigoureuse. Cela accroit beaucoup les tensions entre les acteurs, multiplie les enjeux et démultiplie à l’infini les territoires sur lesquels ces conflits s’inscrivent.

DÉBAT

  1. Une question de géobotanique : quel est l’origine de l’hévéa ? Est-ce qu’il vient d’Asie ou d’une autre région du monde ? Et qui l’a introduit ?

François Fortunel : L’hévéa est originaire d’Amazonie. Il a été importé comme un grand nombre de productions au moment de la colonisation dans les Indes néerlandaises puis en Indochine.

Gabriel Weissberg : Hevea Brasiliensis, la variété de base a été importée illégalement en Asie du Sud-Est par les Britanniques à partir de Singapour, et par Yersin au Viet Nam qui a le premier expérimenté des plantations sur le plateau du Taibuen où elles ont prospéré.

  1. Jean-Pierre AMALRIC: Je renvoie au roman d’Erik Orsenna, L’Exposition coloniale, qui est axé sur cette mondialisation de l’hévéa.

G W : il y a aussi le roman récent, Peste et choléra de Patrick Deville qui raconte l’œuvre de Yersin et dans lequel il y a quelques pages sur l’implantation de l’hévéa. J’en reviens à l’histoire contemporaine. Il est certain que l’hévéaculture reste ancrée dans l’histoire vietnamienne. La demande liée à la croissance économique mondiale et au développement rapide des pays émergents qui accroit la pression sur les producteurs d’hévéa. Frédéric a évoqué des conflits sur un plan transnational, évoqué aussi sur le plan des conflits locaux  mais toujours sur un mode transnational. On peut aussi les évoquer en interne, dans les pays concernés, il y a une conversion des terres qui étaient parfois utilisées comme terres vivrières et qui deviennent aujourd’hui des terres soumises à des spéculations commerciales, c’est un changement d’usage des terres. Un des acteurs des conflits, c’est simplement le marché mondial.

  1. Song, un intervenant d’origine vietnamienne : Les guerres sont toujours d’origine économique. C’est pour cela que les Japonais ont mis fin à la domination coloniale française en 1945. C’est pour pouvoir occuper l’Indochine française et s’accaparer du riz nécessaire à l’effort de guerre japonais. Les raisons du conflit sont toujours économiques. Pour comprendre le Viet Nam, il faut se rappeler historiquement une opposition fondamentale entre la Chine et le Viet Nam. La Chine veut toujours s’approprier du Viet Nam tandis que le Viet Nam veut s’approprier le Cambodge et le Laos. Actuellement le risque pour le Viet Nam est de devenir un appendice de la Chine comme le Tibet. Et sans guerre, en vingt ans, un accord secret a été signé, le Parti communiste vietnamien préfère garder le pouvoir et perdre le pays plutôt que de lutter contre la Chine, d’où la répression contre les manifestations anti chinoises. Dans les conférences internationales, la Chine continentale a décidé que si quelqu’un évoque la question des îles Spratleys et Paracels, elle se retire immédiatement.

Daniel WEISSBERG : Song, ici présent, est un doctorant vietnamien qui a visité les îles Spratley et aux Paracels. Il y est allé dans un contexte de mission. Est-ce que tu peux décrire ce que tu as vu là-bas ? Est-ce que tu as le droit de parler ? Song est architecte et sa mission était dans un contexte précis. Est-ce que tu as vu des bateaux chinois ?

Song : En profitant de la fin de la guerre du Viet Nam, Truong Sa a été attaqué par la Chine en 1974 et avec l’accord tacite des Américains qui ne sont pas intervenus. Ces îles ont toujours été revendiquées par les Vietnamiens. Profitant du nombre et de la force économique chinoise, les Chinois ont étendu leur zone d’influence. Il y a une dizaine de pays qui revendiquent en même temps la propriété de ces îles. La Chine veut absolument conquérir ces îles pour faire une Mer de Chine, la « langue de bœuf » comme ils l’appellent. Le Viet Nam essaie pacifiquement de limiter l’influence de la Chine et cherche l’alliance avec tous les pays environnants, y compris les Etats-Unis et la Russie. Il veut internationaliser le problème pour éviter des négociations bilatérales. L’objectif de ma visite personnelle aux îles  Paracels est de prouver au monde entier, surtout aux Vietnamiens d’outremer,  que le pays nous appartient et qu’il faut y être présent.

  1. Par qui sont habitées ces îles ? Y a t’il une identité particulière des populations ?

Song : Autant que je sache, ce sont des rochers, c’est tout, 5 km². Il y a quelques pêcheurs, c’est tout, et encore temporairement pendant la période de la pêche. La Chine y a installé des bases militaires. En 1974, la Chine a attaqué la marine sud-vietnamienne.

  1. Deux questions : la première concerne le conflit sur les îles. Nous avons vu dernièrement que des conflits frontaliers peuvent être résolus. Je fais allusion aux conflits qui ont suivi la Guerre du Pacifique en Amérique du Sud au nord du Chili et dont la solution a été trouvée récemment. Est-ce que l’ONU ne peut pas être partie prenante d’une solution ? La deuxième question concerne le respect de l’environnement : je suis allé quelquefois au Viet Nam et j’ai remarqué que le gouvernement ne porte, selon moi, pas suffisamment attention à l’environnement. Beaucoup de rivières sont complétement polluées et on voit des populations puiser l’eau potable dans ces rivières. Dans des régions industrielles de Pologne ou de l’Union soviétique, on a vu à la fin de l’époque communiste que l’environnement était le cadet de leurs soucis. Est-ce que les problèmes d’environnement ne pourraient pas un jour être une source de conflits locaux, notamment des conflits qui pourraient naître entre des sociétés industrielles qui ne respecteraient pas l’environnement et des populations locales ?

G W : Sur les capacités de régulation qui fixent les droits des pays riverains sur les conflits sur les espaces maritimes, il existe des conventions internationales, en particulier la Convention de Montego Bay qui définit les droits des pays riverains sur les mers bordières. Cette convention définit les eaux territoriales, au pluriel puisqu’il y a plusieurs types d’eaux territoriales, puis les zones d’intérêt économique exclusif sur lesquelles s’exercent les droits des pays riverains. Dans le cas de la Mer de Chine du Sud, de la Mer de l’Est, cette convention n’est pas appliquée par la Chine dont les revendications outrepassent très largement les règles définies par la Convention. On est en présence d’un conflit qui dénote un rapport de force et cela interdit toute négociation. Le plus fort fait prévaloir ses intérêts réels ou ses intérêts fantasmés. Le rapport de forces est aujourd’hui très favorable à la Chine. Il y a une documentation très importante sur la question.

D W : Un des arguments forts pour le Viet Nam, c’est que lorsqu’il était sous colonisation française, la Chine avait reconnu la possession française sur les Paracels. Et on sait que le fait colonial fait jurisprudence sur d’autres continents. Mais tant que tout le monde ne se sera pas assis autour de la table en faisant appel à un arbitrage véritablement multilatéral autour de la Cour international de Justice, on est dans cette logique de tension, de rapport de force qui pour le moment est favorable à la Chine, ce rapport de force qui pourrait être inversé par le soutien de plus en plus avéré des Etats-Unis et même de l’Inde. Ce n’est pas seulement le Viet Nam, ce sont les autres pays de l’ASEAN qui sont concernés : Philippine, Malaisie, Bruneï, Singapour.

Sur la deuxième question, la question de l’environnement, officiellement le Viet Nam a mis en place son Agenda 21 et un certain nombre de décrets d’application, mais dans la réalité quand on voit comment la question du traitement des eaux usées, de l’assainissement est traitée, on peut se poser beaucoup de questions.  Cela renvoie à la question de la gouvernance urbaine, à la façon dont se font les transactions chaque fois qu’on établit un lotissement ou que l’on met en place un programme de construction d’une usine ou de grands centres commerciaux. Il y a des normes comme partout ailleurs sauf que leur application se heurte à des problèmes juridiques nombreux et d’abord le statut des parcelles sur lesquelles on travaille, à qui elles appartiennent. En général, comme dit Laurent Pandolfi qui avait fait sa thèse sur le bâti à Hanoï, l’affirmation de la propriété se fait dans un cadre infra-institutionnel. Les choses se négocient dans un rapport à l’autorité locale de gestion des parcelles, le comité populaire de quartier ou de district. Toute négociation est permise y compris la dérogation dans les conditions que vous imaginez. C’est pour cela que la mise en place d’une juridiction sur l’environnement et son application n’est pas une chose aisée.

  1. Y a-t-il un cadastre ?

D W : Longtemps les Vietnamiens ont dit qu’ils n’avaient pas besoin de cadastre et que la gestion de la propriété au niveau infra-institutionnelle, c’est-à-dire par les autorités des comités populaires, pouvait suffire. Aujourd’hui on est en train de mettre en place un cadastre à Hanoï et à Ho-Chi-Minh-Ville avec l’appui de la coopération française. C’est un des enjeux majeurs parce qu’il faut une clarté sur les droits de propriété. La multipropriété des parcelles est un cas extrêmement fréquent, parcelle de l’un rognant sur celle de l’autre, conflit d’usage, non respect du plan d’occupation des sols lorsqu’on est arrivé à en établir un. On est dans des systèmes de négociations et de dérogations permanents, c’est le propre de l’Asie, mais au Viet Nam ce système fait figure d’institution.

  1. Je perçois qu’on est revenu un peu dans le système colonial. « le gros poisson mange le petit ». La corruption au Viet Nam profiterait souvent aux entreprises nationalisées ?

G W : le fond du problème est la contradiction entre une économie libérale, une économie de marché, et un pouvoir qui reste non seulement centralisé mais aussi en régime de parti unique. A partir du moment où vous avez ce dualisme structurel, le pouvoir devient une marchandise et donc la corruption est nécessaire pour faire la transaction entre le marché et ce produit-là. En Chine, les documents récemment publiés par un consortium de journaux montrent que la corruption est au cœur même du pouvoir, je dirais même que la corruption est consubstantielle du pouvoir. Sans cette corruption, l’opposition entre le marché d’une part, et le parti unique, la centralisation d’autre part, ne pourrait pas se poursuivre très longtemps.

  1. Song : Concernant la pollution au Viet Nam, il y a des lois qui ne sont pas appliquées. Supposons une usine coréenne ou japonaise qui fabrique des colorants, des produits chimiques qu’il faut liquider, au lieu de les traiter, on les déverse dans les égouts. Le contrôleur, avec un dessous-de-table, dit que s’est conforme. Avec la fin de la guerre, tout le monde veut profiter de la vie tout de suite, gagner des sous à n’importe quel prix. Le problème est encore plus important en Chine, en raison du nombre d’habitants : à certains endroits le Fleuve jaune est devenu tout bleu et l’eau est imbuvable. Non seulement il y a la pollution maintenant, mais aussi l’empoissonnement des Vietnamiens par les aliments chinois qui ont été pollués par des produits chimiques, conservateurs ou autres, revendus bon marché aux Vietnamiens. Il y a au Viet Nam des exploitations de bauxite avec des milliers de coolies chinois vivant entourés de barbelés. Actuellement, il y a des villes chinoises à côté de Saïgon et de Danang où il est interdit aux Vietnamiens d’entrer. Le généralissime Giap qui vient de mourir a écrit deux fois pour protester contre la concession de bauxite aux Chinois en invoquant une menace sur la sécurité nationale. Pas de réponse, on préfère vendre le pays aux Chinois que perdre le contrôle du Parti.

G W : Cette question de la bauxite est un des points intéressants de l’émergence d’une société civile parce que la question de la bauxite a été débattue dans le pays alors que tout débat de type contradictoire est verrouillé, mais ensuite la concession de bauxite à des sociétés chinoises a été entérinée par les plus hautes instances. On voit bien comment ce type de conflit est régulé au Viet Nam. Ainsi le débat est ouvert puis fermé par décision des autorités : on laisse s’exprimer les gens sur la bauxite et puis on tranche. Evoquons la question des risques face aux événements catastrophiques ; le Viet Nam, avec d’autres Etats d’Asie, est très exposé aux risques naturels, aux typhons, aux inondations, à l’érosion. L’endiguement du Mékong ou du Fleuve Rouge ont provoqué des catastrophes dans les parties aval. Alors que le delta du Fleuve Rouge progressait depuis plusieurs siècles, il régresse aujourd’hui, la mangrove sera attaquée parce que les barrages retiennent les sédiments. Ce sont des choses que l’on a connu sur le delta du Nil.  On a là un type de conflit émergent. Il a du mal à percer du fait que la centralisation du pouvoir. Le fait d’être dans un régime centralisé autoritaire permet par exemple de décider d’évacuer 300 000 personnes, ce qui a été fait il y a quelques mois à l’occasion du typhon qui a balayé les littoraux de la plaine orientale. Le pouvoir légitime son existence au nom d’une certaine efficacité dans la gestion des catastrophes naturelles. C’est un problème assez révélateur de la nature même du pouvoir.

  1. René DERVAUX: Je voudrais revenir sur les risques de conflits internationaux. J’ai cru comprendre que, lorsque le Viet Nam s’est remis dans le jeu des institutions internationales, il a  fait bouger un peu les pays de l’ASEAN, l’Inde, une sorte d’encerclement de la Chine se met en place et ce d’autant que la Chine semble montrer ses muscles. Vous n’avez pas évoqué Formose, le Japon, la Corée du Sud qui participent aussi de cet encerclement, sans parler de l’ex-Union soviétique qui n’est pas du tout un partenaire privilégié. N’y a-t-il pas un risque que la Chine se sente encerclée et devienne encore plus brutale dans ses réactions comme un tigre menacé, et dans ce cas, est-ce que ce ne sera pas le Viet Nam la première victime d’une éruption chinoise ? Si le Viet Nam était mis à mal, ça détruirait la cohésion des pays qui encerclent la Chine.

D W : Votre question porte en germe une partie des réponses. La Chine montre ses muscles, mais d’un autre côté, il y a une certaine unanimité sur les ripostes diplomatiques à apporter. Ce qui s’est passé récemment autour des îles Senkoku, avec l’appui fort des Américains (tant au plan diplomatique qu’au plan de l’observation de ce qui se passait par des avions, par des bateaux, etc.) montre que la Chine est affectivement bien isolée diplomatiquement. Alors est-ce que le Viet Nam peut en payer les pots cassés ? A l’heure actuelle, la Chine n’est pas une puissance maritime. En cas d’embrassement, ce serait un embrassement localisé, pas généralisé, il n’est pas sûr que la Chine soit en situation de faire face  à toutes les initiatives que pourraient prendre les pays de l’ASEAN. La Chine a la volonté de devenir une puissance maritime mais dans l’état actuel, sa réserve de sous-marins et de bateaux de guerre est largement insuffisante pour faire face à un affrontement maritime.

  1. Marie-Cécile CLARE: C’est un peu paradoxal d’entendre parler de l’encerclement de la Chine alors qu’il y a un déferlement de Chinois dans le nord du Laos, dans le Ratnakiri, au Cambodge, où ils viennent d’ouvrir des routes empruntées par de grosses voitures de Chinois par centaines. Au moment de la fête du Têt, Angkor, au Cambodge, est envahi par des multitudes de Chinois. Ce que le voyageur de base constate, ce n’est pas que la Chine est encerclée, c’est plutôt la Chine qui se déverse.

D W : Il faut savoir que 25% des touristes qui entrent au Viet Nam sont des touristes chinois. Ils rentrent souvent pour de courtes périodes. Mais sur les 7 millions d’entrées internationales, 25% sont des Chinois ; beaucoup sont dans des passages transfrontaliers. Ils sont moins visibles que les touristes français ou russes mais on les entend.

  1. Song : Pour vous faire rire, il faut connaître la mentalité chinoise. Les Chinois veulent s’étendre doucement sans avoir à combattre, ils appellent ça la « politique du vers à soie », ils grignotent très doucement sans jamais faire de conflits directs. Si vous lisez la littérature chinoise, les généraux chinois s’insultent de tous les noms et se battent au minimum. C’est ainsi qu’il y a une vingtaine d’années lors de la tension entre Taïwan et la Chine continentale communiste, la Chine a bombardé Taïwan, les USA ont dirigé un porte-avion nucléaire au milieu du détroit et tout s’est arrêté…

 

Compte-rendu établi par
Marie-Cécile CLARE
et relu par
Gabriel WEISSBERG