Chers Amis
Turin, le 20 mai
Il est 20 h 50 et l’angle nord de la Piazza Castello désertée par les touristes (et nos étudiants de géographie urbaine) me fait un curieux signe… Dans ce paysage urbain à la Chirico je me rappelle que ce dernier, séjournant à Turin, relevait que dans cette ville « Toute la nostalgie de l’infini se révèle à nous derrière la précision géométrique de la place »… A l’exception d’une silhouette accompagnant un chien pour sa miction crépusculaire le géographe à l’ancienne se retrouve seul… Bien seul (enfin seul ?). Ce vaste espace public est ainsi livré à mes ruminations privées, dont je vous fais impudiquement part dans ce billet.
En début d’après-midi, carte d’une main et index de l’autre j’y avais attiré l’attention (« attirer l’attention » : sur le terrain le géographe d’hier ne peut prétendre à plus, il sème des graines savantes à un auditoire dans le vent du présent, ce courant d’air numérique, de l’image et du son, est un concurrent redoutable pour des paroles et des gestes académiques…). Sur la carte on identifie sans peine le quadrilatère, subdivisé en une quarantaine de cases, c’est la grille de l’urbs, celle que Rome a imposée aux indigènes qui avaient pour mission de contrôler le passage des Alpes. Ici les cellules sont restées vivantes pendant 2 millénaires, à la différence de celles de Timgad en Algérie… (« Encore un peu d’attention, S.V.P ! »), car elles sont restées sur l’un des grands itinéraires entre le nord et le sud de l’Europe… C’est ce capital qui a fait la capitale d’un État transalpin, la Savoie. Les noms des rues de ce quadrilatère rappellent les fonctions qui ont habité et entretenu ces formes : banquiers, imprimeurs, drapiers. Ces laïcs actifs et anonymes ont dû composer avec de nombreux saints dans la toponymie viaire, grâce leur soit rendue !
La forme d’une ville pour Baudelaire change plus vite que le cœur du mortel, mais si le cœur d’une ville a battu, continûment, dans une forme il l’a pérennisée et la greffe du pouvoir politique, ce palais royal, l’a lestée durablement… La ville durable est une innovation d’avant-hier.
Carte postale/carte mentale. Au-dessus de l’alignement des cubes jointifs la fantaisie contournée des clochers baroques de Guarini est une distraction, une licence crémeuse que viennent lécher les dernières lueurs solaires alors que s’allument au palais les premières chandelles. Désert-dessert : il est délectable de goûter ce moment avec cette note turinoise de Giono dans ce dépliant de cartes postales qu’est son Voyage en Italie « J’ai passé devant les célèbres angles droits, ils ouvraient des perspectives sombres, piquetées de rares lumières ».
Cette place il y a une trentaine d’années était un parking exposant au cœur de la ville la riche gamme des modèles Fiat produite par la périphérie. Notre temps moins industriel que patrimonial a reconquis pour la piétaille ce vaste espace… Le quadrilatère est reproduit, en plan, au sol par un dallage qui atteste la réussite bi-millénaire de l’échiquier romain, on ne change les équipements qui ont gagné. Dans ce monde minéral un peu figé le jeu d’eau minimaliste jaillit presque du cadastre : on ne peut oublier que dans ce cadre si maîtrisé il y a là, sur quelques mètres carrés, une résurgence qui rappelle que la neige de ce printemps a fondu sur les sommets proches et que le bassin-versant du Pô livre ici son tribut à la capitale, au pied des monts.
Je vous quitte là, Chers Amis des Cafés géo, je me dirige de l’autre côté de la place, vers la via Pô et ses arcades qui abritent le Caffé Fiorio. Peut-être vais-je négocier derrière une grappa un jumelage avec le Café de Flore au titre de la géographie…
Jean-Louis Tissier